Édition du 17 décembre 2024

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Afrique

« Vie chère » : ce que l’Afrique dit à l’Europe

Dans un contexte d’inflation inédite, les mobilisations africaines contre les hausses de prix permettent-elles de raconter comment peuvent se nouer revendications économiques et espérances démocratiques ? Des pistes de réflexion explorées par un ouvrage récent.

Tiré de Médiapart.

L’inflation se mesure en pourcentage, mais les chiffres ne disent pas tout du sentiment de « vie chère » et des affects de colère ou de résignation qui peuvent l’accompagner. Vincent Bonnecase, chercheur en science politique au CNRS, publie La vie chère, De l’Afrique à l’Europe : quand la colère passe par les prix aux éditions Flammarion, un ouvrage qui s’ancre dans un terrain de recherches africain pour émettre des hypothèses qui le dépassent.

La « vie chère » est moins une donnée statistique qu’un objet politique et un ressenti collectif et individuel aux effets variables. « Dans certains endroits et selon le moment, note le chercheur, la vie chère sera considérée comme une réalité à laquelle on ne peut pas grand-chose. Dans d’autres, elle suscitera un mécontentement quotidien, sans ébranler pour autant l’ordre social. Dans d’autres encore, elle sera au cœur des révoltes populaires. »

Proposant « d’inverser une posture encore trop habituelle, consistant à traiter les sociétés non occidentales comme des “réservoirs de faits” dont les clés d’intelligibilité résideraient ailleurs », Vincent Bonnecase commence par étudier le phénomène qui fut désigné par les « émeutes de la faim » et qui traversa, en 2008, de nombreux pays du continent africain.

L’étude de différents pays africains met en lumière la « contingence des mobilisations », le fait que « le passage de la colère à l’action n’obéit à aucune nécessité » et le constat que « les émeutes ont été impulsées par des populations dont les prix » du pain n’étaient pas « la principale préoccupation de départ ».

Notamment en Égypte, où tout est parti d’une grève dans une usine textile d’une petite ville du delta du Nil. Au Cameroun, où la mobilisation s’est nouée autour d’une grève des syndicats de transport contre l’augmentation des prix des carburants et où « jusqu’au bout, le mouvement camerounais contre la vie chère a gardé les traces de ses origines par le nombre important de stations-service brûlées, phénomène que l’on ne trouve pas dans les pays voisins ». Ou encore en Guinée, où la contestation s’est concentrée sur l’électricité dans un pays qui est l’un des principaux producteurs mondiaux de bauxite, élément important de la production d’énergie qui ne bénéficie guère aux Guinéen·nes.

Ces mobilisations de 2008 ne peuvent être ainsi homogénéisées par le label « émeutes de la faim », ni d’ailleurs rapprochées par l’idée d’une « propagation » dans la mesure où, explique Vincent Bonnecase, rien « ne permet d’éprouver la réalité d’une telle diffusion ».

  • Certaines augmentations peuvent rester invisibles, tandis que d’autres seront durement ressenties.
  • - Vincent Bonnecase, chercheur

Les similitudes se concentrent sur le « poids important de protagonistes n’appartenant pas aux organisations habituelles investies dans la contestation » et sur l’interprétation du « retour des émeutes » à travers le monde comme effet d’une « crise de la représentation politique ». Cela dans une sorte de mouvement inverse à celui du milieu du XIXe siècle, où l’émergence d’organisations politiques représentatives était allée de pair avec « une décrue de l’émeute parmi la palette d’actions collectives habituellement mobilisées dans un cadre protestataire ».

Ce détour par le « moment 2008 » permet à Vincent Bonnecase d’approcher ce que signifie concrètement une « colère sociale » et de tenter de saisir pourquoi, en contexte inflationniste, « certaines augmentations peuvent rester invisibles, tandis que d’autres seront durement ressenties ».

La hausse du prix du sucre pendant la période de ramadan, logique dans une grille de lecture libérale qui l’explique par la hausse de la demande durant le mois de jeûne où l’on confectionne une grande quantité de sucreries pour le soir, est souvent considérée par les populations comme une mesure abusive promue par certains gros commerçants, souvent en complicité avec des autorités locales ou nationales. Il en va de même pour le ciment, élément essentiel à la vie quotidienne dans de nombreux pays d’Afrique, qui concentre l’idée que « la froide autonomie des prix » n’est qu’une chimère derrière laquelle se dissimulent d’autres intérêts et processus.

Le chercheur constate ainsi que la « croyance au marché » est faible ou réduite dans les pays qu’il étudie. Ce qui explique le ciblage, par les protestataires, des grands commerçants et de la puissance publique qui, « par son intervention sélective dans les échanges commerciaux », entre réglementarisme et laisser-faire, « contribue à les structurer, agissant ainsi sur la formation des prix ».

Avant de tirer quelques leçons plus générales de ces colères populaires en Afrique, Vincent Bonnecase fait un nouveau détour, non plus par lesdites « émeutes de la faim » de 2008, mais par le fait qu’au « début des années 1990, l’Afrique a connu un printemps des peuples, ou, plutôt, ce qui aurait pu rester comme tel dans l’histoire ».

À cette époque, en effet, le continent est traversé par une vague de protestations contre les régimes autoritaires, à un moment où ces derniers libéralisent leurs économies, sous la contrainte des institutions financières internationales le plus souvent.

Toutefois, ce moment de demande d’amélioration des conditions de vie et d’ouverture de l’espace public n’est jamais passé dans la postérité comme un « printemps des peuples » pour différentes raisons. D’abord, bon nombre des nouveaux gouvernements « ont été renversés par des coups d’État quelques années après l’instauration de la démocratie ».

Ensuite, en raison du « regard porté sur ces révolutions africaines en leurs temps », survalorisant les « déterminants exogènes » tels que le discours de La Baule de François Mitterrand ou les effets supposés de la chute du mur de Berlin, « comme si la chute des régimes autoritaires ne pouvait pas être le fait de populations africaines ».

Enfin parce que les espérances démocratiques nourries par le rejet de la libéralisation économique mise en œuvre par les régimes autoritaires sous la pression des institutions financières internationales ont été obérées par le fait que ces mêmes institutions ont « contraint les nouvelles instances élues à s’engager dans la même voie » et que cela « s’est notamment traduit par des dévaluations monétaires et par la suppression des subventions accordées aux denrées de base ».

Alors que, au début des années 1990, 36 des 52 pays africains voient s’instaurer le multipartisme et des élections pluralistes, ce « grand événement qui n’en est jamais devenu un dans les représentations collectives », où le rejet des politiques d’austérité s’entremêlait avec celui de l’autoritarisme, a in fine entraîné une « dévaluation » de la démocratie dont les conséquences se font encore fortement sentir aujourd’hui.

  • Au moment même où des instances internationales érigeaient la démocratie comme une priorité pour l’Afrique, elles fragilisaient un processus de démocratisation sans précédent sur le continent
  • - Vincent Bonnecase, chercheur

L’historien décrit en détail le cas du Niger, où, lorsque, en janvier 1996, le gouvernement démocratiquement élu est finalement renversé par un coup d’État militaire, « plus personne ne descend dans la rue pour défendre la démocratie » parce que le gouvernement de ce pays n’a pas su tenir, sous la pression internationale, la double attente d’une ouverture politique et d’une amélioration économique.

Autrement dit, écrit Vincent Bonnecase, « au moment même où des instances internationales érigeaient la démocratie comme une priorité pour l’Afrique, elles fragilisaient un processus de démocratisation sans précédent sur le continent », marqué par une dégradation des conditions de vie des classes populaires.

Qu’en déduire dans un contexte où l’épisode grec de 2015 rappelle pour le chercheur ce qui s’est passé au Niger en 1991 et montre que les pays du Sud « n’ont plus le monopole de l’ajustement structurel, même si le terme leur reste accolé » ? Vincent Bonnecase rejoint les analyses des chercheur et chercheuse Jean et Joan Comaroff, selon lesquels « l’Afrique a constaté, avant le Nord Global […] que la politique échappait de plus en plus à la sphère publique formelle et aux institutions de l’État ».

À partir de ces articulations entre prix et démocratie, Vincent Bonnecase cherche à saisir ce que l’histoire de la vie chère en Afrique peut aider à comprendre aux « Gilets jaunes » ou à ce qui peut se produire dans un contexte de retour des tendances inflationnistes et de pression sur les ressources énergétiques.

L’historien constate que les mobilisations sur les prix, encore récurrentes dans la France des années précédant la Première Guerre mondiale et rappelant les « émeutes de subsistance » du passé, laissent la place, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à d’autres thématiques, sur les salaires notamment. Les prix sont subordonnés aux revenus dans l’énonciation des causes politiques des colères sociales. « C’est le “pouvoir d’achat”, et non la “vie chère” qui constitue alors le maître mot des luttes sociales en France comme dans les autres pays européens », écrit le chercheur.

C’est cette équation qui se transforme avec la révolte inédite des « Gilets jaunes » à propos de laquelle Vincent Bonnecase écrit qu’elle « n’a pas été qu’un mouvement contre la vie chère, loin de là. Mais les mouvements contre la vie chère en Afrique n’ont pas été que cela non plus ».

Pour le chercheur, les colères africaines, au moment où la vie chère est devenue un objet de préoccupation majeure pour des milliards de personnes dans le monde, invitent à voir que « derrière ce qu’on appelle “le marché”, la “finance” ou le “capitalisme”, il y a de grands entrepreneurs qui, bien que ne devant pas leur position à un processus de désignation populaire, ont une incidence aussi grande sur le quotidien que peuvent l’avoir des gouvernements élus ».

Cette idée, poursuit le chercheur, « est assez peu commune dans les sociétés occidentales, y compris lorsque la colère se manifeste contre l’augmentation du coût de la vie et que les prix apparaissent comme des “fictions composites” dissimulant l’intervention de divers acteurs. Dans ces moments, la puissance publique, notamment dans sa fonction fiscale, reste la suspecte habituelle bien plus que les opérateurs privés, dont le nombre et l’entremêlement rendent plus difficile l’imputation de responsabilité ».

Considérer ainsi les mobilisations contre la « vie chère » non comme des simples « émotions collectives » renvoyant à des espaces ou périodes éloignés de nous, mais comme des moments d’articulation entre revendications économiques et politiques permet de prendre en compte le fait que, comme l’écrit encore Vincent Bonnecase, « les prix sont devenus un instrument essentiel de la gouvernementalité néolibérale : en faisant de la vie chère une cause centrale, la colère sociale s’attaque au pouvoir là où il se trouve ».

Joseph Confavreux

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