Les patrons / cadres supérieurs (ejecutivos) étrangers sont préoccupés par la radicalisation syndicale en Uruguay. Les syndicats y seraient plus « idéologiques » qu’ailleurs, et indépendants du PIT-CNT.
Selon Milton Castellanos (secrétaire de négociation collective du PIT-CNT), « entre 80 et 90% des grèves du pays sont défensives, elles sont plutôt provoquées par une action du patron que planifiées comme partie intégrante de la stratégie syndicale pour obtenir un bénéfice ».
Les étrangers qui gèrent des entreprises au niveau local considèrent que les syndicats sont « plus idéologiques » et radicaux qu’ailleurs dans le monde et que les nouvelles générations de dirigeants syndicaux sont plus conflictuels.
« Je suis préoccupé par le fait que les syndicats en Uruguay ne sont pas comme dans d’autres pays de la région comme en Argentine ou au Chili, où la négociation passe par l’argent. Ici elle a un contenu idéologique plus important, ce qui change tout lorsqu’il s’agit de négocier » a expliqué l’un des cadres consultés, qui ne cachait pas son inquiétude. Un autre patron, originaire d’Argentine, était du même avis et estimait que les syndicalistes se montraient « plus radicaux » et « qu’à certains moments ils allaient directement vers l’affrontement ».
Voilà deux appréciations qui expriment le sentiment de beaucoup d’entrepreneurs étrangers qui dirigent ou qui gèrent des multinationales en Uruguay, recueillies par le journal El Pais dans le cadre d’une ronde de consultations réalisée dans divers secteurs d’activité. Les patrons sont très inquiets, mais le climat des négociations concernant les conditions de travail est tellement instable qu’ils préfèrent tous n’être pas cités, ou alors ils réservent leur opinion.
A ces appréciations on a ajouté l’analyse d’experts en relations de travail sur les traits qui différencient les stratégies de négociation des syndicalistes uruguayens de celles utilisées ailleurs.
La radicalisation politique est une particularité qui est fréquemment mentionnée par les entrepreneurs. Veronica Raffo, la spécialiste de l’étude Ferrere Abogados, a indiqué qu’un des aspects qui contrarie les négociations salariales sont « les paradigmes du mouvement syndical uruguayen et sa vision philosophique ou sociale concernant certains thèmes ».
Elle a même ajouté que les syndicalistes qui disent ne pas s’identifier avec le Frente Amplio sont discriminés et que dans les discours le terme – « absolument archaïque » – de lutte de classes a encore cours.
Dans le même temps, Alvaro Cristiani, professeur de « Comportement Humain » dans l’Organisation de l’école de commerce de l’Université de Montevideo, expliquait que la croyance erronée que « ton profit est ma perte » est « assez caractéristique » de la négociation salariale locale. « Ils s’engagent dans la négociation, persuadés que ce qui est bon pour une des parties est mauvais pour l’autre » Il estimait que les patrons étaient également responsables de cette attitude.
Toujours selon Cristiani :« Ce modèle mental génère en permanence des conflits dysfonctionnels et constitue l’un des principaux obstacles qui entravent les négociations ». Il estime que pour ce qui est de la tension entre la confrontation et la coopération « l’Uruguay a encore beaucoup à faire en matière de relations de travail avant de pouvoir se comparer à d’autres pays, en particulier à certains pays européens ».
Structure et jeunesse
Certains des patrons consultés 0nt été étonnés de l’autonomie dont jouissent les syndicats dans chaque entreprise. Ils décident souvent comment engager le conflit sans consulter les représentants de leur secteur.
Raffo a expliqué que les origines du mouvement syndical local lui donnent une empreinte anarchiste et font que les travailleurs sont moins corporatifs : « Bien qu’il existe une centrale ouvrière, chaque syndicat est indépendant et dispose d’une grande liberté, il peut parfois prendre des mesures sans tamiser ses décisions auprès de ceux qui ont une vision plus large ».
Milton Castellanos, secrétaire de négociation collective du PIT-CNT [Plenario Intersindical de Trabajadores (PIT) y Convención Nacional Trabajadores (CNT) créé en 1984, sous al dictature], a reconnu devant le journaliste de El Pais que cela arrive effectivement à niveau local : « Le modèle argentin est très vertical, très structuré, le mouvement syndical uruguayen est horizontal et plus flexible. Ce sont deux modalités différentes, tout comme l’est l’histoire des deux pays ».
D’autres patrons étrangers estiment que, surtout parmi les jeunes, il y a un « manque d’expérience en matière de négociation ». Selon un des entrepreneurs : « il y a une différence entre la vieille garde et la nouvelle : ceux d’avant ont tout un appareil de négociation, alors que les nouveaux font directement la grève ». L’attitude plus offensive des syndicalistes plus jeunes est donc perçue comme un aspect négatif.
Raffo a rappelé qu’en 2005, l’ascension au gouvernement du Frente Amplio [avec Tabaré Vazquez comme président, actuellement Mujica], et la relance des Conseils de Salaires, a entraîné l’éclosion de nouveaux syndicats et une augmentation du taux de syndicalisation. « Certaines personnes qui n’avaient encore jamais participé à la vie syndicale sont devenues des délégués syndicaux. Elles ont dû se former à partir de zéro. Ce niveau très élevé de méconnaissance a débouché sur des mouvements d’humeur ou des décisions prises presque sans réflexion ».
Castellanos a expliqué que cette attitude peut être attribuée à « irrévérence » et au caractère « conflictuel » propre à ces tranches d’âge. « C’est comme si je disais que je préfère un patron de 50 ans, plus conservateur, plutôt qu’un jeune qui arrive et impulse aussitôt des restructurations dans l’entreprise. Je ne pense pas qu’il soit juste de faire cette comparaison ».
Ils commencent par faire la grève
Un des patrons consultés s’est exclamé indigné : « Je constate qu’ils font la grève au moindre problème, et ce n’est qu’ensuite qu’ils t’informent qu’ils sont en grève, alors que reste-t-il à négocier ? ». Une série de patrons se disent aussi préoccupés de voir des occupations d’entreprise comme première réaction à un conflit, alors que dans les négociations menées dans leurs pays d’origine les occupations constituent une mesure extrême utilisée uniquement en dernier recours.
Raffo a expliqué qu’à la différence de ce qui se passe dans d’autres pays, en Uruguay cette mesure fait partie des mesures de « choc initial ». « Au lieu de recourir à d’autres voies de négociation en adoptant d’abord des mesures moins dramatiques, pour n’arriver à l’occupation qu’en dernier recours, mais opte d’emblée pour l’occupation en tant que moyen de pression immédiat (...) On ne voit pas non plus ailleurs dans le monde qu’une telle mesure puisse être adoptée suite à la décision d’un très petit pourcentage de l’ensemble du personnel des entreprises », a-t-il ajouté.
Selon Castellanos, ces affirmations sont des « préjugés » ou des « stéréotypes ». Il a expliqué que « entre 80 et 90% des grèves du pays sont défensives, elles sont plutôt provoquées par une action du patron que planifiées comme partie intégrante de la stratégie syndicale pour obtenir un bénéfice. Lorsqu’elles sont déclenchées par surprise ou abruptement, c’est en réponse à des faits extrêmes comme la mort ou le licenciement d’un travailleur ». Un des patrons consultés a cependant trouvé positif qu’en Uruguay sa compagnie peut parvenir à des accords de paix syndicale qu’elle n’aurait pas pu obtenir dans d’autres régions où elle est implantée, et il a conclu : « Dans d’autres pays, c’est plus compliqué ».
Ils exigent davantage
Certains patrons ont l’impression que les organisations de travailleurs exercent des pressions sans connaître la situation de l’entreprise ou de l’économie globale.
L’un d’entre eux expliquait :« En Uruguay les syndicats poussent et exigent chaque fois plus d’avantages sans se rendre compte que les entreprises doivent sortir cet argent de quelque part ». D’après lui, cela aboutirait au dilemme suivant : « Si [l’argent] sort de la poche du patron, il y a une limite, et les actionnaires étrangers sont en train de se lasser de donner et de donner encore sans que les syndicats ne cèdent quoi que ce soit. Mais si le coût est transféré au produit, cela entraîne de l’inflation, et ceux qui gouvernent nous accusent de provoquer une augmentation des prix ».
Raffo, a soutenu : « La majorité des syndicalistes sont très loin d’être perméables à la stratégie patronale ».
Un nombre record de conflits par secteur
Selon le dernier rapport du Programme de Rapports de Travail de l’Université Catholique, si on ne tient que des conflits sectoriels, le nombre de conflits de travail a été multiplié par deux en juillet par rapport au mois précédent, jusqu’à atteindre son niveau maximum pour 2010. A niveau global, 72’211 journées de travail touchant 91’495 travailleurs ont été perdues au cours du septième mois de l’année. L’ensemble des conflits du secteur privé représentait 67% du total. Le rapport précise :« Les journées perdues dans la construction s’expliquent par le décès d’un travailleur dans un accident de travail. Mais même si cet événement n’avait pas eu lieu, le nombre de conflits sectoriels aurait tout de même été la plus élevée de l’année à cause d’événements qui ont eu lieu dans d’autres branches ». Les revendications salariales constituaient la principale cause des réclamations (64%).
Ils pensent que le gouvernement fait pencher la balance en faveur des syndicats
Les patrons sont d’accord pour accorder quelque crédit aux règles de négociation de travail qui établissent la norme en vigueur en Uruguay, même si d’aucuns sont d’avis que la participation du gouvernement n’est pas équitable et qu’elle favorise les intérêts des syndicats.
Un des exécutifs étrangers consultés a déclaré :« Il existe une législation tripartite, et pour nous c’est une bonne chose que le gouvernement évalue et ensuite assure que les accords seront respectés ».
Les autres ne sont pas si sûrs que ce soit une garantie pour obtenir des accords qui conviennent au patronat.
Un industriel a expliqué :« Ailleurs il existe des contrats de travail basés sur les niveaux de formation, les responsabilités ou le secteur d’activité, ce qui apporte de la clarté et favorise l’équilibre lorsqu’il s’agit de proposer des modifications aux règles du jeu établies dans le domaine du travail ».
Il a soutenu que ces systèmes « permettent plus de flexibilité et une moindre participation de l’Etat, qui régule mais qui ne participe pas et ne fait pas pencher la balance ni du côté des patrons ni du côté des travailleurs ».
Pour lui, « il est temps que l’Etat propose des règles du jeu plus claires et qui tendent à l’équité d’opportunité pour ceux qui participent aux négociations de travail, à la recherche du bien commun ».
En ce qui concerne la clarté des règles, l’expert Eduardo Ameglio, du cabinet de consultants Guyer & Regules, a expliqué qu’en Uruguay il n’existe pas un processus de négociation qui soit régulé par la loi, et que donc « les modalités suivant lesquelles le syndicat démarre la négociation est plus flexible que dans d’autres pays puisqu’il peut continuer à ajouter des revendications tout le long de la négociation ». (Traduction A l’Encontre)
* Cet article a été publié dans El Pais, Montevideo, le 15.8.2010