Édition du 17 décembre 2024

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La guerre en Ukraine - Les enjeux

Ukraine-reportage. « Donbass : les habitants s’attendent au pire face à l’armée russe »

Des chars sur des remorques, des camions de transports de troupe, des bus scolaires remplis de soldats, des pièces d’artillerie, des blindés, des citernes de carburant. Depuis la fin de la semaine dernière, la route qui relie le nord du Donbass au reste du pays voit défiler les renforts considérables dépêchés par les états-majors ukrainiens. Au pied des terrils, les véhicules civils et militaires traversent les plaines agricoles vallonnées et les villes minières désertes en direction du front, déposent les équipements et les hommes dans la partie encore contrôlée par l’Ukraine, et font le chemin inverse à vide ; seules les ambulances repartent avec des passagers.

2 mai 2022 | tiré du site alencontre.org

(Donbass)

Le Kremlin a fait de cette zone aux confins des oblasts de Donetsk et Louhansk un objectif prioritaire. Du Nord, à partir d’Izioum tombée le 1er avril, de l’Ouest et du Sud, la mâchoire russe essaie de se refermer sur l’ensemble de la région, au-delà des poches séparatistes qui échappent déjà à la souveraineté de Kyiv, pour avoir au moins une victoire d’ampleur à afficher le 9 mai, jour de la célébration de la capitulation de l’Allemagne nazie.

Dans le Nord, la petite localité de Lyman est tous les jours sous le feu russe. Samedi, les déflagrations martelaient la ville. « Les Russes sont à cinq kilomètres », confie un responsable local qui souhaite rester anonyme. Dans la partie sud de la cité, coupée du reste par les voies ferrées, peu d’habitants s’aventurent dehors. Svetlana et son mari font chauffer une marmite dans la grande cour formée par plusieurs immeubles, malgré les détonations parfois très proches. « J’ai grandi ici et n’ai pas vraiment d’endroit où aller », glisse-t-elle, les pieds dans le bac à sable pour enfants. Elle a peur « bien sûr » et a adapté son quotidien à la guerre, surtout après une frappe particulièrement proche de chez elle, le 22 avril. La nuit, elle délaisse son appartement au deuxième étage pour la cave de son immeuble, un réduit d’une dizaine de mètres carrés où deux lits de camp se sont glissés en face de l’étagère à pots à cornichons.

« J’espère que notre armée va nous protéger, je l’espère vraiment », souffle l’assistante scolaire de 47 ans. Une rafale de Grad, ces terrifiants lance-roquettes multiples, retentit. Valerya, 28 ans, continue de fumer sa cigarette. Elle n’a pas quitté Lyman, malgré ses deux enfants. « Au début, j’avais peur, mais maintenant ça commence à aller. » Elle s’est faite au fracas de la guerre. Ses gamins de sept et deux ans sortent même de temps à autre de leur appartement.

Vacarme

La moitié des 30 000 habitants n’a pas encore fui, selon le responsable local déjà cité. Quelques dizaines apparaissent soudain dans la rue, harangués par un homme : une camionnette verte vient d’arriver pour une distribution alimentaire. Les sacs plastiques contiennent des pâtes, du riz, un litre d’huile, des croûtons, une conserve. De quoi tenir quelques jours de plus sous les bombes.

Celles-ci sont tombées encore plus fort dimanche. Pendant la nuit et dès le petit matin, l’armée russe a pilonné les positions ukrainiennes et les quartiers résidentiels. Une colonne de fumée blanche s’élève au bout de la dernière ligne droite avant la ville, diffusant une odeur de pins brûlés. Une brume soulevée par les canons enveloppe le bois de conifères. Dans les rues, quelques habitants s’aventurent à la porte de la cave. Une poignée au-delà. En train de réparer ce qui peut l’être d’un bâtiment touché, un homme crie : « Prenez des photos ! Qui a fait ça ? Ce sont les fascistes ou… ? » C’est l’armée russe. Les armes du Kremlin ont dévasté le centre culturel qui finissait de brûler en fin de matinée, dimanche 1er mai. Un drapeau ukrainien volette toujours sur son fronton. L’église d’en face, aux dorures et dômes bleus insolents dans ce paysage, a été épargnée.

Autour de la gare, les devantures des magasins sont détruites. Les façades de plusieurs immeubles le long des voies sont scarifiées. Des débris encombrent la route : des gravats de béton et de macadam, et des branches d’arbres aux feuilles encore vertes.

La situation est critique. A Lyman même, la police n’arrive plus à aller dans certains quartiers pour évacuer des résidents, apporter de l’aide ou récupérer les corps des victimes. Sur les 40 villages du district, seuls 10 sont toujours accessibles aux autorités. Dimanche, les tirs des deux armées encerclaient la ville au sud et à l’est, en direction de Dibrova. Les forces russes avancent lentement dans le vacarme de l’artillerie, mais l’armée ukrainienne sait que ses chances de garder Lyman sont minces. Vendredi, elle a fait sauter le pont de voie ferrée qui la relie à Sloviansk, ville jumelle de Kramatorsk, capitale de la région depuis que Donetsk est passée aux mains des séparatistes.

« Ma vie, ma ville, ma forteresse »

Les feux tricolores ne fonctionnent plus à Sloviansk, car plus personne ne circule. Devant la gare, plus desservie par aucun train, un trolleybus attend d’improbables passagers à proximité d’un taxi et d’une autre voiture. Et c’est tout. En cette fin d’après-midi de semaine, les environs sont totalement vides. Devant la mairie, une vieille dame qui n’a plus toutes ses dents ni toute sa tête, mais des chicots dorés et une foi débordante, invoque Dieu et pleure pour Jésus qui « vit en chacun de nous ». Elle restera ici quoi qu’il arrive. Ludmila, élégante grand-mère dont le fichu coloré tranche avec le grand manteau sombre, n’a pas non plus l’intention de partir : « Non, non, non. Nos soldats vont nous défendre, je suis en sécurité ici. C’est ma vie, ma ville, ma forteresse. » La guerre lui a apporté un compagnon d’infortune, un chien laissé par des voisins qui la suit maintenant partout.

Evgenya est plus sombre. Malgré la sirène qui hurle au-dessus de sa tête, elle se tient debout à côté de la mairie, avec son fils de 12 ans, Maksim. Le visage fermé et anxieux, elle dit : « Je resterai quoi qu’il arrive. En 2014, je ne suis pas partie. » Cette année-là, date de début du conflit au Donbass, la ville industrielle de 105 000 habitants était passée sous le contrôle des séparatistes pendant plusieurs mois. « Les destructions ont commencé quand l’armée ukrainienne est arrivée », lâche la presque quinquagénaire aux yeux verts. Elle ajoute que cette fois, c’est « Poutine [qui] est responsable », qu’il a attaqué « en premier », que les Ukrainiens ne « feraient pas ça ».

Finalement plus résignée que déterminée, elle est emportée par l’émotion quand elle s’imagine à haute voix quitter son logement pour rejoindre un endroit où « vingt personnes habiteraient déjà ». Ici au moins son fils s’occupe. « Il regarde la télé », décrit la mère. « J’appelle mes amis qui sont partis, et j’arrose les plantes », complète l’intéressé.

Dans la tête des stratèges russes, Sloviansk est assurément une cible. La ville a déjà été frappée. Mardi, plusieurs bombes ou missiles se sont abattus. L’un d’eux est tombé sur des thermes désaffectés, sans faire de victimes. Le lieu, qui devait se prêter parfaitement à un tournage de film d’horreur, avec ses antiques tables de massage posées dans des salles carrelées, est dévasté. Le sol est entièrement couvert de verre brisé. Dans la cour intérieure, le projectile a ouvert un immense cratère. Mercredi, des policiers y faisaient des constatations, creusant à la main pour retrouver des restes du missile ou de la bombe. Un gamin torse nu et sale traînant dans le quartier sur son VTT trop grand leur file un coup de main. Après un énième tour du propriétaire, il dévale la pente du trou et exhibe fièrement un morceau de ferraille. Avoir dix ans dans le Donbass, c’est aussi transformer le site d’une frappe en un terrain de jeux.

A Kramatorsk, ville voisine du sud, l’offensive russe a déjà fait 64 victimes civiles et 140 blessés, énonce l’édile Oleksandr Honcharenko depuis le sous-sol de la mairie, transformé en bureau. Les demi-fenêtres sont obstruées par des sacs de sable, les couloirs remplis de cartons de vivres et de bidons d’eau. Une lumière très blanche éclaire tout l’espace, où trois employées travaillent devant des écrans. Un carton Starlink, du nom de ce service d’accès à Internet fourni par la firme d’Elon Musk, repose sur une pile d’unités centrales. Kramatorsk a subi une terrible attaque le 8 avril : un missile s’est abbatu sur la gare alors qu’un train d’évacuation allait partir. Au moins 50 civils sont morts. Depuis, le maire a décidé de ne plus insulter Poutine : le 7, il avait fait une déclaration violente dans les médias et s’interroge sur un rapport de cause à effet.

Rayons vides

Il est convaincu que Kramatorsk est la prochaine sur la liste. « Si l’armée russe occupe Lyman, ils nous tireront dessus depuis là-bas. C’est la situation la plus dangereuse. » Environ 45 000 personnes n’ont toujours pas quitté Kramatorsk. « 70% sont des personnes âgées, et 60% des séparatistes… Je plaisante ! Personnellement, je ne crois pas que plus de 2 ou 3% soutiennent les Russes. Il y a huit ans, entre 30 000 et 35 000 étaient restés pendant l’occupation [de mi-avril à début juillet 2014, ndlr]. Les combats n’étaient pas aussi dangereux qu’aujourd’hui, même si personne ne comprenait d’où partaient les coups et dans quelle direction. Ces milliers d’habitants étaient restés. Dans quel cas partiraient-ils aujourd’hui ? S’il se produisait la même chose que Marioupol, mais ce serait trop tard. »

Dehors rugit un avion de combat, suivi de détonations puis d’une sirène, sans troubler les employés municipaux occupés à entretenir l’esplanade du Palais de la culture et de la technologie, un grandiloquent bâtiment tout en colonnades construit en 1965. Au supermarché Chooba, juste derrière, la moitié des rayons sont fermés, et les autres à moitié vides. Des soldats en armes achètent des provisions et une grille à barbecue. Les treillis sont plus nombreux que les civils dans le centre de Kramatorsk et de ces villes menacées par le feu russe.

La violence des combats sur le front nord rejaillit au-delà du Donbass. A Lozova, une ville de blocs d’immeubles de dix étages au sud-ouest de l’avancée russe, un hôpital déborde de soldats claudiquant. Devant la porte, une quinzaine de militaires fument, boitent, discutent ou se montrent leur dernière radio. Un grand gaillard pas tout jeune tremble comme une feuille malgré le soleil doux. Un autre a l’air hagard. Le matin même, l’hôpital a au moins connu un heureux événement : un militaire s’est marié ici, lâche un médecin en montrant les photos la scène avant de repartir au turbin.

A voir les mines épuisées, on devine la dureté des affrontements – l’armée ukrainienne nous a refusé l’accès à l’hôpital. Il y a aussi ceux qui n’ont pas pu être soignés. Aleksander en transporte trois à l’arrière de son camion frigorifique transformé en corbillard, reconnaissable au drapeau qu’il arbore à sa fenêtre et au chiffre 200, le nom de son organisation, inscrit sur toutes les faces. Le croque-mort est allé chercher les cadavres le matin même à Barvinkova, sur la ligne de front du nord. « Le plus difficile, ce n’est pas d’aller les chercher sur le terrain, c’est de les ramener à leur famille », explique ce volontaire de 50 ans, qui a déjà rapatrié plus de 200 dépouilles depuis le début de la guerre. Les trois de Barvinkova appartenaient à la 93e et à la 30e brigade mécanisée. A Dnipro, la métropole au sud-ouest, Aleksander en chargera neuf de plus, avant de poursuivre sa route vers les parents en deuil. (Article publié sur le site de Libération, le 1er mai 2022 à 19h15)

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