Édition du 17 décembre 2024

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Afrique

Extraits

Un débat légitime et nécessaire dans une perspective anti-impérialiste

Le débat sur la Libye est légitime et nécessaire pour tous ceux qui partagent une position anti-impérialiste, à moins de penser que le fait d’adhérer à un principe nous affranchit de la nécessité d’analyser spécifiquement chaque situation concrète et de déterminer notre position à la lumière de l’évaluation des faits.

(...)

Chaque règle générale admet des exceptions. Ce constat vaut pour la règle qui veut que les interventions militaires menées par des puissances impérialistes avec mandat de l’ONU sont purement réactionnaires et ne peuvent en aucun cas servir un but humanitaire ou positif. Prenons un exemple, juste pour éclairer le débat : s’il était possible de remonter le cours du temps et revenir à la période juste antérieure au génocide au Rwanda, est-ce que nous nous opposerions à une intervention militaire menée par l’Occident sous l’égide des Nations Unies dans le but d’empêcher ce génocide ? Bien sûr, nombreux seraient ceux qui diraient qu’une intervention de forces impérialistes ou étrangères risquerait de faire beaucoup de victimes. Mais peut-on imaginer en toute honnêteté que les puissances occidentales auraient massacré entre un demi-million et un million de personnes en l’espace de 100 jours ?

Ceci ne veut pas dire qu’il faut confondre la Libye et le Rwanda. J’expliquerai plus loin pourquoi les puissances occidentales ne se sont pas préoccupées du Rwanda ni du tribut en vies humaines proche du génocide payé par la République Démocratique du Congo, alors qu’elles interviennent en Libye. La référence au génocide rwandais sert ici uniquement à montrer qu’il y a lieu de discuter des cas concrets, même quand on adhère sans réserve à des principes anti-impérialistes. L’argument qui consiste à dire que l’intervention en Libye fera inévitablement des victimes civiles (j’ai tendance à penser que, d’un point de vue humanitaire il faut même se préoccuper du sort des soldats de Kadhafi) n’est pas déterminant. Ce qui est décisif, c’est la comparaison entre le coût humain de cette intervention et ce qu’il en aurait été si elle n’avait pas eu lieu.

(...)

Restons-en là avec les analogies. Elles font toujours l’objet de débats sans fin, même si elles servent le but utile de montrer qu’il existe des situations qui font débat, des situations dans lesquelles vous pouvez céder aux bandits ou appeler les gendarmes, etc. Elles montrent qu’il n’est pas défendable de croire que qu’il faut rejeter automatiquement ce type d’attitudes au motif qu’elles « trahiraient les principes », sans prendre la peine d’évaluer les circonstances concrètes. Autrement, les mouvements anti-impérialistes dans les pays occidentaux apparaîtraient comme uniquement préoccupés par l’opposition à leurs propres gouvernements sans la moindre considération pour le destin des autres populations. Ce ne serait plus de l’anti-impérialisme, mais de l’isolationnisme de droite, une attitude digne du réactionnaire états-unien Patrick Buchanan : « Qu’ils aillent tous au diable et nous laissent tranquilles ». Essayons donc d’évaluer calmement la situation concrète qui nous préoccupe actuellement.

Commençons par la nature du régime de Kadhafi.

Les faits laissent ici peu de place à un désaccord légitime. J’en discute à l’attention exclusive de ceux qui, en toute bonne foi et par pure ignorance, croient que Kadhafi est un progressiste et un anti-impérialiste. Il est vrai que Kadhafi a commencé par être un dictateur populiste anti-impérialiste relativement progressiste, qui avait dirigé un coup d’état militaire contre la monarchie libyenne en 1969, imitant en cela le coup d’état qui avait renversé la monarchie égyptienne en 1952. Son premier héros et modèle était Gamal Abdel-Nasser, bien que le régime de Kadhafi fût, à l’origine, plus à droite idéologiquement, avec une importance beaucoup plus grande accordée à la religion (plus tard, Kadhafi prétendra donner une nouvelle interprétation de l’islam). Il entreprit très tôt de recruter pour ses forces armées des mercenaires issus de pays plus pauvres, initialement dans le but de constituer une Légion Islamique.

Dès le début des années 1970, il proclama le remplacement des lois en vigueur par la charia, juste avant de s’engager dans une imitation de la « révolution culturelle » chinoise avec sa propre version islamique du Petit Livre Rouge de Mao : le Livre Vert. Il imita également la prétention de « démocratie directe » de la « révolution culturelle » à travers la création d’un réseau de « comités populaires » censés être destinés à transformer la Libye en « État des masses », en réalité avec une proportion record de la population émergeant des services de sécurité. Plus de 10 % des Libyens étaient des « informateurs » payés pour surveiller le reste de la société. Kadhafi mena une politique extensive d’emprisonnements et d’exécutions des opposants à son régime, y compris à l’encontre de plusieurs des officiers qui avaient pris part avec lui au renversement de la monarchie. À la fin des années 1970, il décida de transformer l’économie libyenne en combinant capitalisme d’état dans les grandes entreprises et capitalisme privé avec « partenariat » des travailleurs dans les entreprises plus petites et en abolissant les loyers et le commerce de détail (même les coiffeurs furent nationalisés). Il consacra également une partie de la rente pétrolière de l’État à l’amélioration des conditions de vie de la population libyenne, version « révolutionnaire » de la façon dont les monarchies du Golfe dotée d’un haut revenu pétrolier par habitant, subventionnent les besoins de leurs propres sujets afin d’acheter leur soutien, tout en maltraitant, comme en Libye, les travailleurs immigrés qui représentent la majorité de la force de travail et de la population.

Au cours de la décennie suivante, confronté aux résultats désastreux de sa politique erratique et à l’effondrement de l’URSS dont il dépendait pour la fourniture d’armes, Kadhafi prétendit imiter la perestroïka de Gorbatchev en libéralisant l’économie, mais certes beaucoup moins la vie politique. Son revirement politique majeur suivant se produisit en 2003. En décembre de cette année-là, il vint au secours de la politique de Bush et Blair en annonçant qu’il avait décidé de renoncer à ses programmes d’armes de destruction massive. C’était une contribution très opportune au renforcement de la crédibilité de l’invasion de l’Irak comme moyen d’arrêter la prolifération des armes de destruction massive. Kadhafi devint soudain un dirigeant respectable et fut chaleureusement félicité, Condoleezza Rice allant jusqu’à le citer comme modèle. L’un après l’autre, les dirigeants occidentaux allèrent en Libye rendre visite à Kadhafi sous sa tente pour y signer de juteux contrats. Celui qui établit les relations les plus étroites avec lui fut le dirigeant raciste de la droite dure italienne, le premier ministre Silvio Berlusconi : son amitié avec Kadhafi ne fut pas fructueuse uniquement dans le domaine économique. En 2008, ils conclurent l’accord le plus abject de l’époque récente, en vertu duquel les immigrés clandestins interceptés par les forces navales italiennes au cours de leur tentative de rallier les rivages européens seraient directement livrés à la Libye, au lieu d’être emmenés sur le territoire italien où leur demande d’asile doit être examinée en vertu des lois. Cet accord fut si efficace que le nombre de demandeurs d’asile en Italie passa de 36000 en 2008 à 4 300 en 2010. Il fut condamné par le Haut-commissaire pour les Réfugiés auprès des Nations Unies, sans résultat.

L’idée que les puissances occidentales interviennent en Libye pour renverser un régime contraire à leur intérêt est complètement absurde. Tout aussi absurde est l’idée que leur but est de mettre la main sur le pétrole libyen. En fait, la totalité des compagnies pétrolières et gazières occidentales ont des activités en Libye : l’italienne ENI, l’allemande Wintershall, la britannique BP, les françaises Total et GDF Suez, les états-uniennes ConocoPhillips, Hess et Occidental, la britannique-hollandaise Shell, l’espagnole Repsol, la canadienne Suncor, la norvégienne Statoil, etc. Pourquoi donc les occidentaux interviennent-ils aujourd’hui en Libye, et pas hier au Rwanda et hier et aujourd’hui au Congo ? Étant un de ceux qui ont énergiquement défendu l’idée que l’invasion de l’Irak était « dictée par le pétrole » face à ceux qui nous regardaient de haut en nous qualifiant de « réductionnistes », n’attendez pas de moi que j’affirme que le pétrole ne joue aucun rôle dans l’affaire libyenne. Il y joue un rôle décisif. Mais comment ?

Mon analyse est la suivante. Après avoir observé pendant quelques semaines Kadhafi mener une brutale et sanglante répression du soulèvement qui a éclaté à la mi-février – les estimations du nombre de morts variaient au début de mars entre 1000 à 10000 morts, ce dernier chiffre étant fourni par la Cour de Justice Internationale, tandis que l’opposition libyenne parlait de 6000 à 8000 morts – les gouvernements occidentaux, comme le reste du monde à cet égard, acquirent la conviction qu’avec le déclenchement d’une offensive contre-révolutionnaire par Kadhafi et l’arrivée de ses troupes aux portes de Benghazi (plus de 600000 habitants), un gigantesque massacre était imminent. Pour avoir une idée de ce qu’un gouvernement aussi répressif est capable de perpétrer, il suffit de se rappeler que la répression menée en 1982 par le régime syrien contre le soulèvement dans la ville de Hama, avec moins du tiers de la population de Benghazi, s’est soldée par la mort de plus de 25000 personnes. Si un massacre à une échelle comparable avait eu lieu sous l’autorité de Kadhafi avec pour résultat de consolider son pouvoir, les gouvernements occidentaux n’auraient eu d’autre choix que d’imposer des sanctions et un embargo pétrolier contre son régime.

(...)

Les conditions actuelles du marché pétrolier mondial font que les prix de pétrole, après une brève chute due au choc de la crise mondiale, ont repris leur hausse, quelques mois avant la vague révolutionnaire en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Tout ceci dans le cadre d’une crise économique mondiale qui perdure et d’une pseudo-sortie de crise extrêmement fragile. Dans ces conditions, un embargo sur le pétrole libyen est tout simplement exclu. Il fallait empêcher le massacre. Le meilleur scénario pour les puissances occidentales devint la chute du régime, qui les dispenserait de traiter avec lui. Un moindre mal serait pour elles l’enlisement du conflit et une partition de facto du pays entre l’ouest et l’est, avec une reprise des exportations du pétrole des deux provinces ou exclusivement des champs pétrolifères les plus productifs situés dans la partie orientale sous le contrôle de la rébellion.

A ce qui précède, il faut ajouter ce qui suit : c’est un non-sens et une illustration du « matérialisme » le plus grossier que d’ignorer le poids des opinions publiques sur les gouvernements occidentaux, et plus particulièrement dans ce cas les gouvernements des pays européens proches de la Libye. Au moment où les insurgés libyens demandaient au monde, avec de plus en plus d’insistance, la création d’une zone d’exclusion aérienne dans le but de neutraliser l’avantage principal des troupes de Kadhafi, et avec un public occidental qui suivait les événements à la télévision – ce qui rendait impossible qu’un massacre de masse à Benghazi passe inaperçu, comme ce fut le cas trop souvent (comme dans les cas de Hama ou de la République Démocratique du Congo, déjà mentionnés) – les gouvernements occidentaux n’auraient pas seulement dû affronter la colère de leurs concitoyens, mais ils auraient également complètement ruiné toute possibilité d’invoquer des prétextes humanitaires pour justifier de futures guerres impérialistes comme celles des Balkans ou d’Irak. Non seulement leurs intérêts économiques, mais aussi la crédibilité de leur propre idéologie étaient en jeu. Et la pression de l’opinion publique arabe a certainement joué un rôle dans l’appel de la Ligue Arabe à la création d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye, même s’il ne peut y avoir aucun doute quant au souhait de la plupart des régimes arabes de voir Kadhafi mettre à bas le soulèvement, et renverser ainsi la vague révolutionnaire qui balaie toute la région et ébranle leurs propres régimes.

Et maintenant, que faire devant tout cela ?

Un soulèvement de masse, faisant face à une menace bien réelle de massacre à grande échelle, qui demande la création d’une zone d’exclusion aérienne pour l’aider à résister à l’offensive criminelle du régime. Contrairement aux forces anti-Milosevic au Kosovo, les insurgés libyens ne demandaient pas l’occupation de leur pays par des troupes étrangères. Au contraire, ils avaient de bonnes raisons de ne faire aucune confiance à un tel déploiement : leur lucidité, à la lumière de l’Irak, de la Palestine, etc., quant aux visées impérialistes des puissances mondiales, ainsi que leur propre expérience de la manière dont le tyran qui les opprime a été choyé par ces mêmes puissances. Ils ont très clairement rejeté toute intervention étrangère sur le sol libyen, demandant simplement une couverture aérienne. Et, à leur demande, la résolution du Conseil de Sécurité a explicitement exclu « le déploiement d’une force d’occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et sur n’importe quelle partie du territoire libyen ».
Je ne m’attarderai pas sur les arguments inacceptables de ceux qui tentent de jeter le doute sur la nature de la direction du soulèvement.

Ce sont, en général, les mêmes qui croient que Kadhafi est un progressiste. Les dirigeants du soulèvement sont un mélange de dissidents politiques et intellectuels, défenseurs des droits démocratiques et des droits humains, dont certains ont passé de longues années dans les geôles de Kadhafi, d’hommes qui ont rompu avec le régime pour rallier la rébellion et de représentants de la diversité régionale et tribale de la population libyenne. Le programme qui les réunit est un programme de transformation démocratique : libertés politiques, droits de l’homme et élections libres – comme pour tous les autres soulèvements dans la région. Et si ce à quoi pourrait ressembler une Libye post-Kadhafi n’est pas clair, deux choses sont certaines : ce ne pourrait être pire que le régime de Kadhafi et ce ne pourrait être pire que le scénario plus évident d’un rôle crucial joué par les Frères Musulmans dans l’Égypte de l’après-Moubarak, que certains on invoqué comme prétexte pour soutenir le dictateur égyptien.

Une personne se réclamant de la gauche peut-elle ignorer une demande de protection émanant d’un mouvement populaire, même si elle s’adresse aux gendarmes-bandits de l’impérialisme, quand le type de protection demandée n’est pas de nature à permettre la prise de contrôle de leur pays ? Certainement pas, selon ma conception de la gauche. Aucun vrai progressiste ne peut ignorer la demande de protection émise par le soulèvement – à moins, comme c’est trop souvent le cas dans la gauche occidentale, d’ignorer tout des circonstances et de la menace imminente de massacre à grande échelle, et de ne s’intéresser à la situation qu’après que leur propre gouvernement ait décidé d’intervenir, déclenchant ainsi leur réflexe d’opposition contre son intervention (un réflexe plutôt sain d’ordinaire, il faut dire). Dans chaque situation où les anti-impérialistes se sont opposés aux interventions militaires dirigées par l’Occident et prenant la prévention de massacres comme prétexte, ils ont mis en évidence les alternatives montrant que l’option du recours à la force, choisie par les gouvernements occidentaux, découlait uniquement de leurs visées impérialistes.

Il y avait une solution non-violente à la crise du Kosovo : l’offre faite par le gouvernement de Boris Eltsine, en août 1998, d’une force internationale assurant la mise en œuvre d’une solution politique imposée conjointement par Moscou et Washington. Cette offre, transmise par l’ambassadeur états-unien auprès de l’OTAN, Alexander Vershbow, a tout simplement été ignorée par Washington. On peut dire la même chose à propos de février 1999. Les positions de la Serbie et de l’OTAN étaient différentes mais négociables, comme cela a été le cas après 78 jours de bombardement, lorsque la résolution de l’ONU a été le résultat d’un compromis entre les parties. Il existait une solution non-violente pour contraindre Saddam Hussein à retirer ses troupes du Koweït en 1990 : outre le fait qu’il n’aurait pas pu résister longtemps aux sévères sanctions imposées à son régime pour l’en déloger, il avait proposé de négocier son retrait. Washington a préféré détruire l’infrastructure du pays et le renvoyer à « l’âge de pierre », pour reprendre les termes employés par le rapporteur auprès du Conseil de Sécurité des Nations Unies pour décrire la situation du pays après la guerre en 1991.

Quelle était alors, dans le cas de la Libye, l’alternative à l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne ?

Aucune réponse n’est convaincante. Le jour où le Conseil de Sécurité a voté sa résolution, les forces de Kadhafi étaient déjà aux portes de Benghazi et son aviation attaquait la ville. Quelques jours encore et elles auraient pu prendre Benghazi. Ceux qui sont confrontés à cette question fournissent des réponses très peu convaincantes. Une solution politique aurait pu être envisagée si Kadhafi avait été prêt à accepter des élections libres, mais il ne l’était pas. Lui et son fils Saif n’ont offert qu’un seul choix aux insurgés, la reddition (en promettant une amnistie en laquelle personne n’aurait pu croire) ou la « guerre civile ». Je ne parlerai pas de ceux qui disent que la population de Benghazi aurait pu s’enfuir en Égypte et y trouver refuge ! Cette réponse ne mérite pas commentaire. J’ignorerai également ceux qui affirment que seules les armées arabes auraient dû intervenir, comme si une intervention des forces égyptiennes et saoudienne et de leurs semblables aurait causé moins de pertes humaines et diminué l’influence impérialiste sur le processus en cours en Libye. La réponse qui paraît être la plus convaincante est celle qui prône la fourniture d’armes aux insurgés, mais ce n’était pas une alternative plausible.

La fourniture d’armes ne pouvait pas être organisée et mise en œuvre en 24 heures, particulièrement en ce qui concerne des missiles antiaériens sophistiqués ! Cette solution ne pouvait pas être l’alternative à un massacre imminent. Dans de telles conditions, en l’absence de toute autre solution plausible, l’opposition de la gauche à la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne, autrement dit l’opposition à la demande des insurgés de création de cette zone, eût été une faute à la fois morale et politique. Et cela reste une erreur morale et politique que de demander la levée de la zone d’exclusion aérienne, sauf si l’aviation de Kadhafi a déjà été mise hors d’état de nuire. À défaut de cela, la levée de la zone d’exclusion aérienne signifierait la victoire de Kadhafi qui reprendrait ses opérations aériennes et écraserait le soulèvement encore plus férocement que ce qu’il s’apprêtait à faire précédemment. En revanche, il nous faut résolument exiger que les bombardements cessent, une fois les moyens aériens de Kadhafi neutralisés. Il nous faut demander que clarté soit faite quant au potentiel aérien dont Kadhafi dispose encore et sur ce que la neutralisation de ce potentiel nécessite, le cas échéant. Et nous devons nous opposer à ce que l’OTAN devienne une participante à part entière dans les opérations au sol au-delà des frappes initiales contre les blindés de Kadhafi nécessaires pour stopper l’offensive de ses troupes contre les villes rebelles de la province occidentale, même si les insurgés demandent ou accueillent positivement la participation de l’OTAN.

Cela signifie-t-il que nous devions hier, et que nous devons aujourd’hui, soutenir la résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l’ONU ?

Pas du tout. Cette résolution est aussi mauvaise que dangereuse, précisément parce qu’elle ne fournit pas suffisamment de garanties contre la transgression du mandat de protection des populations civiles en Libye. La résolution laisse trop de place à l’interprétation et pourrait être employée pour poursuivre une politique impérialiste allant au-delà du rôle de protection afin d’intervenir dans l’avenir politique de la Libye. Elle ne pouvait être soutenue, et doit être critiquée pour ses ambiguïtés. Mais on ne pouvait s’y opposer non plus, dans le sens de s’opposer à la zone d’exclusion aérienne et de donner l’impression de ne pas se préoccuper des civils et du soulèvement. Nous pouvions seulement exprimer nos fortes réserves.

Une fois l’intervention lancée, le rôle des forces anti-impérialistes aurait dû se concentrer sur une surveillance étroite des opérations et sur la condamnation de toutes les frappes touchant des populations civiles, chaque fois que les précautions pour épargner les civils n’ont pas été prises, ainsi que toutes les actions de la coalition qui ne sauraient être justifiées par la protection des civils. Il faut aussi s’opposer fermement à un article de la résolution du Conseil de Sécurité : celui qui confirme l’embargo sur la livraison d’armes à la Libye, si cet embargo s’applique au pays et non au seul régime de Kadhafi. Il nous faut, au contraire, exiger que des armes soient fournies ouvertement et massivement aux insurgés afin de les affranchir aussi rapidement que possible du besoin de soutien militaire direct de l’étranger.

Un dernier commentaire : nous avons, depuis tant d’années, dénoncé l’hypocrisie et le deux poids deux mesures des puissances impérialistes, en dénonçant leur inaction pour empêcher le génocide bien réel au Rwanda tandis qu’elles intervenaient pour mettre fin au « génocide » imaginaire au Kosovo. Cette dénonciation impliquait que nous pensions qu’il aurait fallu une intervention internationale pour empêcher ou arrêter le génocide au Rwanda. La gauche ne devrait certainement pas énoncer des « principes » absolus tels que « Nous sommes contre l’intervention militaire des puissances occidentales quelles que soient les circonstances ». Cela n’est pas une position politique, mais un tabou religieux. On peut parier sans risque que l’intervention impérialiste actuelle en Libye s’avèrera très embarrassante pour les puissances impérialistes à l’avenir. Comme s’en sont justement alarmés les membres de la classe politique états-unienne qui se sont opposés à l’intervention de leur pays, la prochaine fois qu’Israël bombardera un de ses voisins, que ce soit Gaza ou le Liban, les gens demanderont la création d’une zone d’exclusion aérienne. Pour ma, part c’est ce que je ferai sans la moindre hésitation. Il faudra organiser des piquets devant les Nations Unies à New York pour l’exiger. Il faut tous nous préparer à de telles actions, avec maintenant un puissant argument.

La gauche doit apprendre à mettre en lumière l’hypocrisie des impérialistes en retournant contre eux les mêmes armes morales qu’ils exploitent cyniquement, plutôt que de renforcer l’efficacité de leur hypocrisie en donnant l’impression de ne pas se soucier des préoccupations morales. Ce sont eux qui ont deux poids et deux mesures, pas nous. (Traduit par Antoine Dequidt)


* Gilbert Achcar, originaire du Liban, est actuellement professeur à l’École des Études Orientales et Africaines (School of Oriental and African Studies, SOAS) de l’Université de Londres. Parmi ses ouvrages : Le choc des barbaries, traduit en 13 langues ; La poudrière du Moyen-Orient écrit en collaboration avec Noam Chomsky ; et plus récemment, Les Arabes et la Shoah : La guerre israélo-arabe des récits. Cet article a été publié par 

Gilbert Achcar

Originaire du Liban, professeur à l’Ecole des études orientales et
africaines (SOAS) de l’Université de Londres. (https://gilbert-achcar.net/
— @gilbertachcar)
Auteur de plusieurs ouvrages, dont *Le Choc des barbaries* (3e édition,
2017), *La Poudrière du Moyen-Orient *(avec Noam Chomsky, 2007),* Les
Arabes et la Shoah* (2010), *Le Peuple veut* (2013), *Symptômes morbides*
(2016) et *La Nouvelle Guerre froide* (2023).

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