Il est l’un de ceux, aux côtés de Pablo Iglesias (Podemos) ou d’Ada Colau (Guanyem), qui incarnent le renouveau de la politique espagnole. Alberto Garzón, un économiste de 29 ans, est candidat à la primaire organisée début 2015 par les écolo-communistes d’Izquierda Unida (IU). La formation, partenaire du Front de gauche, traverse une crise profonde, dépassée par l’ascension de Podemos, mais aussi bousculée par des cas de corruption qui touchent certains de ses barons locaux.
Dans un entretien à Mediapart, Alberto Garzón, élu député en 2011 depuis son fief de Malaga (Andalousie), explique comment il espère rénover de fond en comble la culture politique du parti. Du programme économique aux réformes institutionnelles, il dénonce aussi les « ambiguïtés » qui accompagnent la montée en puissance de la formation de Pablo Iglesias, désormais son grand concurrent, à l’approche d’une année 2015 décisive, marquée par un triple scrutin – municipales (mai), régionales (mai) et législatives (octobre ou novembre).
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Mediapart : Izquierda Unida n’a pas été capable de prendre l’espace politique qu’occupe aujourd’hui Podemos. Pourquoi ?
Alberto Garzón : IU a très bien fait le diagnostic de ce qu’il se passait dans le pays, mais nous n’avons pas eu suffisamment d’ambition politique, pour prendre les décisions qui auraient dû accompagner ce diagnostic. On pourrait dire que les changements de la société ont été plus rapides que ceux internes à l’organisation. Ce sont les romantiques qui ont gagné les assemblées (formées lors du mouvement « indigné » de 2011 – ndlr). Ils ont laissé la place aux bureaucrates qui les dirigent désormais.
Avant d’en venir aux « bureaucrates » de Podemos, que voulez-vous dire par plus d’« ambition politique » ?
A. G. : IU ne doit pas avoir pour seule ambition d’être le soutien politique du PSOE (le parti socialiste – ndlr), mais bien de diriger la transformation sociale. Au sein de l’organisation, certains n’ont jamais cru que l’on pourrait dépasser la barre des 10 %, et que l’on aurait d’autres choix, un jour, que de travailler avec le PSOE. Avoir de l’ambition politique, c’est en finir avec ce genre de calculs. Cela implique un changement de méthode, et de génération.
Vous plaidez pour un processus de convergence des gauches. En quoi cela consisterait-il ?
A. G. : C’est une idée simple. L’union fait la force, et la fragmentation de la gauche bénéficie à la droite. Plus on sera nombreux à s’entendre sur un projet de transformation sociale, mieux ce sera.
Au sein d’IU, il y a des réticences sur ce point. À Madrid, le parti semble même très divisé 3.
A. G. : Certains redoutent une dissolution du parti. Mais ils ne sont pas majoritaires. Et Madrid est, comme toujours dans la politique espagnole, un cas très particulier.
Cette convergence fonctionnerait pour toutes les élections de l’an prochain ?
A. G. : Oui. Mais Podemos a déjà dit qu’ils ne se présentaient pas aux municipales (sauf dans quelques villes – ndlr), et qu’ils iraient seuls aux régionales et aux législatives. Ils ont déjà dit qu’ils ne voulaient pas d’unité populaire.
C’est surtout que Podemos considère qu’IU fait partie de la « caste » des politiques responsables de la crise.
A. G. : Oui. Ils le disent mezza voce, mais ils le disent quand même (ils critiquent davantage le PP et le PSOE – ndlr).
IU est identifiée à une vieille culture politique, qui s’est fait dépasser par le mouvement des Indignés.
A. G. : Au sein d’IU, il y a ceux qui voient l’organisation comme un soutien du PSOE, mais aussi comme une machine électorale. C’est devenu un parti très institutionnalisé, très dépendant des scrutins électoraux pour exister, très peu implanté dans les mouvements sociaux. Il faut changer cela.
Le parti n’est pas épargné par les cas de corruption. L’affaire des « cartes de crédit de complaisance » 3, qui a éclaté à l’automne, montre que certains conseillers nommés par IU 3 au sein des instances de direction de la banque Caja Madrid, en particulier, les ont utilisées pendant des années pour leurs dépenses personnelles.
A. G. : Il ne doit plus rester aucun soupçon de corruption dans le parti. Tous ceux qui ont volé, ou permis à certains de le faire, doivent se mettre en retrait du parti. Il y a des responsabilités politiques à assumer. Une commission interne à IU, à laquelle je participe, y travaille (elle a rendu ses conclusions le 14 décembre 3 et demande la démission de certains responsables du parti– ndlr).
Certains jugent que Podemos s’est déjà banalisé, et coupé des mouvements sociaux. Qu’en pensez-vous ?
A. G. : Podemos utilise une terminologie « 15-M » (du 15 mai 2011, date du surgissement du mouvement « indigné » – ndlr). Mais dans la pratique, c’est un parti très classique, qui s’est doté d’un secrétaire général et d’une équipe qui fonctionne comme sa garde rapprochée. Tous les vœux du secrétaire général sont exaucés. C’est du césarisme. Ils donnent l’apparence d’une consultation permanente en interne, mais tout est déjà décidé. Le programme économique, ce sont deux personnes qui l’ont fait, pas une assemblée.
Si l’on regarde les programmes économiques, IU et Podemos se ressemblent : vous prônez un audit de la dette, dénoncez l’austérité. Quelles différences y a-t-il ?
A. G. : À l’origine, il y avait peu de différences. Ils nous ont littéralement copiés. Mais maintenant, elles existent, si. Ils sont en train de modifier leur programme pour se repositionner vers le centre, pour ne pas effrayer les marchés. Le revenu de base garanti n’est plus tout à fait garanti. Ils adoucissent aussi leur projet d’audit de la dette. On observe une série de renoncements. Podemos est beaucoup plus ambigu qu’il ne l’était pendant la campagne des européennes.
C’est difficile de dire qu’ils vous ont « copiés ». Les premiers éléments de leur programme économique sont tout de même le résultat de débats et de votes au sein de leurs « cercles », leurs assemblées.
A. G. : Oui, c’est vrai. Mais au sein des assemblées, lors des débuts de Podemos, les activistes d’Izquierda Anticapitalista (IA) étaient très présents. Et IA était une composante de IU jusqu’en 2008 (elle s’appelait alors Espacio Alternativo – ndlr).
L’eurodéputé Pablo Iglesias, leader de Podemos, a couvert d’éloges la récente intervention du pape François au Parlement européen (« ¡ Bien Bergoglio ! » 3). Qu’en pensez-vous ?
A. G. : Ils essaient de se placer au centre, pour renforcer leur électorat. Ils multiplient les clins d’œil aux militaires, à l’Église, mais aussi aux espaces traditionnels de la gauche, pour séduire à tout-va.
« Hollande montre que la social-démocratie est impossible dans l’UE »
Votre dernier livre plaide pour une « Troisième République » en Espagne. C’est une priorité pour IU, comme pour Podemos…
A. G. : Pour IU, la République ne veut pas seulement dire l’absence du roi. Pour nous, c’est surtout davantage de participation démocratique, des référendums, des initiatives de participation populaire. Tous ces mécanismes ne sont pas prévus dans la Constitution de 1978. Sur ce sujet, Podemos cultive là encore l’ambiguïté. L’autre jour, dans un débat à Madrid, l’un d’entre eux a expliqué qu’il y avait eu « de bons Bourbons ».
Si l’on écoute Pablo Iglesias, cette ambiguïté est assumée. Elle se justifie parce qu’il faut gagner.
A. G. : Pour Pablo, l’essentiel, c’est de gagner les élections (de novembre 2015 – ndlr). Mais les transformations sociales ne peuvent pas se produire uniquement par la victoire dans les urnes. Le problème de Podemos, c’est qu’ils sont en train d’envoyer un signal, qui consiste à dire aux gens : arrêtez de descendre dans la rue, votez pour nous et l’on s’occupe de tout. Pour la gauche, c’est un problème énorme : si tu te centres uniquement sur les élections, tu démobilises les citoyens. Les « marées » (mobilisations anti-austérité en Espagne – ndlr) disparaissent, il n’y a plus de syndicats, plus d’activisme social. C’est très dangereux.
Cela va compliquer le « processus de convergence » que vous prônez…
A. G. : Oui. La stratégie de Podemos applique la théorie d’un populisme de gauche définie par Ernesto Laclau (sociologue argentin mort en 2014 3 – ndlr). Les dirigeants de Podemos, bien sûr qu’ils sont de gauche. Mais leur stratégie, elle, ne l’est pas. Et leur base, c’est-à-dire les gens qui sont en train de les rejoindre ces jours-ci, ne l’est sans doute pas non plus. La convergence que je propose, c’est de profiter d’une opportunité historique qui se dessine en Espagne, à la marge du bipartisme PSOE-PP. On a la possibilité de rompre avec le système et d’en construire un nouveau. Mettons-nous autour de la table et entendons-nous sur une série de points de programme précis.
Vous pourriez imaginer une alliance avec le PSOE si Pedro Sanchez, son nouveau patron, changeait de discours ? Votre parti gouverne avec les socialistes en Andalousie 3.
A. G. : Les accords se font toujours sur la base d’un programme. Pour le moment, le scénario que je vois (au niveau national – ndlr), c’est surtout celui d’un parti socialiste prêt à faire un pacte avec le PP (la droite de Mariano Rajoy au pouvoir – ndlr), en reproduisant cette « grande coalition » qui existe au Parlement européen.
L’Espagne est frappée par une crise dure. Le pays est en ébullition, sur le front social et politique. En France, à l’inverse, la scène institutionnelle semble en état d’hibernation. Qu’en pensez-vous ?
A. G. : Le gouvernement Hollande a révélé la véritable nature de l’Union européenne. L’UE a été construite pour qu’il n’existe aucune alternative au néolibéralisme. Si bien que les gouvernements qui se disent sociaux-démocrates et essaient de mettre en place une alternative, n’y parviennent pas. L’exemple français prouve que la social-démocratie est impossible dans le contexte européen.
Quand Jean-Luc Mélenchon prend Podemos comme exemple pour lancer le Mouvement pour une Sixième République (M6R 3), vous lui dites qu’il fait fausse route ?
A. G. : La présidentialisation du régime français est une vraie difficulté. Mais le problème, à mes yeux, est plus large. Beppe Grillo en Italie, Marine Le Pen en France et Podemos en Espagne sont finalement des phénomènes très similaires. Ils occupent un espace qui permet de canaliser la frustration et l’indignation. Ils se construisent en réaction à quelque chose de négatif. Cela conditionnera le jour d’après l’élection. Même si Podemos, bien sûr, est de gauche, ou plutôt de gauche, à la différence de Grillo ou de Le Pen.
Mais c’est un détail qui change tout.
A. G. : C’est vrai. Mais le mérite n’en revient pas à Podemos. Il revient au « 15-M ». Au printemps 2011, des citoyens espagnols ont occupé les places du pays et ont dit : nous sommes tous en colère et la faute, ce ne sont pas les migrants et les étrangers, ce sont les banquiers et les politiques. Le problème en France, c’est que Marine Le Pen s’est emparée de cet espace, et je ne crois pas qu’il soit possible de le récupérer à travers de simples discours. Il faut en revenir à des pratiques, à l’échelle locale, qui seules pourront déboucher sur de nouvelles identités politiques, et contrer le FN.
En Espagne, ce discours héritier des Indignés, qui mise sur l’action au niveau des quartiers, c’est Ada Colau et son mouvement, Guanyem, qui s’en rapprochent le plus (lire notre reportage à Barcelone).
A. G. : Peut-être. C’est surtout une approche très gramscienne.
On pourrait dire que Podemos aussi fait du Gramsci, en imposant ses propres concepts dans le débat public – par exemple celui de la « caste », que tous les médias reprennent en boucle désormais.
A. G. : Je ne suis pas d’accord. Gramsci, lui, pensait en termes de classes sociales. Pour Ernesto Laclau, la référence de Podemos, il n’y en a plus. Ce n’est pas un détail. Podemos essaie de construire un mouvement uniquement à travers un discours très efficace, tourné contre un adversaire qui serait l’ensemble du monde politique, cette fameuse « caste ». Mais ils oublient ce qu’il y a de plus important chez Gramsci : les classes sociales existent encore, et l’important, à la fin, c’est d’améliorer la vie matérielle des gens.
Podemos veut séduire un médecin, un fonctionnaire, un chômeur et un type qui meurt de faim, à travers un discours suffisamment ambigu pour plaire à tous. D’un point de vue électoral, c’est très efficace. Mais quand viendra le temps des décisions, je ne vois pas comment mettre d’accord un médecin, un fonctionnaire et un type qui meurt de faim dans la rue.