Tiré de Mémoire des luttes.
Cependant, il n’y avait aucune bonne raison d’être surpris et encore moins consterné. La victoire de Moqtada al-Sadr n’aurait pas dû vraiment surprendre, étant donné qu’elle était depuis longtemps déjà en gestation. Il y avait encore moins de raisons d’être consterné, du moins pour quiconque souhaitait voir une issue progressiste au bouleversement politique que connaît la région. Certaines des réactions ont été proprement incroyables. Le magazine Time a même fait la suggestion bizarre que Moqtada al-Sadr était la « version Trump » de l’Irak (1).
La dernière fois que j’ai traité de la situation politique de l’Irak, c’était dans mon commentaire du 4 juillet 2017, que j’avais intitulé : « Les deux scénarios en lice à moyen-terme pour l’Irak ». J’y argumentais que l’expansion de l’État islamique, qui était alors à son apogée, allait nécessairement atteindre ses limites. A ce stade, la question qui se poserait à l’Irak serait d’avoir à choisir entre deux voies radicalement différentes dans le contexte de l’après-État islamique. Ce moment est aujourd’hui venu.
L’une des voies était celle de la séparation pseudo-ethnique (qu’elle soit de fait ou de droit) en trois États : un État « chiite » situé au centre et au sud-est, un État « kurde » au nord-est et un État « sunnite » à l’ouest. J’avais mis ces trois qualificatifs entre guillemets parce que, bien évidemment, chacune de ces régions serait en réalité multi-ethnique malgré un processus d’épuration ethnique accéléré, même si chacune d’elle serait dominée par un groupe.
Ce type de division d’un État en trois a, par le passé, transformé des États relativement riches et puissants en des zones beaucoup plus pauvres et géopolitiquement beaucoup plus faibles. Les exemples notoires, dans l’histoire récente, de la Yougoslavie et de la Libye, nous ont montré à quoi aboutit un tel scénario. On peut aisément comprendre pourquoi les États-Unis et les États d’Europe occidentale pourraient trouver cette issue désirable. Ce scénario pourrait aussi attirer des dirigeants pseudo-ethniques dans les trois zones.
La voie alternative que Moqtada al-Sadr préconise avec force depuis longtemps serait de construire une alliance des groupes dans les trois régions, ainsi que des forces laïques pan-irakiennes. Ces dernières font en particulier référence au Parti communiste irakien, qui dispose historiquement d’une base organisationnelle importante malgré la forte répression qui s’exerce contre lui. Le nationalisme irakien devait constituer la politique unificatrice de cette alliance, dont le programme serait prioritairement tourné contre les États-Unis et d’autres puissances « impérialistes ». Il serait secondairement tourné contre les prétentions iraniennes à contrôler un gouvernement irakien dominé par les chiites, sur le fondement du primat religieux de l’Ayatollah Khamenei d’Iran et de ses successeurs dans le futur.
L’opposition première contre les Etats-Unis a été continuelle depuis l’invasion de 2003, contre laquelle Moqtada al-Sadr s’est battu avec acharnement. La relation avec l’Iran est, elle, plus compliquée.
La communauté chiite en Irak est profondément divisée de trois manières différentes, qui se recoupent partiellement. La première pourrait être définie comme l’existence de deux clans rivaux. Dans la mesure où ces clans, dont la généalogie remonte très loin dans l’histoire, existent toujours, il est plus facile de les définir à travers deux de leurs plus célèbres chefs.
L’un d’eux est le Grand Ayatollah Mohammad Sadeqh al-Sadr. Il était de nationalité irakienne et sa base organisationnelle se situait à Bagdad. Après la fin de la guerre du Golfe, il a continué à organiser la rébellion contre Saddam Hussein et ses politiques de laïcisation. Il a été assassiné en 1999, et la plupart des gens sont convaincus que c’est par des agents de Saddam Hussein, bien que celui-ci ait nié toute responsabilité. Moqtada al-Sadr est son fils.
L’autre clan était dirigé à l’époque, et l’est toujours aujourd’hui, par le Grand Ayatollah Ali al-Sistani, de nationalité iranienne, mais qui réside à Najaf, où il est le principal chef religieux de la très importante mosquée de l’Imam Ali. Ali al-Sistani avait des rapports moins hostiles avec Saddam Hussein, et entretenait des liens étroits avec la collectivité des religieux à Qom en Iran.
Le second clivage est un clivage de classe. Le clan de Sadeqh al-Sadr était particulièrement bien implanté dans les quartiers de Bagdad (et ailleurs) où vivaient les chiites les plus pauvres. Il défendait leurs revendications pour une meilleure répartition des ressources matérielles. A l’opposé, les quartiers à dominante plus bourgeoise avaient eux plutôt tendance à soutenir Ali al-Sistani.
Le troisième clivage, auquel on fait moins référence aujourd’hui mais qui est toujours présent, c’est la compétition entre Najaf en Irak et Qom en Iran. La ville de Najaf est sans aucun doute pour les chiites mieux placée pour revendiquer plus légitimement le primat religieux chiite du fait qu’elle abrite la tombe d’Ali (2). Cependant, la révolution iranienne a eu pour résultat de renforcer les revendications de Qom à exercer ce primat.
Il y a une contradiction entre le contrôle qu’exerce Ali al-Sistani sur la Mosquée de l’Imam Ali et ses liens étroits avec les autorités religieuses de Qom – que certains qualifieront de subordination. La victoire des sadristes aux élections a été le résultat payant de sa coalition. Sa liste a obtenu plus de voix que celle d’Ali al-Sistani, malgré le soutien iranien dont celui-ci bénéficiait. Quant à la liste du premier ministre en exercice, Haïder al-Abadi, soutenue par les Etats-Unis, elle est arrivée troisième.
Reste à voir si Moqtada al-Sadr sera capable de conserver le même niveau de soutien dans les quelques années qui viennent. Il peut s’attendre à un très vigoureux effort des Etats-Unis et de l’Iran pour essayer de saper sa position. D’un autre côté, être celui qui porte l’étendard nationaliste dans un pays qui connaît d’aussi graves difficultés économiques et culturelles est une position politique très puissante.
Traduction et notes : Mireille Azzoug
Notes
(1) La campagne de Moqtada al-Sadr a été comparée à celle de Trump parce qu’il est considéré comme populiste et développe des arguments nationalistes du type « l’Irak d’abord ». « Notre décision sera irakienne et à l’intérieur de nos frontières », a écrit Moqtada al-Sadr sur son compte Twitter. La coalition qu’il dirige, « Sairoun » (Sairoon) (« en marche » : ses marcheurs manifestent tous les vendredis sur la place Tahrir au centre de Bagdad contre la corruption), qui a fait une alliance inédite avec le parti communiste, est arrivée en tête aux élections législatives (avec 54 sièges sur les 329 du Parlement de Bagdad), devant la liste de l’alliance Al-Fateh (aussi al-Fath ou Fatah) conduite par Hadi al-Amiri (47 sièges), chef de l’organisation Badr (milice et parti politique financé par l’Iran) qui a combattu Saddam Hussein et l’EI et est soutenu par Téhéran. Devant aussi celle de l’Alliance de la victoire (al-Nasr, multiconfessionnelle) du premier ministre Haidar al-Abadi (42 sièges), soutenu par les Etats-Unis et l’Iran, et celle de l’ancien premier ministre Nuri al-Maliki (25 sièges), chiite, chef de la coalition de l’État de droit, proche de l’Iran. 90 formations politiques et plus de 7 000 candidats étaient en lice pour les 329 sièges du parlement irakien, ce qui fait que tout gouvernement devra nécessairement reposer sur une coalition. Or s’ils s’allient, les groupes pro-iraniens sont majoritaires : ils pourraient compter 91 sièges.
Après la libération de Mossoul, Moqtada al-Sadr a proposé un programme en 29 points « Solutions initiales », qui défend un État civil, la démocratie et une armée irakienne qui serait seule chargée d’assurer la sécurité. Il a axé sa campagne sur la réforme de l’Etat, la lutte contre la corruption, la justice sociale, le renouvellement politique, la réconciliation nationale et la tolérance religieuse, positions qui rallient aussi une partie des sunnites.
En 2003, Moqtada al-Sadr et sa milice, l’« Armée du Mahdi », qui a l’origine a été compromise dans des massacres confessionnels à Bagdad, a combattu avec acharnement les forces d’occupation américaines et britanniques. En 2014, il a participé à la lutte contre l’Etat islamique au côté des tribus sunnites. Sa milice s’est employée à défendre les lieux saints.
Le 8 avril dernier, Moqtada al-Sadr a désavoué les attaques chimiques de Bachar el-Assad et appelé à sa démission dans un communiqué public. Il appelle également les forces américaines et russes à se retirer de la Syrie.
Il défend un Irak indépendant de toute ingérence tant américaine qu’iranienne. Cependant l’Ayatollah Ali Khamenei aurait déclaré en février que Téhéran empêcherait Sadr et son alliance de gouverner l’Irak.
Sources : Réforme (hebdomadaire protestant d’actualité), 31 mai 2018, « Élections en Irak : le succès de Moqtada al-Sadr, un message pour les États-Unis et pour l’Iran », Courier international, 25 mai 2018, « Moqtada Al-Sadr, le chiite irakien qui n’aime pas l’Iran », The Guardian, 19 mai 2018, « Iraq : anti-US cleric Moqtada al-Sadr’s bloc confirmed as election winners » ; Le Monde du 16 mai 2018 : « Vainqueur des législatives, Moqtada Al-Sadr inquiète les parrains de l’Irak », Middle East Eye, 21 novembre 2017 « Les milices confessionnelles n’ont pas leur place en Irak, selon Moqtada al-Sadr », Géopolis Afrique du 13 avril 2017 « Irak : le chef chiite Moqtada al-Sadr rompt avec Assad et se démarque de l’Iran ».
(2) La mosquée de l’Imam Ali, située dans la ville de Najaf en Irak, est l’un des principaux lieux saints de l’islam et un lieu de pèlerinage important pour les chiites. Elle abrite la sépulture de l’imam Ali Ibn Abi Talib, cousin du prophète Mahomet et premier Imam du chiisme ainsi que quatrième calife de l’islam (656-661). (Source : Wikipédia).
Un message, un commentaire ?