Depuis le 6 février dernier et l’assassinat du très respecté militant de la gauche politique Chokri Belaïd, la Tunisie se trouve plongée dans une crise politique interne qu’on n’avait plus connue depuis le 14 janvier 2011. Un nouveau cycle de contestations s’est ouvert dans le pays. Dès le 8 février, le peuple tunisien a massivement pris la rue pour refuser l’escalade de la violence, avec des manifestations qui ont mobilisé bien au-delà des cercles habituels de la gauche critique de la « Troïka ». Accueillir le forum social mondial à Tunis est sans aucun doute un défi pour toute la société civile tunisienne. Un défi technique bien sûr, car l’organisation d’un événement politique accueillant des dizaines de milliers de personnes pendant près d’une semaine l’est toujours, mais surtout un défi politique majeur pour les mouvements tunisiens dans le contexte actuel.
Solidarité du Sud vers le Nord
Pourtant, réunies dans la ville balnéaire de Hammamet du 15 au 17 février dernier, les organisations du Conseil international des Forums sociaux mondiaux, du Comité de pilotage du Forum social maghrébin et du Comité d’organisation tunisien ont choisi de réaffirmer avec force leur choix de la capitale tunisienne pour tenir le 12ème FSM depuis la première édition organisée à Porto Alegre en 2001. Plus que jamais en effet, les activistes tunisiens et de tout le monde arabe veulent appeler à l’expression de la solidarité internationale et souhaitent que le FSM de Tunis permette de réactiver l’espoir formidable qu’aucune oppression n’est immuable, ce qu’ont montré les révoltes des peuples tunisien, égyptien et libyen, notamment.
Alors que la crise économique, sociale et écologique frappe les peuples européens avec violence, et que ceux-ci font désormais l’amère expérience de l’ajustement structurel, la solidarité internationale pourrait également s’exprimer du Sud vers le Nord : la rencontre et le dialogue entre mouvements sociaux et citoyens engagés dans la résistance au modèle capitaliste néolibéral pourraient leur offrir un souffle et de nouvelles opportunités de luttes communes.
Des révolutions fragiles
Par la diversité des questions que posent les mouvements sociaux et citoyens de Tunisie et du monde arabe, par l’importance historique des processus qu’ils ont ouverts depuis janvier 2011, enfin par la profondeur des conflits qui traversent la région, la réussite du forum social mondial de Tunis est l’affaire de toutes et de tous, associations, syndicats, mouvements sociaux, intellectuels, artistes... engagés pour la construction d’un monde juste et solidaire. D’abord parce que réduire l’alternative politique offerte aux peuples des révoltes arabes à un inéluctable affrontement meurtrier entre laïcs et islamistes constitue une impasse théorique comme politique. Attac a soutenu de longue date les forces de contestation actives en Tunisie (associations et militants pour la défense des droits humains, associations féministes, syndicalistes, grévistes et jeunes du bassin minier du centre du pays...) dans les heures les plus sombres de la répression. Et beaucoup des forces associatives et syndicales, des intellectuels et des militants que nous avions soutenus sont aujourd’hui engagés dans un affrontement avec les islamistes, notamment du parti Ennahda, dans un contexte local de compétition pour le pouvoir politique.
Le soutien d’Attac et de toutes les forces altermondialistes à cette opposition civile et politique s’inscrit dans cette histoire de solidarité avec toutes les luttes pour la démocratie, pour le respect des droits humains et contre tous les projets politiques inspirés des dogmes néolibéraux qui contribuent depuis trente ans à l’épuisement des ressources naturelles de la planète, à la mise en compétition des hommes et des femmes et à la privatisation des biens communs de l’humanité par une minorité infime.
Mais, à l’évidence, transposer sur les nouvelles démocraties issues des révoltes arabes des catégories de pensée et d’analyse établies dans des contextes historiques bien déterminés ne permet pas de comprendre les situations tunisienne, égyptienne, libyenne ou syrienne. Les forces « islamistes » comme « laïques » sont multiples et contradictoires, traversées par des logiques et des alliances très volatiles, au plan national, régional ou international. La cristallisation du débat public tunisien sur cet affrontement ne doit pas nous faire oublier les raisons qui ont présidé au soulèvement des peuples et en particulier de la jeunesse : la demande de justice sociale et la fin des systèmes de prévarication en place, seule garante d’une égalité réelle face à l’État et l’administration publique. Ces demandes restent au cœur des préoccupations populaires en Tunisie comme en Égypte, et les mouvements qui ont suivi, en Espagne, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, au Chili, au Canada, au Sénégal... leur ont donné une profondeur historique et mondiale.
L’invention d’un projet méditerranéen alternatif
Ces questions, celles des droits économiques et sociaux, celles des modèles de développement, de la justice écologique, de la résolution des conflits qui déchirent la région (au Sahara, en Palestine, en Syrie...), celles de la place de la jeunesse dans les processus de transition démocratique, de l’accès au savoir et à l’information, de l’usage de l’art et de l’expression culturelle dans les luttes politiques et sociales... marquent très majoritairement les 1500 activités proposées au programme du FSM de Tunis. Ce sont ces préoccupations des peuples que le forum social mondial permettra d’exprimer et de traduire en résistances et en luttes.
Ce Forum sera bien sûr l’occasion d’approfondir les travaux sur les thématiques récurrentes des forums sociaux : la lutte contre les discriminations et les droits des migrants, la justice climatique (autour d’un « Espace Climat » porté par plusieurs dizaines de mouvements sociaux des cinq continents), les guerres, les biens communs, la lutte contre la corruption et la prévarication, les droits économiques, sociaux et culturels, l’annulation de la dette et la réforme de la « gouvernance mondiale », etc.
Mais Tunis 2013 devrait également marquer l’émergence de nouvelles thématiques directement liées à la région Méditerranée : les accords de partenariat entre l’UE et les pays de la région Maghreb-Mashreq (et l’invention d’un projet méditerranéen alternatif que pourraient porter ensemble les mouvements sociaux et citoyens des deux rives), les délocalisations, en particulier dans le secteur des télécoms, les grands projets inutiles et imposés, etc.
Les « nouveaux mouvements » formés dans le sillage des révoltes arabes
Le Forum social de Tunis sera en outre sans aucun doute l’occasion d’accorder plus de place au problème de la précarité : des diplômés-chômeurs de Gafsa, Sidi Bouzid ou Kasserine aux étudiants surendettés d’Occupy Wall Street, en passant par les jeunes Grecs ou Espagnols à l’avenir assombri, les mobilisations de 2011 ont été portées par des précaires et ont mis en avant la figure de l’individu endetté.
La reconnaissance de la jeunesse et de son rôle politique dans la formation des transitions politiques et la mise en place d’institutions démocratiques et centrées sur la justice sociale devrait également être au centre des débats. Des milliers de jeunes Tunisiens et Tunisiennes camperont ainsi au cœur du campus El Manar ; un espace dédié aux assemblées proposées par les mouvements des indignés, Occupy, Via22... permettra la rencontre et l’expression de ces « nouveaux mouvements » formés dans le sillage des révoltes arabes, et dont l’insertion dans le processus des Forums sociaux apparaît comme un enjeu clé pour son avenir.
Attac s’engage donc dans le FSM de Tunis dans une perspective de solidarité profonde et active avec tous les peuples qui luttent depuis 2011, au Maghreb, au Machreq et ailleurs dans le monde pour la dignité (mot d’ordre choisi par le Comité tunisien et le Comité de pilotage maghrébin pour ce FSM). Mais c’est aussi avec la conviction résolue que ce FSM contribuera à raffermir et amplifier les alliances, les initiatives et les combats déployés depuis quatorze ans contre le capitalisme néolibéral et tous ses avatars.
Amélie Canonne est membre de la commission internationale d’Attac
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