Le 8 février 2013, plus de deux ans plus tard, c’est un autre lieu de la capitale, son principal cimetière, qui est envahi par la foule, une foule triste et enragée, venue accompagner un autre avocat révolutionnaire, Chokri Belaïd, devenu un opposant virulent, assassiné devant son domicile.
Entre ces deux moments, le peuple tunisien n’est pas sorti fêter sa liberté, ni crier sa colère d’une seule voix. Alors que les mobilisations se poursuivaient continûment dans le pays, une forme de déception, de découragement s’est installée. Depuis la révolution, pas une semaine ne se passe sans mobilisation, grèves, voire émeutes (dans certaines villes comme Le Kef, Sidi Bouzid, Siliana ou Gafsa, les affrontements avec les forces de l’ordre sont monnaie courante). Le sentiment d’une révolution trahie coexiste à présent avec le constat, visible, que le processus révolutionnaire est encore en cours. Comment expliquer ce paradoxe ?
La plupart des commentateurs font de l’élection du parti islamiste Ennahda après les élections d’octobre 2011 la figure de la trahison. La révolution des jeunes, épris de liberté et de justice, aurait accouché d’un monstre islamiste, conservateur et liberticide. Les premières élections libres post-révolutionnaires auraient porté au pouvoir des adversaires de la démocratie et de la liberté.
A l’analyse, il apparaît que s’il y a eu « trahison » de la révolution, elle ne se situe pas forcément dans l’opposition entre « conservateurs religieux » et « progressistes laïcs ». La mise dos à dos de ces deux camps, largement orchestrée par le jeu politique partisan, masque la difficulté de l’ensemble de la classe politique à répondre aux demandes populaires de justice sociale.
L’oubli du caractère social de la révolte de 2011
Les manifestations de décembre 2010 et janvier 2011, si elles sont apparues comme une « surprise » pour de nombreux observateurs, ont fait écho à d’autres moments forts de contestation sociale, notamment les révoltes du bassin minier de Gafsa en 2008 [1]. Mouvement social d’une ampleur majeure, mobilisant les ouvriers et leurs familles pendant de longs mois, il fut violemment réprimé dans l’indifférence quasi totale du reste du pays. D’autres moments de forte contestation, comme à Ben Guerdane, en août 2010, dans la région agricole de Sidi Bouzid, Kasserine et Thala dans le centre-ouest du pays, en décembre 2010, n’ont pas non plus déclenché à leur suite de « contagion révolutionnaire ». Les émeutes de décembre 2010, parties des mêmes villes déshéritées du centre de la Tunisie, qui donnèrent le premier élan à la révolution populaire, n’étaient pas si différentes de celles qui les ont précédées. Elles trouvent leur source dans la conjonction entre un système de corruption clientéliste à large échelle, et des blocages sociaux empêchant la grande majorité d’avoir une vie digne, décente.
Si dans l’hiver 2011 les grandes villes de la côte (particulièrement la ville industrieuse de Sfax, mais aussi bien sûr la capitale) ont rejoint le mouvement de révolte, c’est après trois semaines d’émeutes dans l’intérieur du pays et parce qu’en ce moment précis les intérêts de tous ont convergé, produisant le moment révolutionnaire que l’on a pu observer. La conjonction s’est opérée sous la pression des militants syndicaux (y compris contre leur hiérarchie), et grâce à des « agents » minoritaires : jeunes activistes du Net, artistes et passeurs, militants anonymes, engagés au nom de la liberté, de la solidarité, de l’égalité – voire de l’anarchie – aux côtés des émeutiers. Ils furent également bien vite rejoints par l’opposition dite démocratique : militants des droits de l’homme, féministes, intellectuels critiques…
Le moment révolutionnaire, éphémère, a fait apparaître alors un peuple uni, soudé. Pendant quelques semaines, malgré la peur et la panique semées par l’ancien pouvoir qui s’écroulait, une atmosphère nouvelle a régné. Mais la béance sociale n’a pas mis longtemps à ressurgir. Alors que les forces révolutionnaires réclamaient une table rase et la chute des premiers gouvernements provisoires afin d’aller plus loin dans le processus révolutionnaire (sit-in de la Kasbah, manifestations sur l’avenue Bourguiba en février qui aboutirent au rétablissement de l’état d’urgence, à la mort de manifestants et à la fermeture de l’avenue à toute manifestation publique), des voix de plus en plus nombreuses appelaient à l’apaisement, au compromis. Il fallait être modéré, aller lentement, ne pas tout rejeter en bloc. Le tyran et ses proches étaient partis, il fallait conserver une forme de stabilité pour ne pas nuire à l’image du pays, à la bonne marche des affaires, etc. Un discours identitaire se développait même sur le caractère doux et pacifique des Tunisiens, qui avaient conduit une « révolution du jasmin », une révolution fleurie et parfumée… Les discours enragés contre cette appellation édulcorée furent légion à l’époque, les habitants de l’intérieur parlant parfois de révolution du hindi (cactus ou figuier de barbarie, plus présent dans leurs régions que le jasmin côtier – et évidemment plus piquant).
Ce discours, émanant de la bourgeoisie et des classes moyennes urbaines, a très vite pris des allures de mépris social envers tous ceux qui plantaient leurs tentes en pleine ville, à l’entrée monumentale de la vieille ville de Tunis, sur sa belle avenue plantée d’arbres, et parlaient avec un accent (paysan) très marqué. Passée l’admiration première pour l’extraordinaire événement du 14 janvier, on se mit à se méfier de ces révolutionnaires : ils pouvaient bien être manipulés, semblaient très éloignés des idéaux laïcs des élites urbaines [2] (on voyait certains d’entre eux prier dans les tentes), ils se comportaient mal, etc. Cette tendance « révolutionnaire modérée » s’est notamment illustrée par la critique sévère de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et de ses dirigeants, alléguant qu’ils auraient tous été à la solde de l’ancien régime. Si le gouvernement de Ben Ali avait en effet réussi à infiltrer l’organisation syndicale, il s’était principalement allié les dirigeants et certaines fractions des syndicats. La plupart des sections sont restées autonomes, certaines se sont d’emblée constituées en front d’opposition comme le syndicat des enseignants du second degré.
Un rassemblement à la Qobba (coupole), cité sportive du quartier bourgeois d’el Menzah à Tunis, a lieu le 6 mars 2011, après la chute du gouvernement hérité de Ben Ali. On y célèbre la révolution, la solidarité nationale, mais on marque bien la différence avec ceux de la Kasbah (qui campent sur la place du gouvernement). On s’assemble pour soutenir le Premier Ministre sortant, Ghannouchi, considéré comme de bonne volonté et « dégagé » par les occupants de la Kasbah. Un article du journal en ligne Kapitalis a beau titrer « Kasbah et Qobba, même combat », il ne s’agit pas du même monde. Alors qu’à la Kasbah on parle au nom du peuple et l’on s’unit derrière le slogan « On a dégagé le dictateur, maintenant, dégageons la dictature », à la Qobba, on parle au nom de la « majorité silencieuse » et l’on appelle au retour au travail. Travail et propreté sont considérés comme des symboles, définissant en miroir les jeunes révolutionnaires politisés comme chômeurs et peu soucieux de propreté, voire comme fainéants et sales. Ainsi entend-on régulièrement lors de la fête de la Qobba, un message diffusé par haut-parleurs : « Nous avons fixé des sacs poubelles au pied des palmiers. Ne jetez rien par terre. Nous devons montrer à tout le monde qu’on est un peuple sain, propre et civilisé. C’est ça notre révolution. C’est ça notre esprit, c’est ça notre exemple aux pays voisins et frères qui aiment construire leur démocratie. Nous allons prouver au monde entier que nous sommes le peuple des dignes… » (source : http://www.kapitalis.com/politique/national/2938-tunisie-la-kasbah-et-la-qobba-meme-combat-.html).
Si je reviens à ces épisodes un peu oubliés des semaines révolutionnaires qui suivirent la fuite du dictateur, qui peuvent sembler anecdotiques mais qui sont restés présents dans la mémoire des Tunisiens, c’est pour donner sens à ce qui s’exprime aujourd’hui dans les rues de Tunisie. Car les voix de la contestation sociale ne se sont jamais tues : elles ont occupé les places de la capitale jusqu’au mois de mars, elles ont occupé les usines, assiégé les ministères et, à nouveau, occupé les rues de Sidi Bouzid à l’été 2012, contestant et harcelant cette fois, non plus le régime de Ben Ali, mais bien le gouvernement provisoire dirigé par le parti Ennahda. Elles sont réunies sous un slogan simple, qui fut celui de la révolution bien avant le « Dégage » final : « Travail, liberté et dignité nationale » (‘amal, hurriyya, karama wataniyya), dont une des variations hivernales fut parfois « Pain, eau, Ben Ali non ! » (Khobz, mâ’, Ben’alî lâ).
Aujourd’hui il y a donc, comme une « basse continue », une colère sociale qui ne s’apaise pas. À cette colère, montée en force sous Ben Ali, s’ajoute le spectacle de plus en plus transparent des inégalités et des intérêts divergents entre une élite urbaine et côtière, et l’intérieur du pays [3].
Elle a été dirigée contre la dictature, elle se dresse à présent contre le gouvernement en place. Les ouvriers, les journaliers, les chômeurs n’ont pas trouvé de réponse à leurs angoisses avec le vote et la constitution d’un nouveau gouvernement, ils ne posent en aucun cas les questions en termes de religion, de libertés ou même de Constitution. Ils parlent de justice, de droits, d’égalité. La question sociale demeure au centre des problèmes à régler et des ressorts de mobilisation populaire. Elle se matérialise de manière de plus en plus claire dans l’affrontement actuel entre l’UGTT et le parti au pouvoir, dont l’un des signes les plus forts a été l’appel à la grève générale (massivement suivi) du 8 février dernier. Le rôle de ce syndicat dans les mouvements révolutionnaires tunisiens est aujourd’hui réévalué par de nombreuses études qui montrent à quel point son soutien logistique et la présence de ses militants dans les rues ont été déterminants dès le départ [4].
La « transition démocratique »
La prise en considération des fractures sociales montre bien à quel point l’affrontement auquel il a été donné tant d’ampleur dans les journaux français entre « laïcs » et « religieux » n’est pas au cœur des préoccupations. Il ne s’agit pas de le nier : il y a certes eu des manifestations pour protéger le statut de la femme tunisienne, il y a également une présence manifeste de jeunes islamistes radicalisés dans les rues de Tunisie qui entendent faire régner un ordre puritain et orthodoxe. Pourtant la lecture en termes identitaires des tensions sociales en Tunisie, imposée à la fois par les défenseurs de la laïcité (spécificité tunisienne, héritage bourguibiste) et par les islamistes (qui masquent ainsi leur incapacité à répondre à la demande sociale de justice), est un leurre. Après les élections d’octobre 2011 [Ennahda détient 89 députés sur les 217 de l’Assemblée et compte sur les voix de ses alliés ; actuellement, suite à la crise gouvernementale, le 22 février 2013, le président Moncef Marzouki charge l’ex-ministre de l’Intérieur, Ali Larayeh, du gouvernement Gebali, démissionnaire, de former le nouveau gouvernement], les islamistes qui avaient beaucoup insisté pendant la campagne sur les persécutions dont ils ont été victimes sous l’ancien régime et leur religiosité – censée, notamment, les garder de la corruption – ont soudain perdu leur potentiel subversif : après avoir été persécutés, après s’être présentés comme des « purs », ils sont à présent au pouvoir. Plutôt que de considérer que la révolution les a portés au pouvoir, il est plus juste de dire que l’événement les a mis face à la réalité.
Le 14 janvier 2011, il semblait que la surprise tunisienne sortait précisément la région d’une alternative binaire qui avait dominé pendant des décennies (notamment depuis la guerre civile algérienne) : autorité ou révolution islamique [5]. En Tunisie, le « pays sans bruit », selon la belle expression de Jocelyne Dakhlia [6], le régime de Ben Ali s’était effondré avec fracas. Le chef et son clan quittaient le territoire et se réfugiaient en Arabie Saoudite – bel exemple de démocratie laïque, au passage – alors que la foule scandait un drôle de slogan, « Dégage ! », devant l’un des symboles du pouvoir, le ministère de l’Intérieur dont les sous-sols avaient été le théâtre, caché mais bien connu, d’innombrables tortures.
Quelques mois plus tard, les premières élections libres dans la Tunisie post-révolutionnaire ont donné aux islamistes une majorité (relative) qui leur permet aujourd’hui, grâce à des accords avec deux autres partis (ce que l’on appelle la troïka : Congrès pour la République et Ettakatol – cette coalition est, en fin février 2013, en pleine crise), de diriger un gouvernement, de coalition et de transition. La juxtaposition de ces deux signes peut donner l’impression que la révolution du 14 janvier a porté les islamistes au pouvoir. Mais les islamistes n’ont pas été portés au pouvoir par la révolution, ils ont conquis le pouvoir dans le cadre des élections qui ont suivi. C’est notamment en déplaçant les débats sur le terrain identitaire qu’ils ont pu remporter ces élections, alors que les partis, notamment de gauche, échouaient à construire un discours audible et singulier dans la confusion qui régnait. Les lignes ne cessaient de bouger, selon que l’on se plaçait d’un côté ou de l’autre de la « frontière laïque », des questions internationales (la Libye, la Syrie, les États du Golfe…), de la nation et de ce qui la définit (arabité, laïcité, islam…). C’est probablement dans l’envahissement du débat démocratique par ces questions que se situe l’une des formes de la « trahison ».
Il faut creuser un peu plus profondément dans les sillons de la « transition démocratique » et dans l’histoire des mouvements politiques tunisiens pour comprendre l’écart qui existe entre ce qui était observable dans les rues de décembre de mars 2010 à mars 2011 et l’expression de la volonté populaire à travers les urnes en octobre 2011. Cela peut nous aider à comprendre également pourquoi les mobilisations n’ont pas cessé et pourquoi la ville de Sidi Bouzid, notamment, et avec elle tant d’autres depuis (Siliana, Le Kef…), s’est de nouveau enflammée à plusieurs reprises, pourquoi le bassin minier de Gafsa est encore en ébullition, etc.
Car ce pays, berceau de grands mouvements réformateurs dès le XIXe siècle, n’a pratiquement pas eu d’expérience de construction nationale autonome et démocratique avant cette année 2011. Pourtant, la révolution n’a pas eu lieu sur un terrain social « en friche », ou sur une tabula rasa. Le mouvement national et la lutte pour l’indépendance contribuèrent à la formation des élites politiques et administratives. Le long règne de Bourguiba ne fut pas que terreur et n’a pas pu empêcher le développement d’un mouvement syndical puissant ; et d’un mouvement féministe toujours actif malgré l’entreprise de mise en étendard de la question féminine par le pouvoir bourguibien d’abord, qui s’est construit une image de libérateur du pays et de ses femmes [7], et par la dictature de Ben Ali ensuite, qui y puisa un bon alibi pour gagner ses galons de despote moderniste, rempart contre la menace islamiste. Cette richesse de mobilisation et la vigueur des mouvements sociaux ont connu un destin paradoxal : ils ont produit des caractéristiques reconnues comme majeures de la Tunisie moderne (notamment, la laïcité et la condition des femmes) tout en étant les victimes d’une répression souvent mal connue, à la fois à l’extérieur et à l’intérieur du pays.
Au début des années 1980, à la suite de la répression des grands mouvements syndicaux et des contestations émanant de la gauche radicale, les mouvements islamistes ont pris leur place, devenant à la fois les principaux ennemis du régime (mise à part la parenthèse de 1987-1989), mais aussi les détenteurs d’une forme « d’espoir social ». Certains parcours, comme celui du leader actuel du parti Ennahda, Rached Ghannouchi, syndicaliste dans les années 1960, nassérien dans sa jeunesse, sont là pour nous rappeler que les trajectoires furent plus complexes qu’on ne le pense souvent. Elles ne sont pas anecdotiques parce qu’elles nous permettent de sortir les critères d’analyses contemporains de leur schématisme et de leurs différenciations automatiques, dont la plus vigoureuse est celle qui oppose laïcs et islamistes.
L’oubli de cette période récente de l’histoire tunisienne a plusieurs origines : d’abord l’ampleur de la répression qui a frappé les mouvements de gauche de 1968 à 1978, sous le pouvoir Bourguibien, et qui s’est ensuite abattue sur les islamistes ; la mise en œuvre d’un enseignement « sélectif » de l’histoire contemporaine dans les écoles et lycées, la propagande Benaliste venant simplement remplacer celle de Bourguiba ; enfin, hors des frontières tunisiennes, la force d’une lecture en terme d’affrontements civilisationnels qui est venue appuyer une conception très orientaliste des sociétés arabes, accordant de moins en moins de place à la société, aux classes sociales et aux mouvements sociaux [8].
Ayant fait le constat de la disparition, y compris physique parfois, d’une génération militante progressiste (à la fois dans la gauche socialiste et dans le milieu des nationalistes arabes), certains adoptent une position fataliste qui s’exprime ainsi : aujourd’hui, tout changement social au Maghreb et au Moyen Orient ne peut que déboucher sur une prise de pouvoir par des conservateurs, retournant l’argument du conformisme moderniste « pro-occidental » pour faire du retour à une supposée tradition l’unique voie de la subversion, de la radicalité révolutionnaire et de la dignité nationale. C’est faire peu de cas du rôle des mouvements syndicaux et des mouvements militants progressistes (y compris d’inspiration anarchiste) dans les soulèvements qui ont eu lieu en Tunisie, en Egypte, au Yémen et qui se poursuivent en Syrie [9] (et l’on pourrait ajouter : à Bahrein, au Liban, en Jordanie, etc.). Ce discours était devenu commun – au moins au sein des élites intellectuelles –, bien avant 2011, en Tunisie comme ailleurs.
Début 2011, pendant un bref moment, la distance et l’indifférence sociales ont semblé s’évaporer, pour ressurgir avec force dès le lendemain de la fuite de Ben Ali. Par la suite, la campagne électorale et la victoire du parti islamiste Ennahda a produit d’autres transferts, observables notamment dans la constitution du parti conduit par l’ancien Premier ministre de transition Béji Caïd Essebsi : Nida Tounès. Une telle agglomération de forces politiques n’aurait pas été imaginable quelques années plus tôt : en effet, ce parti réunit de nombreux anciens du régime de Ben Ali – et de Bourguiba – comme Essebsi lui-même, une fraction de la gauche post-communiste, sous la bannière d’une lutte contre les islamistes et pour l’identité moderne de la Tunisie. On y trouve des gens qui furent longtemps des adversaires, dans un discours qui prend bien soin de se situer du côté de l’identité nationale (notamment vis-à-vis de l’étranger), du « progressisme » et de la modernité pour éviter les questions sociales et idéologiques. Il se place en face d’Ennahda, comme son miroir inversé.
L’émergence d’une telle force, dont on ne sait pas aujourd’hui ce qu’elle peut représenter en termes de score électoral, montre l’effet de « trahison rétrospective » produit par le passage d’une situation révolutionnaire à un nouveau contexte de démocratie électorale, sans qu’on n’ait eu le temps ou le soin de constituer des relais sociaux pour asseoir la démocratie : la presse reste très faible et se contente le plus souvent de donner la parole aux acteurs politiques sans approfondir les enjeux. Les associations sont très présentes. mais peu d’entre elles se sont emparées de la question démocratique en tant que telle (à l’exception peut-être de celles qui s’étaient engagées durant la campagne).
Pour l’instant, seul le travail syndical semble offrir d’autres repères, et l’on voit qu’il prend une place de plus en plus importante dans le paysage politique post-révolutionnaire. M. Houcine Abbassi, secrétaire général de l’UGTT, lance au parti Ennahda le 25 février 2012 : « Ils veulent étouffer notre voix pour décider seuls de notre sort. Ils veulent semer la peur dans nos cœurs pour nous empêcher de défendre notre cause et nos droits, mais nous ne céderons et ne nous soumettrons pas. » [10] Le syndicat a par ailleurs réaffirmé son autonomie et sa volonté de s’engager « aux côtés de la société civile et du peuple tunisien dans sa diversité pour défendre non seulement la masse ouvrière, mais aussi et surtout la République et ses institutions. » [11] Il n’est pas surprenant que l’UGTT soit la seule force à occuper le terrain. Elle s’appuie sur ses 517’000 adhérents, sur le maillage territorial de ses sections, et sur son histoire. Elle seule semble pouvoir opposer une telle force aux partis au pouvoir.
Ailleurs, tout est encore un peu faible. L’énergie révolutionnaire a libéré des forces insoupçonnées, mais elle s’est heurtée à une logique démocratique qui a forcé chacun à choisir, qui a mené beaucoup à une forte déception politique, ceci dans un climat de débat continu. La classe politique, prise dans des logiques d’alliances et de tractations, accentue de jour en jour cette déception. Les conversations bruissent des critiques virulentes de ces hommes et ces femmes qui ne cherchent qu’à négocier des postes, à s’allier pour garder leurs privilèges. Les débats de la Constituante se déroulent dans une agitation peu propice à la construction d’un socle de valeurs partagées.
Dans sa première chronique parue tout juste au lendemain de la révolution tunisienne, l’historienne Kmar Bendana écrivait : « Cette vie (celle d’avant le 14 janvier) ressemble aujourd’hui à une hibernation qui nous a conservés vivants, dans quelques niches, mais nous a laissés lents à nous décongeler, indolents et mous, assommés et engourdis, inaptes à nous mêler encore à cette onde qui enfle et qui grossit. » (Kmar Bendana, Chronique d’une transition, Les éditions Script, Tunis, décembre 2011)
La sortie de cette hibernation charrie avec elle de nombreuses questions laissées en suspens depuis des décennies. Toutes ces questions se résument probablement à la difficile émergence de ce que l’on pourrait appeler un consensus national minimal. Chacun croit savoir sur quoi il repose, et l’interprète à sa guise, il est pourtant en complète réécriture, plus certainement dans la rue qu’au Parlement. Car aujourd’hui, la société tunisienne est plongée dans une incertitude qui fait osciller entre des moments d’enthousiasme et de désespoir. Et les mécanismes qui, selon Claude Lefort, « peuvent contribuer à réduire la fluidité politique des transitions, à gérer l’incertitude. La rédaction d’une constitution, la mise en place de nouvelles institutions, la codification de nouvelles règles (…) ces procédés de « l’invention démocratique » » [12], sont mis en question par une forme de méfiance diffuse. Celle-ci est renforcée dans un temps de surinformation, de propagation rapide des informations, d’individualisation extrême des canaux de formation et d’information qui font que chaque citoyen ne cesse d’osciller. L’effet du régime autoritaire est également à l’œuvre, sapant la confiance placée dans les autorités, qu’elles soient l’administration, le syndicat, l’école ou, bien entendu, les partis et les élus.
Les temps révolutionnaires ont d’abord débouché sur un processus démocratique, offrant, par le vote, la possibilité aux citoyens de se prononcer pour une offre politique qui était encore le reflet du « monde d’avant ». Ils se poursuivent aujourd’hui dans une forme de temporalité très spécifique : les Tunisiens écrivent une histoire, un peu chaotique, ils se réapproprient leurs références communes, redessinent un destin national autour de ce qui leur semble important : les affaires, les paysages, la laïcité, la culture, la langue (arabe, dialectale, le bilinguisme, etc.). Tout est contesté et tout est sans cesse balloté entre des phases de surengagement militant et des phases de déception forte. Le pays ne cesse alors d’alterner entre des moments de « réconciliation révolutionnaire » éphémère et des moments de divergence où tout semble hors de contrôle et où le pouvoir appartient de nouveau à ceux qui en font profession. Il y aurait là une forme de trahison nécessaire de la « révolution démocratique », difficile à percevoir et à décrypter, très amère pour ceux qui la ressentent, mais qui ne se résume certainement pas à la prise de pouvoir par l’un ou l’autre des partis représentatifs. (19 février 2013)
Leyla Dakhli est chercheuse au CNRS (Institut de recherche et d’études sur le monde arabe, Aix-en Provence). Elle a publié un ouvrage issu de sa thèse sous le titre : Une génération d’intellectuels arabes, Syrie-Liban, 1908-1940 (Ed. Karthala, 2009). Cet article, « Une révolution trahie ? Sur le soulèvement tunisien et la transition démocratique », a été publié dans La Vie des idées : http://www.laviedesidees.fr/Une-revolution-trahie.html
Notes
[1] Cf. Amin Allal, « Trajectoires « révolutionnaires » en Tunisie » Processus de radicalisations politiques 2007-2011, Revue française de science politique, 2012/5 Vol. 62, p. 821-841.
[2] Idéaux que ces mêmes élites liaient à une identité « historique » tunisienne, celle d’un islam réformé, capable de faire des compromis et des conciliation avec la « modernité », notamment concernant le statut des femmes.
[3] Voir la carte des « Trois Tunisies » réalisée par le CIST http://www.gis-cist.fr/index.php/dossiers-du-cist/2-les-inegalites-regionales-en-tunisie/2-4-synthese-les-trois-tunisies/
[4] Voir Héla Yousfi, « Ce syndicat qui incarne l’opposition tunisienne », dans Le Monde diplomatique, novembre 2012 ; et Choukri Hmed, « Réseaux dormants, contingence et structures. Genèses de la révolution tunisienne », Revue française de science politique, Presses de Sciences Po, vol. 62, n°5-6, Paris, p. 797-820.
[5] Voir le bel article d’Olivier Roy, aux lendemains de ces événements, intitulé « Révolution post-islamiste », Le Monde, 12 février 2011
[6] Jocelyne Dakhlia, Tunisie. Le Pays sans bruit, Actes Sud, 2011.
[7] Par la promulgation du Code du statut personnel, notamment, et par des actes symboliques dont le plus célèbre est le geste de « dévoiler » des femmes tunisiennes en public le 13 août 1966 lors de la journée de la femme.
[8] Il faut noter que ces dernières années, certains travaux, notamment d’historiens, renouent avec l’histoire sociale de la région. Cf. Joel Beinin et Frédéric Vairel, Social Movements, Mobilization, and Contestation in the Middle East and North Africa (Stanford University Press, Stanford, 2011).
[9] Cf. sur la Vie des idées l’article de Leïla Vignal, « Syrie : anatomie d’une révolution ».
[10] Cité par Héla Yousfi, op. cit.
[11] Ibid.
[12] Lefort (C.), L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981.