Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Une visite en Syrie : une descente vers la « guerre civile »

Le vendredi 6 avril 2012, à Douma, dans la banlieue de Damas, à Rastan, à Hama, à Idleb, les forces de répression du clan Assad n’ont pas hésité à tirer sur des manifestants et à mener leur offensive contre les insurgés. A Mouadamiyé dans la province de la capitale Damas et à Hama, des tireurs embusqués (snipers) ont été déployés sur les immeubles. Dans la ville côtière de Banias, des forces policières ont tenté d’empêcher les manifestations en encerclant toutes les mosquées. À Dmeir, à 40 kilomètres au nord de Damas, de violents combats ont opposé des déserteurs de l’armée et des forces du régime qui ont pris d’assaut la ville. A Homs, des bombardements – qui se sont accentués au cours des trois derniers jours – auraient tué au moins dix personnes, rapporte l’Observatoire syrien des droits de l’homme.

Dans la même province, plusieurs femmes auraient péri sous les balles de miliciens pro régime, selon les Comités locaux de coordination. Sami Ibrahim, du « Réseau syrien des droits de l’homme », confiait à Véronique Gaymard, de RFI, le 6 avril : « A Homs, au moment où je vous parle, 14 personnes ont été tuées rien que pour cette journée. Donc rien n’a changé, les chars continuent de cibler et de tirer sur des civils. Cette trêve humanitaire de deux heures pour permettre de tuer pendant 22 heures n’est pas acceptable. (…) On ne veut plus de déclarations, on ne veut plus de mots, on ne veut plus de promesses, on veut des actions concrètes sur le terrain. » Sami Ibrahim estime par ailleurs que les promesses du régime syrien ne valent que sur le papier, pas sur le terrain.

Il se dit déçu de la déclaration adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU et ne croit pas à l’ultimatum fixé au 10 avril. Selon Loveday Morris, du quotidien The Independent (7 avril 2012), les attaques contre les manifestants à Douma et à Saqba, dans la grande banlieue de Damas, ont été féroces. « Des brutalités similaires, selon divers rapports, ont été exercées par les forces de sécurité qui cherchaient à disperser les milliers de personnes qui défiaient le régime en manifestant après la prière du vendredi. » Il conclut que le durcissement de la répression par le régime s’exerce avant l’échéance du 10 avril et que le flot de réfugiés vers la Turquie et la Jordanie gonfle.

Au Liban, selon le journaliste de The Independent, qui est basé dans ce pays, l’accueil des réfugiés ne se fait pas dans des camps. Diverses forces, entre autres le Hezbollah, s’y opposent fortement. Il s’effectue donc par divers réseaux qui peuvent être familiaux, communautaires ou qui font de la « réception » des réfugiés une source de revenus. Selon Jérôme Bastion (journal de France Culture, 18 heures, 7 avril 2012), le nombre de réfugiés qui arrivent blessés en Turquie ne cesse d’augmenter.

Nous publions, ci-dessous, le récit d’un court voyage fait en Syrie, en mars 2012, par Walden Bello. Ce dernier (voir note en fin d’article) ne connaissait pas la Syrie. Il était en mission pour prendre contact avec des travailleuses domestiques émigrantes des Philippines. Son récit traduit, à la fois, des impressions d’un sociologue qui sait « voir » et qui, « en mission officielle », est en contact avec des personnes qui ne s’opposent pas au régime de Bachar el-Assad. (Rédaction A l’Encontre)

Un bruit faisant penser à un coup de tonnerre me réveille à trois heures du matin lundi, quelques heures après mon arrivée à Damas. Je pense à l’approche d’une tempête avant que mon cerveau épuisé par le décalage horaire ne replonge dans le sommeil.

Quand je descends faire du jogging à six heures, les petites rues autour de l’Hôtel Arjaan sont bloquées par des gardes de sécurité solidement charpentés qui m’avertissent que je ne peux courir que dans les terrains de l’hôtel. Je n’ai aucune intention de me disputer avec des gars armés de kalachnikovs, et je commence à réaliser que leur présence est peut-être liée à ce qui m’a réveillé quelques heures plus tôt. Ce n’est que lorsque la voiture de l’ambassade philippine me prend à l’hôtel à 9h30 que le personnel diplomatique me met au courant de ce qui s’est vraiment passé. Le bruit de tonnerre venait de l’explosion d’une grenade propulsée qui a tué huit terroristes présumés dans un bâtiment à deux blocs de mon hôtel et à trois blocs environ de l’ambassade philippine ici dans le quartier Mezzeh (ouest), qui est connu comme étant le quartier diplomatique.

L’échange de tirs entre les forces gouvernementales et les « citoyens afghans » [sic] – selon la description des médias contrôlés par le gouvernement – a duré six heures. Tout comme les deux explosions massives qui se sont produites dimanche, quelques heures avant que je n’arrive dans la capitale syrienne, annonçaient que la rébellion contre le régime était vraiment arrivée dans la capitale. Ces explosions ont détruit deux bâtiments gouvernementaux – considérés comme étant tout à fait sûrs – au centre de la capitale et ont tué 27 personnes et blessé une centaine d’autres.

Homs : une ville brisée

Le lendemain, je me rends dans la ville qui est devenue le symbole de la version syrienne du « Printemps arabe » : Homs. Cette ville, un bastion de l’opposition, a subi en février un siège de 26 jours par l’armée syrienne. Les estimations du nombre de personnes tuées varient. Le chef de la police en admet quelque 3000, la presse occidentale rapporte le double ou davantage.

Je suis en Syrie dans ma fonction de dirigeant du comité de la Chambre des représentants philippine pour les questions ayant trait aux travailleurs (philippins) à l’étranger. Mon voyage à Homs fait partie d’une mission pour localiser des travailleurs philippins en Syrie – principalement des travailleuses domestiques – qui se trouvent encore dans le pays ou qui ont été tués dans les combats. Le projet est de rapatrier ces personnes ou leurs dépouilles aux Philippines. Les travailleurs philippins font partie des millions de travailleurs immigrés qui ont été ou risquent d’être pris entre deux feux [entre autres, en Lybie] dans le « Printemps arabe » en cours.

Lorsque nous entrons dans la ville, qui se trouve à quelque 165 kilomètres de Damas, les signes de la guerre sont encore apparents. En plein midi, on ne voit personne dans les rues et l’Université de Baath, où se sont déroulés certains des combats parmi les plus intenses, est déserte. Les rues sont encombrées de déchets. Et aucun signe de vie ne se manifeste bloc après bloc de bâtiments. Les routes asphaltées sont cahoteuses et portent les traces des chars qui ont été déployés pour mater la résistance. Nous passons à côté de la carcasse brûlée d’un transport de troupes blindé.

Au rond-point, où une statue du père de l’actuel président, Hafez el-Assad, nous regarde avec une bienveillance à la Kim Il-sung, nous tombons sur notre premier check point. Des soldats armés de kalachnikovs examinent nos papiers pendant que notre chauffeur, un Syrien appelé « Teddy » et qui parle parfaitement l’anglais, explique en arabe que nous essayons d’atteindre le poste de police pour savoir ce qui est advenu de la dépouille d’une travailleuse domestique philippine tuée dans une embuscade au cours des combats. Nous traversons deux nouveaux check points avec des gardes de sécurité soupçonneux portant les AK-47 omniprésents avant d’atteindre le poste de police devant lequel on a érigé une barricade improvisée de pneus, de bouts de bois et de pierres. La pensée qui traverse mon esprit est que cette barrière n’arrêterait pas un poseur de bombes déterminé.

L’enquête sur une mort

C’est l’enquêteur en chef du nom de Tobias qui nous accueille. Nous lui expliquons que nous avons réellement besoin d’en savoir plus sur la mort de cette citoyenne des Philippines, âgée de 23 ans, qui est décédée après avoir reçu une balle à travers la poitrine dans une embuscade. Cela a eu lieu le 24 février à 23 heures alors qu’elle roulait avec son employeur, qui était accompagné de son fils de huit ans, sur la route principale, au cours de la dernière phase du siège de la ville. Nous voulions également localiser son employeur et encaisser son salaire en retard pour l’envoyer à sa famille aux Philippines.

Tobias nous dit qu’il a aidé à amener la femme à l’hôpital, mais qu’il n’avait que le numéro du portable de l’employeur, appareil qui ne fonctionnait plus. Il n’y avait pas de numéro d’appareil fixe et pas d’adresse pour l’employeur, et il nous explique qu’il n’est pas impossible que l’homme et sa famille aient déjà quitté la ville. Tobias essaie de se montrer soucieux et amical, mais il est visiblement impatient de nous voir les talons.

Mais avant de partir je lui demande s’il y a peut-être d’autres travailleuses domestiques philippines qui auraient pu être blessées ou tuées au cours du siège. J’avais en effet entendu des récits de Philippines qui avaient été piégées près des zones de combat à Homs et qui avaient fui pour trouver refuge à l’ambassade à Damas, et je pensais qu’il pouvait y en avoir d’autres qui avaient été tuées ou blessées au cours des combats. Mais Tobias nous dit qu’il n’en a pas entendu parler. Nous n’avons actuellement pas d’autre contact à Homs, ce qui souligne la difficulté à se renseigner sur le sort de personnes « neutres » piégées dans une zone de guerre lorsqu’on ne compte pas sur la coopération d’un gouvernement d’accueil.

Après avoir quitté le poste de police, Teddy déclare, en faisant allusion aux recherches de Tobias concernant les circonstances de la mort de la Philippine dont nous tentons de retrouver la trace : « C’est un piètre travail de police pour un gars qui dit avoir pris en charge personnellement le cas de cette fille. »

Un peuple sous occupation

Lorsque nous cherchons à sortir de la ville nous apercevons plusieurs groupes de personnes, mais celles-ci disparaissent alors que nous longeons des rangées et des rangées de bâtiments locatifs désertés. Nous apercevons de temps en temps un enfant qui court ici ou là et quelques adolescents pressés, mais c’est tout. Lorsque nous arrivons à un check point que nous avions franchi plus tôt, on nous arrête à nouveau et cette fois les soldats se montrent plus méfiants et posent davantage de questions. Ils demandent à voir les papiers de mes compagnons syriens et les examinent longuement, mais curieusement ils ne demandent pas à voir mon passeport.

Et là je me rends pleinement compte du fait que nous sommes dans une ville occupée. Les soldats considèrent les gens comme des ennemis et ceux-ci leur rendent la pareille. Je ne vois aucune perspective de réconciliation entre les deux camps. En plaisantant à moitié, je demande à Teddy de nous conduire à Bab Amr, le district populaire qui a été le plus touché par le siège du gouvernement en février 2012. Il dit que des éléments armés de la résistance s’y trouvent peut-être et qu’ils pourraient croire que notre voiture appartient à une agence de sécurité du gouvernement. « Ce ne serait pas une bonne idée de devenir otage des terroristes. En tant que diplomates vous pourriez valoir des millions pour eux », m’explique-t-il.

Lorsque nous atteignons enfin l’autoroute, après une bonne heure et demie dans cette ville brisée, nous lançons tous un soupir de soulagement. En plaisantant on se dit que puisqu’ils ne connaissent pas bien le Sud-Est asiatique, les soldats gouvernementaux pensaient probablement que j’étais un Chinois et donc favorable au régime Assad. Cela signifie-t-il que nous devons dire que je suis asiatique-américain si nous sommes arrêtés par des forces rebelles ? Et nous rions tous. Comme Assad est isolé maintenant et que ses alliés se réduisent pratiquement à la Chine, la Russie, l’Iran et le Liban, la plupart des diplomates et visiteurs étrangers sont traités avec de plus en plus de méfiance.

Une heure et demie plus tard nous arrivons à Tartous, sur les rives chatoyantes de la Méditerranée. Il y a du monde dans les rues et même en début d’après-midi des familles se promènent sur la corniche qui est l’aspect le plus attrayant de Tartous [port escale pour la flotte russe]. Ce lieu semble avoir largement échappé aux « troubles » étant donné que la majorité de la population y est alaouite, donc des « gens du président ». La guerre civile a mis fin à l’économie touristique, mais il y a un sentiment de sécurité physique que l’on ne trouve plus ailleurs, même à Damas. J’ai l’impression que cela ne durera pas très longtemps. Tartous et Homs : deux mondes différents, deux visages du même pays.

Une « guerre civile » prolongée ?

Le lendemain, de retour à Damas, je lis qu’il y a eu des combats acharnés entre les troupes gouvernementales et les forces rebelles dans la ville orientale de Deir Ezzour. De pair avec les attaques à Damas, les combats à Deir Ezzour (à 430 kilomètres de Dams) semblent indiquer la nouvelle stratégie des forces insurgées qui attaquent les forces gouvernementales à plusieurs endroits au lieu de les affronter dans une « grande bataille » comme ils l’ont fait à Homs, où ils ne faisaient pas le poids face aux armes lourdes de l’armée syrienne. Ce qu’on appelle l’Armée libre syrienne est actuellement probablement très désavantagée en termes d’armement, mais les armes qui arrivent de l’Arabie saoudite et de quelques autres Etats du Golfe dirigés par des élites sunnites qui partagent la même affiliation sectaire religieuse que la majorité des Syriens vont indubitablement modifier la donne.

Les entretiens que j’ai eus avec des diplomates, des travailleurs d’ONG et des journalistes au cours de mon bref séjour en Syrie montrent qu’il y a des évaluations très diverses de la « durabilité » du régime Assad. Certains pensent qu’il peut tenir indéfiniment, certains mesurent son existence en mois et d’autres disent que l’effondrement pourrait se produire plus vite que prévu parce que l’économie est paralysée par les sanctions internationales. Mais il existe un consensus sur un fait : c’est que pour le peuple syrien les choses vont empirer avant de s’améliorer.

Je quitte la Syrie quatre jours après mon arrivée, avec 11 travailleuses domestiques. Elles sont heureuses d’être à l’abri du danger, mais elles se font également du souci concernant le sort des compatriotes et amies qu’elles laissent derrière elles dans un pays qui est en train de sombrer dans une guerre civile. (Traduction A l’Encontre)


Ce récit de voyage a été publié sur le site Counterpunch, en date du 27 mars 2012. Walden Bello, sociologue, né à Manille (Philippines) en 1945, est un des critiques connus de la « mondialisation économique » pour ce qui est des pays de la périphérie. Il est membre de la Chambre des représentants philippine. Il est directeur de l’ONG Focus on the Global South, basée à Bangkok. Il a été actif dans le Transnational Institute (basé à Amsterdam).

Il est professeur auprès de l’Université des Philippines (Diliman). Il écrit des articles pour Foreign Policy in Focus et pour de très nombreuses publications. En français, les Editions du Rocher ont publié en 2011 son ouvrage intitulé : La Démondialisation. Idées pour une nouvelle économie mondiale. En 2009, il y a publié The Food War, Verso Book.

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