Sur le site de La Repubblica ce matin, le premier titre indique : « Marchés rassurés : le spread se réduit, Piazza Affari en hausse de 2,7 % ». Que l’on se rassure, donc, la place financière milanaise se reprend et l’écart de taux de rendement à 10 ans entre les obligations italiennes et allemandes, qui s’était envolé ces derniers jours, revient à des niveaux raisonnables.
Tout un symbole. L’extrême droite italienne arrive en position de force à la tête du pays, le Mouvement Cinq Étoiles qui se disait antisystème déboule au cœur de la machine politique, mais, ouf ! Les marchés financiers se portent bien. L’information est à la hauteur du feuilleton politique qui agite Rome depuis trois semaines : à Bruxelles comme sur les marchés, on se préoccupait bien peu de politique ces derniers temps. Il fallait juste que ce nouveau gouvernement n’entrave en rien le libéralisme économique européen et la sacro-sainte monnaie unique.
C’est ainsi que la première proposition de nommer Giuseppe Conte président du conseil– un juriste inconnu du grand public – et l’économiste Paolo Savona ministre des finances – un homme critique de l’euro – a été retoquée dimanche soir. Les marchés se sont affolés et les dirigeants européens ont redoublé de déclarations alarmantes, jusqu’à la très explicite phrase du commissaire européen au budget : « Les marchés apprendront aux électeurs italiens de ne pas voter pour les partis populistes », a déclaré il y a quelques jours l’Allemand Günther Oettinger.
Une nouvelle proposition a ensuite été avancée par le président de la République italien : un ancien du FMI à la présidence du conseil (Carlo Cottarelli), un gouvernement technique qui n’avait aucune chance de recueillir l’approbation du parlement, et des élections anticipées à très brève échéance. Le scénario n’a pas calmé les marchés. Bien au contraire.
Résultat, ceux qui faisaient figure d’épouvantail sont revenus dans la course : Giuseppe Conte à la présidence du Conseil, Paolo Savona cette fois aux affaires européennes, et un exécutif politique très marqué Ligue et Cinq Étoiles. L’accord a été trouvé jeudi soir, et le gouvernement, dont on connaît maintenant la composition complète, doit prêter serment ce vendredi après-midi.
Les deux leaders, Luigi di Maio pour le Mouvement Cinq Étoiles et Matteo Salvini pour la Ligue, y sont donc les maîtres du jeu, avec chacun un poste de vice-président du Conseil. Le premier obtient en outre un portefeuille élargi « développement économique, industrie et travail », tandis que le second obtient le ministère de l’intérieur, un poste stratégique pour mettre en œuvre sa feuille de route anti-migrants.
Le nouvel exécutif est réparti de manière équitable entre les deux formations, qui recueillent cinq postes chacune. Un ministère est en outre attribué à une ancienne du parti postfasciste Fratelli d’Italia, tandis que six professeurs ou figures issus de l’administration, sans étiquette, entrent aussi au gouvernement. C’est le cas notamment du ministre des affaires étrangères, Enzo Moavero Milanesi, qui a déjà gouverné avec Mario Monti puis Enrico Letta. C’est le cas, également, du portefeuille clef des finances, confié à un économiste peu connu, Giovanni Tria, président de l’École nationale d’administration italienne et professeur à l’université romaine de Tor Vergata. C’est un homme critique de la gouvernance économique de l’UE, favorable aux investissements publics pour soutenir la croissance, mais non opposé à l’euro.
Ce nouveau gouvernement, résultat d’un attelage improbable entre un parti d’extrême droite et un mouvement se voulant antisystème et « ni de droite ni de gauche », brouille les repères politiques, italiens comme européens.
Il est une évidence : en proposant une combinaison de mesures sociales et de politique anti-migrants, son programme, arrêté dans l’accord de gouvernement conclu il y a deux semaines, a quelque chose d’inédit sur le continent. Mais il en est une autre, révélée à la faveur de ce feuilleton rocambolesque : ce qui crispe les Européens aujourd’hui est uniquement le risque d’un dérapage monétaire et d’une éventuelle déstabilisation de la monnaie unique. Faut-il s’en étonner ? Leur indignation ne porte en rien sur la coloration xénophobe d’une Ligue en position de force à Rome.
Toutes les réactions venant de Bruxelles ces trois dernières semaines mettaient en effet en avant un aspect irréaliste ou dangereux des mesures économiques voulues par les deux partis. Certes, la mise en place de la flat tax (taux d’imposition unique à 15 et 20 %) réduira considérablement les recettes budgétaires de l’État, tandis que le revenu de citoyenneté et l’annulation de la réforme des retraites passée en 2011 pèseront sur les dépenses.
Quid en revanche de l’opposition de la Ligue à une gestion européenne de la question des réfugiés ? Quid de sa volonté d’expulser « 500 000 » migrants résidant aujourd’hui en Italie ? Sur ce sujet, les dirigeants européens se sont bien gardés d’intervenir.
Derrière les coulisses
C’est que Bruxelles, qui n’a déjà pas empêché la dérive xénophobe d’Orbán en Hongrie, trouve aussi un intérêt à déléguer le « sale boulot » à l’Italie, aujourd’hui première porte d’entrée pour les exilés en Europe – après la Grèce en 2015. Qu’un discours d’État hostile aux migrants s’installe à Rome serait bien arrangeant pour ces dirigeants européens, non seulement incapables de faire front contre une Europe centrale quasi unanime à refuser, depuis bientôt trois ans, l’accueil de réfugiés sur leurs territoires, mais aussi eux-mêmes de plus en plus perméables aux discours hostiles aux étrangers. En témoignela curieuse évolution de la CDU/CSU allemande, pays qui s’est pourtant le plus ouvert aux réfugiés en 2015, ou encore le rapprochement, en Autriche, entre la droite et l’extrême droite désormais au pouvoir.
D’ailleurs l’Italie qui, la première, a signé un accord bilatéral avec la Libye afin de favoriser les « réadmissions » dans cet État failli, où trafic d’êtres humains et conditions atroces de détention ont été maintes fois documentés. Depuis, la Commission européenne a cautionné cette politique en signant, l’année dernière, un partenariat avec ce pays afin d’endiguer les départs depuis les côtes libyennes.
Italie qui ne cesse, depuis l’année dernière, d’en appeler à la solidarité européenne. En vain. La politique migratoire européenne tient de plus en plus d’une approche sécuritaire et d’une gestion étriquée des frontières. La France ne fait pas exception, avec la façon dont est cadenassée aujourd’hui la frontière avec l’Italie, à Vintimille et maintenant dans les Hautes-Alpes, et les dégâts humains que cela entraîne (deux morts connus à ce jour), comme le racontait récemment Mathilde Mathieu dans ce reportagedans le Briançonnais.
La réaction du ministre slovaque des finances la semaine dernière était à cet égard révélatrice : Peter Kazimir écrivait, sur Tweeter : « La zone euro a besoin de coopération mutuelle, une coopération dédiée aux réformes… aussi tôt que possible. #Italie »Eurozone, réformes… : le vocabulaire des dirigeants européens semble pour le moinslimité sur le cas italien.
La formation de cette majorité inédite ne consiste donc pas seulement en l’arrivée des « affreux » au pouvoir comme nous l’écrivions au lendemain du scrutin, le 5 mars dernier, dans Mediapart. Elle est aussi le résultat des positionnements erratiques des partis traditionnels de l’échiquier européen, et de l’état de déliquescence avancé du système politique italien.
Car il faut bien le dire, malgré les contradictions internes au M5S et son évolution contestable, ce qu’il apportait au système politique italien était rafraîchissant, de par les remises en cause du système en place qu’il proposait : lutte antimafia et anticorruption, tentatives de démocratie directe, rajeunissement et féminisation du personnel politique.
Rétif à la classification gauche/droite, ce mouvement iconoclaste – du moins à ses débuts – aurait pu ouvrir, avec des partenaires plus sensés que la Ligue xénophobe de Matteo Salvini, une nouvelle page dans l’histoire politique italienne. Son succès aux élections du 4 mars tient d’ailleurs en grande partie aux mesures sociales et à la lutte antimafia qu’il proposait à une population fragilisée par des années de crise économique.
Las, Forza Italia et le Parti démocrate ont refusé de s’asseoir avec lui à la table des négociations. Avant cela, ils avaient tenté par tous les moyens de lui faire barrage, allant jusqu’à bricoler une loi électorale en amont du scrutin pour favoriser les coalitions de « centre gauche » ou de « centre droit », et couper ainsi l’herbe sous le pied du solitaire M5S. La tentative, à l’évidence, a échoué, puisque les Cinq Étoiles sont arrivées en tête des législatives, mais cela n’a pas empêché les forces traditionnelles de continuer à faire bloc, stigmatisant et dénigrant sans cesse la formation de Di Maio.
Le résultat de ces blocages, c’est donc cette alliance Ligue-Cinq Étoiles : une compromission pour le M5S, une dérive inacceptable pour un pays fondateur de l’UE… mais aussi un retour à la vieille politique, celle de dietro le quinte – ce « derrière les coulisses » où se faisaient et se défaisaient, de l’après-guerre jusqu’aux années 1990, les gouvernements italiens, avant que n’advienne la Seconde République.
On pourrait parler, pour le PD, d’une occasion manquée. Il était le parti naturellement le plus à même de se rapprocher du M5S. Mais l’on parlera davantage d’une cécité, et d’une ultime chute. Celle que l’on retrouve ailleurs sur le continent – en Grèce, en France, en Espagne, en Allemagne… Le déclin inéluctable des forces sociales-démocrates frappe l’Italie comme les autres.
Et comme les autres, les sociaux-démocrates italiens s’accrochent aux branches, rejetant la faute sur les « populistes » – manière paresseuse et indifférenciée d’envelopper différents partis dans le même sac, celui des anti-européens infréquentables.
Depuis que l’alliance Ligue-Cinq Étoiles est annoncée, les dirigeants européens et les grands médias ont abondamment utilisé cette étiquette. Or comme l’expliquait récemment Frédéric Zalewski dans un entretien à Mediapart, le terme de populisme est imprécis et cache des réalités différentes qu’il convient d’analyser plus justement. Il est surtout utile pour les adversaires : « C’est un raccourci qui permet de se raconter une histoire qui fait peur, c’est une structure narrative, expliquait le chercheur dans cet entretien. On parle de montée du populisme pour se rassurer ensuite : finalement, les grands partis de gouvernement restent le plus souvent qualifiés pour gouverner, et tout est bien qui finit bien… »
Cette fois-ci, PD, Forza Italia et tous leurs équivalents sur l’échiquier européen n’ont pas réussi le happy end. Que faudra-t-il encore comme séisme politique pour qu’ils prennent conscience de la nécessité de renouveler leurs rangs, de revenir vers les classes populaires, et d’adapter leurs programmes à la marche ultralibérale de nos économies et au rejet qu’elle suscite ? À un an des élections européennes, ce statu quo et leurs attaches au vieux système sont consternants.
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