Édition du 19 novembre 2024

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Afrique

Une société en miettes : pourquoi les Sud-Africains ont puni l’ANC

Le Gatsby est un sandwich emblématique de la ville du Cap : on coupe un pain en deux et on le fourre d’une variété d’ingrédients, laissant souvent des miettes éparses lorsqu’on le mange. Dans notre étude « From Gatsby to crumbs, material and immaterial responses to infrastructural precarity », nous explorons les effets du délestage, c’est-à-dire des pénuries d’électricité programmées et prolongées qui se produisent régulièrement en Afrique du Sud.

Tiré d’Afrique en lutte. Photo : Des agents de la police métropolitaine du Cap tentent d’arracher un morceau de fil électrique branché illégalement à des habitants d’un quartier informel appelé Oasis Farm, près du Cap, le 13 septembre 2023. Rodger Bosch/AFP

Nous constatons que ces pénuries, qui ont un impact différent sur la dynamique de la solidarité civique selon les classes sociales et les races, privent uniformément les citoyens de toute participation politique et de tout engagement gouvernemental, ce qui évoque une société réduite à l’état de miettes « à la Gatsby ».

« Racisme énergétique »

L’histoire de l’Afrique du Sud est étroitement liée aux questions énergétiques. Avant la fin de l’apartheid en 1994, selon diverses sources, entre un tiers et la moitié de la population avait accès à l’électricité. Alors que la majorité des Blancs y avaient accès, seule une petite partie des ménages noirs et métis en bénéficiaient, ce qui a conduit à la montée de ce que l’on a appelé le racisme énergétique.

Le programme de reconstruction et de développement (RDP) du gouvernement post-apartheid lancé en 1994 s’est attaché à corriger les déséquilibres sociaux créés par l’ancien régime pour la majorité de la population sud-africaine. Le RDP visait à augmenter le nombre de connexions électriques domestiques, se fixant l’objectif d’atteindre au moins 95 % avant 2022.

Cependant, la mauvaise gestion, la corruption et la mauvaise planification ont abouti à une crise pour Eskom, le producteur public d’électricité. Pour éviter que le réseau ne s’effondre, Eskom a mis en place depuis 2007 un système de niveaux de délestage (Stage 1 à Stage 8) qui détermine la gravité et l’intensité des coupures. Chaque niveau représente une quantité croissante de charge à réduire. L’objectif est de répartir équitablement les coupures afin de minimiser l’impact sur les résidents et les activités économiques.

Le délestage est réparti de manière planifiée entre différentes régions du pays. Eskom et les municipalités locales publient des horaires de coupures à l’avance pour informer les citoyens et les entreprises des périodes de délestage. Les coupures sont généralement planifiées par tranches de 2 à 4 heures, selon le niveau de délestage et la demande sur le réseau. Le délestage est déclenché par divers facteurs, notamment des pannes imprévues dans les centrales électriques, des problèmes de maintenance, une demande exceptionnelle due à des conditions météorologiques extrêmes, ou des contraintes sur l’approvisionnement en combustibles. En 2017, l’Afrique du Sud était confrontée à 836 heures de délestage par an. En 2023, les Sud-Africains ont subi plus de 6 800 heures de coupures d’électricité au début du mois de décembre, ce qui a conduit le président Cyril Ramaphosa à déclarer qu’il s’agissait d’une urgence nationale.

En tant que chercheurs en sociologie politique et spatiale, nous cherchons à comprendre comment les problèmes d’infrastructures affectent la participation civique et politique. Nous avons enquêté sur les conséquences quotidiennes du délestage, sur la manière dont les gens y faisaient face et sur les personnes qu’ils blâmaient. Au cours du premier semestre 2023, en interrogeant 25 habitants de différents quartiers du Cap (Muizenberg, Beacon Valley, Khayelitsha), l’une des villes les plus inégalitaires et ségréguées au monde, nous avons découvert que les sentiments et les perceptions du délestage différaient considérablement selon que les habitants réfléchissaient aux effets des délestages sur la vie quotidienne ou sur leurs causes plus abstraites, souvent politiques.

Des réactions aux délestages très contrastées

Parmi les divers groupes sociaux et raciaux du Cap, les réactions au délestage varient considérablement, un peu comme les divers ingrédients d’un sandwich Gatsby. Alors que les personnes riches, isolées, disposant de revenus et de ressources supérieurs à la moyenne et celles vivant dans deux des communautés les plus défavorisées du Cap (Khayelitsha) ont manifesté des sentiments et des réactions presque nulles, celles vivant dans des communautés intermédiaires (Muizenberg, Beacon Valleys) ont manifesté plusieurs formes d’engagement et de soutien.

Dans ces communautés intermédiaires, la solidarité et la résilience sont fortes face à des défis tels que le délestage. Les habitants se soutiennent mutuellement par le biais d’une assistance communautaire et d’initiatives locales, souvent ancrées dans une identité commune. À Beacon Valley, les habitants collectent des fonds pour s’assurer que personne ne souffre de la faim. À Muizenberg, les habitants aident les petites entreprises en collectant des fonds et en organisant des soupes populaires. Ces communautés s’engagent également auprès des autorités locales par le biais de pétitions et de courriels, souvent accueillis par le silence, appelant à un meilleur dialogue pour résoudre des problèmes tels que le délestage.

Pour les personnes aisées, qui vivent détachées de tout sens de la communauté, les défis pratiques posés par le délestage sont considérés au pire comme des inconvénients mineurs. Dans le meilleur des cas, ils sont même reconfigurés en symbole de statut social, illustrant leur détachement des préoccupations quotidiennes. Au sein de ce groupe, les générateurs et les panneaux solaires sont des solutions courantes. Le programme « Power Heroes », qui vise à protéger les citoyens des délestages tout en réduisant la demande d’électricité au Cap, encourage cette démarche en permettant aux propriétaires de produire de l’électricité et de la revendre à la ville. Pour bénéficier de telles initiatives, il faut être propriétaire de son logement, avoir des capacités financières et être capable de s’y retrouver dans des procédures administratives complexes.

C’est les communautés à faibles revenus, majoritairement noires, que le délestage affecte le plus durement, exacerbant les difficultés et les inégalités existantes. Les coupures d’électricité perturbent des activités cruciales comme la cuisine et le travail indépendant, qui sont indispensables à la subsistance des habitants.

Les petites entreprises et les cliniques se débattent sans électricité, ce qui affecte les revenus et les soins de santé. Les appareils ménagers sont souvent endommagés, ce qui alourdit la charge financière. La tension économique prolongée a déplacé l’attention vers la préservation et l’intérêt personnel, ce qui a entraîné une diminution des protestations et des efforts d’organisation des communautés pour relever les défis liés aux infrastructures.

La criminalité exacerbe la situation, avec des branchements électriques illégaux, des vols et des actes de vandalisme qui compromettent la sécurité et la cohésion de la communauté. Dans ces communautés, il est évident que le délestage aggrave les fractures socioéconomiques et raciales existantes, érodant la cohésion communautaire et la résilience collective au sein des groupes défavorisés.

Désillusion vis-à-vis de la chose politique

Dans une société de miettes, malgré ces différentes expériences, lorsque l’on considère le délestage à une échelle plus large, nombreux sont encore ceux qui le considèrent comme un défi collectif, partagé de manière similaire, sinon égale, par tous les citoyens sud-africains. Le délestage est souvent comparé à des crises telles que le changement climatique et la pandémie de Covid-19, plutôt qu’à des problèmes spécifiques d’infrastructure liés à l’accès à l’eau ou à la construction de logements publics.

Les pannes d’électricité représentent un point de basculement dans une crise sociopolitique plus profonde, qui mine la confiance dans les partis politiques et favorise l’apathie et l’isolement des citoyens. C’est là qu’émerge une société de miettes, née d’une frustration et d’une désillusion profondes, propres à toutes les races et de tous les groupes sociaux. Le gouvernement, en particulier le Congrès national africain (ANC), est tenu pour responsable de la crise due à la mauvaise gestion et à la corruption d’Eskom, le fournisseur d’énergie appartenant à l’État. Cette érosion de la confiance s’étend au processus électoral : de plus en plus de citoyens remettent en question l’efficacité du vote en raison des promesses non tenues par la démocratie post-apartheid. Toutes les actions, y compris le vote, sont perçues comme inefficaces. Cette méfiance généralisée et ce manque d’engagement politique et civique peuvent expliquer les résultats décevants de l’ANC lors des dernières élections.

De manière plus générale, nos conclusions soulignent la façon dont les contraintes structurelles et les réalités quotidiennes peuvent fortement diminuer l’engagement collectif et la confiance dans la politique, même dans des cas comme celui de l’Afrique du Sud où l’ANC est soutenu par l’histoire de Nelson Mandela et des mouvements anti-apartheid.

Franco Bonomi Bezzo, Dr., Ined (Institut national d’études démographiques) et Laura Silva, Post-doctorante en sociologie, Paris School of Economics, Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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