photos : Kaveh Boveiri
– S’il vous plaît, donnez-moi un espresso double et une brioche à la mémoire de Jean-Luc Godard. Vous avez entendu la nouvelle, n’est-ce pas ? ai-je dit à cette jeune barista en essayant de camoufler mes larmes et en changeant le ton de ma voix.
– Mais oui ! Et il aimait la brioche ?
– Je pense. Du moins, je me rappelle que dans un film, il mange une brioche.
Lénine est censé avoir dit, en 1919 : « Vous devez toujours garder présent à l’esprit que de tous les arts, c’est le cinéma qui est pour nous le plus important ». Jean-Luc, cet enfant qui est né 11 ans après, garde bien ce message à l’esprit, et prend ce message au sérieux, au plus sérieux peut-être.
Il devient l’homme qui dépasse tout et ce, sous de multiples aspects.
Avant-gardiste : Oui. Et d’une avant-garde qui dépasse toutes les bornes imaginables et non imaginables. Combien nombreux sont les volets de sa pensée et de sa création qui restent à déchiffrer par les futures générations de cinéphiles !
Activiste : Oui ! Un activiste resté solidaire du peuple opprimé, du Viêtnam à la Palestine, de mai 68 au mouvement ouvrier. Concernant ce dernier aspect, dans « L’opération béton », son premier film réalisé en 1955, il trace une analogie entre cette opération industrielle et la sévérité et la cruauté d’une opération militaire. Dès ce film, il affirme sa solidarité en dépeignant cinématographiquement la saleté et les ténèbres dominantes, en pratiquant une approche qui engendre simultanément le ris et le cri. Activisme encore présent dans « Nos espérances », en 2018. Actif aussi, par exemple en soutenant, et en étant, parmi d’autres, un des formateurs du cinéma iranien et du cinéma à Kerala.
Théoricien et critique à travers ses films : Encore oui. Et non seulement des films, mais aussi du statu quo, ou plutôt du statu quo entretenu à travers les films. Non seulement un théoricien du cinéma, mais aussi celui du dépassement du cinéma et du métacinéma. En soulignant, par exemple, l’importance de la production cinématographique actuellement dominée par la distribution ; ou en critiquant un monde dominé par la langue, qui est simultanément un monde en besoin du langage, « un mélange d’images, de langue et de parole ».
Ainsi, Jean-Luc Godard reste un homme de dépassement dans tous les volets de ses activités.
La réception du prix IFFK (The International Film Festival of Kerala), en 2021, donne lieu à une des dernières apparitions publiques de Godard. Il est déjà marqué par des « pathologies multiples invalidantes », motivant le choix ultime de sa vie. Dans un moment de cet entretien, Godard dit qu’après la réalisation d’un certain projet, il allait dire « Adieu au cinéma ». Les deux intervieweurs lui répondent : « too early, too early ».
« Oui, too ealy ». Nous tous, le répétons à l’unanimité.
C’est tard. Jean-Luc Godard est mort. Vive Jean-Luc Godard.
À propos de l’auteur : détenteur d’un doctorat en philosophie, Kaveh Boveiri enseigne à l’université de Montréal. Sa monographie, Marxian Totality, est sous presse par BRILL. Il est aussi traducteur de textes des auteurs marxistes du français, de l’allemand et de l’anglais en farsi.
À Patrice, ce cinémaniaque qui perd, en Jean-Luc Godard, son père spirituel
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