Tiré de la revue Contretemps
1er juin 2022
Par Richard Seymour
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« Seule notre conception du Temps permet de parler du Jour du Jugement sous ce nom ; en réalité, c’est un tribunal sommaire en session perpétuelle » (Franz Kafka).
I.
La droite américaine est animée par un désir prophétique, depuis « The Late Great Planet Earth », le fantasme classique de la fin des temps du revanchisme reaganien, jusqu’au « grand réveil » de QAnon. Il ne s’agit pas du désir prophétique de la multitude, dont parlent Hardt et Negri. Les anticipations apocalyptiques sous-culturelles des États-Unis au tournant du millénaire, avec leur curieuse ouverture ambivalente à l’ « étranger » et à l’ « alt », et leur méfiance à l’égard des élites surpuissantes, comportaient des éléments transversaux que l’on a pu retrouver dans les mouvements anticapitalistes et anti-impérialistes. Cependant, l’année de la pandémie, ces courants ont été habilement canalisés par des entrepreneurs d’extrême droite en ligne pour devenir une aspiration autoritaire pure et simple. Les réactionnaires aspirent, non au pouvoir immanent de la multitude, mais à un mot de leur carte maîtresse céleste : Trump.
Si l’année de la pandémie a été l’année où le trumpisme s’est finalement imposé, c’est probablement parce qu’elle portait en elle cette fructueuse attente palingénésique. Écrivant sur le concept théologique de « kairos », Catherine Keller le définit comme un raccourcissement temporel, une contraction et un rassemblement des éléments de crise que nous appelons « apocalyptiques ». L’apogée du trumpisme a précisément représenté un tel rassemblement. Enrichi par ses assauts dans la rue contre les militant·es de Black Lives Matter, ses chasses armées contre les incendiaires « antifa » dans l’Oregon, sa chasse au rouge et son immersion dans les bains chauds du victimisme moralisateur – le sentiment d’être à l’aube d’une dictature totalitaire, loin d’être une nouveauté de la Résistance, faisait partie du style politique de l’extrême droite au moins depuis Massive Resistance[1] –, le trumpisme a finalement trouvé la relation mutuellement radicalisante entre la direction et la base qu’il attendait depuis le rassemblement fasciste de Charlottesville. Le mouvement a alors explosé dans une frénésie d’activités contre-subversives qui ont considérablement élargi la base électorale de Trump et ont culminé avec l’ « insurrection » du 6 janvier, ou « Q-d’état », une incursion dans le monde réel des vendéens numériques, en rébellion contre le « nouvel ordre woke ».
Ce déchaînement apocalyptique contre la légalité constitutionnelle a convaincu l’historien du fascisme Robert Paxton d’abandonner ses objections à qualifier Trump de fasciste. Le fait qu’il n’ait fait que cinq morts ne reflète que l’inexpérience relative et l’indiscipline politique de la foule réactionnaire, dont la plupart n’étaient pas des miliciens expérimentés ou des militants fascistes, mais des membres d’une couche récemment radicalisée de la classe aisée en perte de vitesse. L’année de la peste, Trump est devenu ce qu’il a toujours été censé être : un éclaireur, un amplificateur de signaux et un agitateur pour un fascisme inachevé.
II.
Il y a une histoire plus réconfortante à raconter, avec le recul de 2020. Les oracles de la résistance avaient prévu que Trump imposerait un « état d’urgence », suspendant l’ordre constitutionnel à la première occasion. Dans ses vaticinations sur l’ « autoritarisme » à venir, Timothy Snyder a suggéré à plusieurs reprises qu’un coup d’État de type hitlérien était « à peu près inévitable ». Et pourtant, face à l’opportunité autoritaire sans précédent offerte par la pandémie, Trump n’a rien fait de tel.
Au lieu de cela, il a tout misé sur une campagne de « guerre culturelle », dans un beuglement de haine anti-communiste et raciste poussé du haut de la Convention nationale républicaine. Et, sur cette base, il a perdu. Après avoir ensuite mené une guerre somnambulique devant les tribunaux, une campagne onirique pour renverser le résultat des élections avec pour seul effet un mépris judiciaire universel, il a encore perdu. Ayant finalement tout misé sur un « dernier combat », dans une sorte de parodie involontaire et burlesque du soulèvement fasciste français contre le gouvernement centriste de Daladier le 6 février 1934, mené dans ce cas par des représentants des classes moyennes aisées, lourdement armés et en voie de déclassement, il a été rapidement marginalisé et ses militants arrêtés.
Aujourd’hui, grâce à l’auto-implosion du trumpisme, l’administration Biden est aux commandes et dispose d’une majorité au Congrès. Et, poussée par la concurrence du capitalisme d’État chinois, libérée de l’inefficace consensus de Washington, secouée par la popularité du trumpisme et méfiante à l’égard de sa renaissance, guidée par une caste de conseillers qui s’est nettement déplacée vers la gauche depuis 2008, et sous la pression d’une gauche organisée considérablement élargie qui a failli imposer par deux fois son propre candidat à la présidence, elle a abandonné le « bipartisme » et s’est lancée dans un programme interventionniste ambitieux comportant des éléments de redistribution et de décarbonisation limitée.
Ce faisant, elle a coupé l’herbe sous le pied de l’offensive habituellement impitoyable des Républicains, tout en laissant l’élite du Parti Républicain redevable à une base qui, selon l’institut de sondage Fabrizio Lee and Associates, reste ardemment pro-Trump, même réduite à un noyau dur. Potentiellement, il semble que le « bidenisme » pourrait établir un large centre impérial post-néolibéral qui, à moins d’une intensification massive du recours au découpage électoral, marginaliserait la droite pour longtemps.
Tout cela, assurément, est ce à quoi il fallait s’attendre. Comme l’a souligné Dylan Riley dans un bréviaire de mi-mandat sur le trumpisme pour la New Left Review, les conditions historiques d’une ascension fasciste n’existaient pas. Il n’y avait pas de pression vers une guerre internationale, pas de paramilitaires de type Corps-francs tirant sur des gauchistes, pas de menace d’insurrection socialiste, pas de volonté de guerre civile de classe et rien de comparable à la dépression catastrophique qui avait auparavant poussé une classe moyenne précaire vers les partis fascistes. Et, malgré l’affirmation d’Hannah Arendt selon laquelle l’ « homme sans racines » moderne était la source de la dictature plébiscitaire de masse, le fascisme a émergé et reproduit à son image une société civique densément structurée qui n’est guère présente aujourd’hui.
Dans l’ensemble, le style de gouvernement de Trump ressemble beaucoup plus au concept de « patrimonialisme » de Weber qu’au fascisme : en faisant entrer son organisation à la Maison Blanche, Trump a essayé de gérer l’État comme une entreprise familiale privée. En outre, comme l’a écrit Corey Robin dans le Guardian, les exhibitions trumpiennes de l’ « homme fort » en ligne n’ont à aucun moment été accompagnées d’un effort équivalent pour consolider son propre pouvoir au sein du gouvernement (par opposition au pouvoir institutionnel de la droite établie). Et l’effet ironique de la croyance répandue selon laquelle Trump était un fasciste a été d’affaiblir la droite : en invitant les tribunaux à le contester, en unifiant les médias d’entreprise contre lui, en unissant largement l’opposition démocrate, en faisant grimper le nombre d’adhésions à l’ACLU (Union américaine pour les libertés civiles) à des niveaux records et en stimulant une « résistance » qui, dans certaines parties du pays, a sérieusement affaibli le vote républicain. Pour Robin, le moment Trump a été la dernière exhalaison d’une forme de revanchisme de droite dont le véritable point culminant a été l’ère Nixon, précédant un réalignement à grande échelle de la politique américaine vers la gauche.
Pourtant, les pressentiments sur le fascisme ne se ramènent ni à des analyses superficielles de l’ « autoritarisme », ni à une liste de formules empruntées à un répertoire situé entre Orwell et Churchill. Et, par corollaire, ils ne peuvent pas non plus être résolus en déterminant ce que Trump a pu faire pendant son mandat. Trump était un outsider politique inexpérimenté propulsé dans un appareil institutionnel hostile. La condition de son ascension n’était pas sa propre force politique, quelle que soit son travail d’agitation sur les réseaux sociaux, mais l’aliénation complète de la base républicaine de l’élite. Comme le suggère le travail de Thomas Ferguson, les cartels de financement des entreprises qui s’organisent derrière les Républicains et les Démocrates avaient visiblement perdu leur capacité à diriger leurs blocs de vote respectifs lors des élections de mi-mandat de 2014.
En 2016, ces cartels ont perdu le contrôle du parti républicain et ont à peine conservé leur contrôle sur les démocrates. Cette situation de décomposition hégémonique a permis à Trump, en transformant la révolte de la classe moyenne radicalisée (et d’une couche de travailleurs mécontents) en une candidature présidentielle, de projeter son influence avant de construire le type de base sociale et de réseaux politiques qui soutiendraient cette influence et la convertiraient en un pouvoir d’État effectif. La question de savoir si cette percée politique a représenté une forme de fascisme inachevé ne sera donc pas résolue en totalisant le bilan législatif de Trump. Elle n’est pas non plus évitée par le succès actuel des tendances contradictoires. Le fait que les tendances sociodémographiques à long terme, combinées aux politisations induites par la crise de 2007-2008, aient favorisé un renouveau de la gauche, ne répond en rien à la question de savoir si Trump a incarné une tendance au fascisme naissant à droite.
La question ne peut pas non plus être écartée en établissant l’absence de conditions préalables issues d’une conjoncture historique totalement différente. Établir les conditions historiques de la montée du fascisme dans l’Europe de l’entre-deux-guerres peut être instructif, mais ne clôt pas la discussion. Nous ne pouvons pas nous attendre à ce qu’une forme de fascisme du XXIe siècle, et ses contextes de crise, ressemblent à ceux des années 1920. Comme si des décennies de libéralisme de guerre froide et de décolonisation, de mondialisation néolibérale et de recomposition des classes, n’avaient eu aucun impact sur le fascisme.
Pour saisir la spécificité du trumpisme, il faut reconnaître ce trompe-l’œil pour ce qu’il est. Ceux qui se disputent pour savoir si oui ou non Trump est personnellement « un fasciste » ou s’il est en mesure d’imposer un État « autoritaire », se laissent tromper par la même illusion d’optique. Ils s’en remettent aux mêmes présupposés. Puisque le fascisme historique n’a pas commencé par un mouvement fasciste cohésif de masse dirigé par un parti de militants nationalistes sur le point d’installer une dictature populaire contre la gauche, nous ne devrions pas nous attendre à cela aujourd’hui. Ce pourrait même être une erreur, inspirée par notre propre grammaire organisationnelle héritée, de s’attendre à ce le fascisme finisse par mûrir, en passant par une séquence similaire à celle de l’Europe de l’entre-deux-guerres, avec un parti nationaliste de masse imposant une dictature soutenue par une mobilisation populaire constante.
Comme l’a suggéré Rodrigo Nunes, les milieux organisationnels ont désormais tendance à favoriser la circulation d’un « leadership distribué » entre divers « noyaux d’organisation ». Les « fonctions d’avant-garde » passent de l’un à l’autre à chaque cycle politique, au gré des succès et des échecs de chaque slogan, tactique ou stratégie politique. Les « platesformes » telles que les sites web et les pages sur les réseaux sociaux qui ont organisé l’agitation du 6 janvier, offrent aux militants un ensemble d’outils homogénéisés mais flexibles pour l’action politique pendant une durée limitée. En bref, la nature « en réseau » du fascisme nouveau, avec ses contagions « spontanées » et ses éléments d’horizontalité, peut être un signe d’adaptation réussie plutôt que de faiblesse.
Cela ne veut pas dire que le « fascisme liquide » dirigé par un politicien célèbre installé dans un État autoritaire pourrait jouer le rôle que le parti-État a joué dans le passé. Seul un parti de masse pourrait probablement conférer la discipline politique et la cohésion idéologique qui permettraient au fascisme de s’emparer du pouvoir politique de la bourgeoisie, puis de coloniser et de « révolutionner » l’État bourgeois. Cependant, si une telle organisation émerge, elle pourrait bien ressembler davantage au parti numérique-entrepreneurial organisé par plébiscite en ligne qu’aux partis à structure épaisse de l’Italie ou de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres.
Dans une formulation tranchante, Enzo Traverso a suggéré que Trump était au fascisme ce qu’Occupy était au communisme. Il s’agit d’une comparaison féconde et ambiguë. Elle implique que Trump, une figure inéluctablement déterminée par l’effacement historique du fascisme et des forces sociales traditionnelles qui le soutenaient, est à la fois post-fasciste et pré-fasciste. La question est donc de savoir si, comme le soutient Ugo Palheta dans Historical Materialism, une séquence de « fascisation » a lieu. Une séquence dans laquelle des éléments de l’État et de la société civile se radicalisent contre la gauche et en direction d’un nationalisme autoritaire, en viennent à se sentir victimes et submergés par une crise apocalyptique dévorante, et en arrivent à poursuivre – comme le dit Michael Mann – « un État-nation transcendant et purificateur par le biais du paramilitarisme ». Aujourd’hui, un tel processus, ponctué par des perturbations électorales de la part de la droite nationaliste, pourrait s’appuyer sur des campagnes et des périodes de mandat, mais surtout sur ses effets pédagogiques et formateurs sur les tendances fascistes naissantes.
Telle est la question : Trump a-t-il utilisé ses pouvoirs limités pour soutenir les éléments d’extrême droite, les aider à découvrir des publics, ouvrir des canaux de sympathie publique, normaliser leurs objectifs et leur violence, et créer un environnement favorable à leur progression ? L’administration Trump a-t-elle transformé un potentiel fasciste de masse déjà existant en un projet politique qui a permis à ces éléments fascistes de se coaguler. L’administration Trump a-t-elle représenté une avancée, non pas pour le Parti républicain, mais pour le processus de fascisation ?
III.
La victoire surprise de Trump en 2016, alors qu’il faisait basculer dans le rouge des États comme la Floride, la Caroline du Nord, la Pennsylvanie, le Michigan et le Wisconsin, avait suscité des vagues sismiques de jubilation de la part des » race realists « , des identitaires chrétiens, des membres du Ku Klux Klan, des activistes de l’alt-right, des adeptes des forums anonymes d’échanges d’images et des symboles de « Kek » (symbole de l’Alt-Right), des miliciens d’extrême-droite e du typ« Three Percenters », ou « Gardiens du serment », des membres de l’ « Avant-Garde Américaine », des Proud Boys, des Identity Evropa, ainsi que de leurs acolytes de l’alt-lite.
L’humiliation de ses rivaux par Trump, son sadisme à l’égard d’un journaliste handicapé, sa dérision joyeuse des immigrants mexicains en tant que violeurs, son utilisation de codes antisémites dans ses vidéos de campagne, son affiliation à des formes de nativisme et de racisme longtemps exclues du courant dominant, et son refus de renier le soutien du néonazi David Duke, leur ont donné de quoi se réjouir. Il s’agissait de minuscules courants minoritaires au sein de la base de Trump, mais son soutien contribuerait à les faire entrer dans les milieux dominants. Et leur jubilé a été marqué par la violence : une vague d’attaques racistes et d’agressions sexistes par des hommes « attrapeurs de chattes »[2] a eu lieu dans les semaines qui ont suivi.
Peu de temps après, des membres du Parti des travailleurs traditionalistes ont déjeuné avec des agents républicains, discutant de la manière dont cette secte nazie pourrait contribuer à lier les Blancs mécontents à un GOP remanié. Richard Spencer a fait un salut fasciste devant une foule de partisans, en criant : « Je salue Trump ». Lors de son investiture, Trump s’est affilié à la tradition de « l’Amérique d’abord », évoquant le slogan utilisé par les nativistes avant et pendant la Première Guerre mondiale, le Ku Klux Klan dans les années 1920 et les apologistes du fascisme dans les années 1930. Une fois en fonction, Trump a lancé sa présidence avec une mise en scène de son pouvoir. Il a publié des décrets en rafale, soulignant son engagement en faveur d’une interdiction de voyager pour les musulmans et d’un mur frontalier.
Écartant ses adversaires potentiels au sein du puissant Conseil national de sécurité, il a nommé ses alliés, le général Michael Flynn, théoricien de la conspiration islamophobe, et l’ex-rédacteur en chef de Breitbart et nationaliste blanc Steve Bannon. Lorsque la Cour suprême a contesté l’interdiction des musulmans imposée par Trump, son conseiller Stephen Miller a déclaré : « les pouvoirs du président pour protéger notre pays sont très importants et ne seront pas remis en question ». Il s’agissait d’une revendication performative d’un pouvoir exécutif illimité qui aurait dépassé celui de l’administration Bush, si l’administration Trump avait eu la capacité de le concrétiser.
Pour les médias nationaux américains, de MSNBC à Foreign Policy, Trump se comporte comme un « dictateur ». Beaucoup ont fantasmé sur un coup d’État militaire, de la CIA ou de l’ »État profond » pour « sauver la démocratie ». En moins d’un an, les fractions de l’extrême droite enhardie se sont rassemblées sous la bannière de « Unite the Right » à Charlottesville, en Caroline du Nord. Leur défilé aux flambeaux dans les rues, alors qu’ils scandaient leur opposition au « remplacement » des Blancs par les immigrés ou les Juifs, a culminé le lendemain avec le meurtre de la militante antifasciste Heather Heyer – en réponse à quoi Trump a soigneusement signalé sa sympathie pour les manifestants nazis.
Et pourtant, parce que sa violence était démesurée et qu’elle a aliéné une grande partie de la droite élargie qu’elle espérait radicaliser, Charlottesville a amorcé une période de repli mobilisateur pour l’alt-right, et de confinement pour Trump au pouvoir. Alors que le mouvement de rue perdait de sa vigueur, il était pris en otage de toutes parts, empêtré dans des batailles avec les médias, avec l’obstruction juridique à ses politiques anti-immigration, avec les enquêteurs du FBI, avec les démocrates qui tentaient de le mettre en accusation et d’empêcher ses nominations à la Cour suprême, et enfin avec les dirigeants républicains qui ne lui permettraient de gouverner que s’il acceptait leur programme.
Le Trump nativiste de « l’Amérique d’abord », dès son entrée en fonction, a néanmoins adopté une version de la politique étrangère d’Obama parce qu’elle était recommandée par le Pentagone. Dès avril 2017, il avait signalé sa politique étrangère conventionnelle et qu’il n’était pas redevable à Poutine, avec un bombardement symbolique en Syrie : un acte qui, selon le New York Times, témoignait d’une grande sympathie pour le peuple syrien. Rapidement, il a été contraint de perdre ses conseillers, Bannon et Flynn.
Bannon, dont la nomination avait été un phare pour l’alt-right, a déclaré au monde que la « présidence Trump pour laquelle nous nous sommes battus, et que nous avons gagnée, est terminée ». Alors que la « position par défaut » de Trump, illustrée par sa sympathie pour les nazis défilant à Charlottesville, était celle de sa base nationaliste blanche, les dirigeants républicains l’avaient mis en cage. Les deux années et demie qui ont suivi ont semblé lui donner raison. L’agenda de Trump s’est réduit à une version plus agressive de la politique étrangère américaine conventionnelle, à une intensification des politiques anti-migrants existantes, à une relance du capital financée par le déficit, à des réductions d’impôts pour les riches, à une renégociation cosmétique de l’ALENA et à une guerre commerciale mineure avec la Chine.
Lorsque le sénateur Lindsey Graham a défendu plus tard le bilan de Trump en tant que « président conséquent », c’est en réalité la réussite de l’establishment républicain à obtenir ce qu’il voulait de Trump qu’il louait. Son élan interrompu et son bureau ovale singulièrement œdipien encerclé, Trump a dû faire face à un amer retour de bâton électoral lors des élections de mi-mandat de 2018, et sa tentative ratée de faire élire le violeur présumé Roy Moore comme sénateur de l’Alabama furent une véritable humiliation. Sa cote de popularité, jamais très élevée, a atteint ses plus bas niveaux – révélant que son soutien pur et dur se situait autour de 35 % des électeurs. À ce stade, l’argument selon lequel Trump était un « autoritaire » potentiel en résidence à la Maison Blanche semblait plus faible que jamais.
IV.
Néanmoins, des signes d’effervescence ont continué à apparaître sur les réseaux sociaux et au-delà. Le phénomène QAnon, qui a persuadé des millions de personnes que Trump s’efforçait de sauver le monde contre les élites satanistes, pédophiles et communistes en imposant une dictature militaire, a montré qu’une atmosphère d’attente palingénésique était en train de couver. Les milices, qui avaient commencé à se redresser sous Obama après un long déclin post-Oklahama City, ont continué à se développer : en 2020, le nombre de milices actives avait doublé depuis 2008 pour atteindre plus de deux cents. Le nombre d’attaques et de fusillades de droite a continué à battre des records, l’ADL ayant enregistré cinquante décès à la suite de telles attaques en 2018.
Le Parti républicain a continué à se transformer en refuge pour tous les nouveaux courants fascistes. Les Proud Boys, fusionnant les nationalistes blancs traditionnels et les militants néonazis, assuraient la garde des candidats républicains au Sénat. Gavin MacInnes, le leader des Proud Boys dont la principale révision du fascisme américain consiste à remplacer le mot « blanc » par le mot « occidental » dans les « quatorze mots »[3], était l’un des orateurs vedettes du Metropolitan Republican Club de New York. Une flopée de suprémacistes blancs et de nazis ont été sélectionnés comme candidats républicains, en Californie, en Caroline du Nord, en Virginie et dans l’Illinois.
Par rapport à cette base, Trump ressemble à l’agitateur fasciste décrit par Adorno dans « La théorie freudienne et le modèle de propagande fasciste »[4]. Il ne s’agit pas d’un fasciste doctrinaire, mais de quelqu’un qui devine les « désirs et les besoins » fascistes de son public, qui répond à ses « dispositions inconscientes » en tournant « son propre inconscient vers l’extérieur », et qui s’efforce de relier les courants minoritaires les plus violents à la radicalisation de la droite dominante. En dépit de la minceur de la base civique traditionnelle du fascisme, les réseaux sociaux ont fourni une infrastructure idéale pour susciter des contagions fascistes. Trump, en tant que souverain de Twitter, a utilisé son talent pour la communication pour radicaliser et encourager sa base.
En juillet 2019, par exemple, il s’est lancé dans une campagne bien menée d’incitation à a haine contre la représentante Ilhan Omar, et d’autres femmes progressistes de couleur au Congrès, comme Alexandria Ocasio-Cortez, Rashida Tlaib et Ayanna Presley. Elles étaient des communistes « pro-Al-Qaïda », a-t-il affirmé. Elles devraient « retourner » dans les « endroits totalement en ruines et envahis par la criminalité d’où elles viennent ». Omar, a-t-il menti, avait dit « à quel point Al-Qaïda est merveilleux ». Dans une ligne d’attaque particulièrement nocive, il a posté une vidéo juxtaposant une image d’Omar avec les tours jumelles. Il n’aurait pas pu mettre plus clairement la tête de ses cibles à prix.
Pour parodier le langage schmittien, c’était le souverain de Twitter qui décidait de l’ennemi. Cette préfiguration du Kulturkampf 2020, alignant les thèmes de l’anticommunisme violent, de l’islamophobie et de la paranoïa contre-subversive, a suscité quelques protestations de l’establishment républicain. Pourtant, l’appel du sénateur Lindsey Graham à Trump pour que celui-ci « vise plus haut » en dénonçant cette bande des quatre comme « un ramassis de communistes » et d’ « antisémites » qui « détestent notre propre pays », n’était guère une répudiation de principe de l’incitation à la violence. Au contraire, il s’agissait d’une surenchère sur les manœuvres favorites de Trump.
Ainsi, Trump commença l’année 2020 dans une position renforcée. Il avait attendu la fin de l’enquête Mueller et les tentatives des Démocrates pour le destituer avaient échoué. Sur les questions où les démocrates ont choisi de combattre Trump, comme la nomination de Brett Kavanaugh à la Cour suprême, ils ont mené une campagne légaliste peu convaincante et ont perdu. La cote d’approbation personnelle de Trump avait rebondi, passant de 35 % à un sommet de 49 % (pour la première fois, ses partisans étaient plus nombreux que ses opposants).
Un grand nombre d’institutions de droite avaient largement basculé dans le camp de Trump, des straussiens de la côte ouest de la Claremont Review of Books, qui ont ensuite aidé à rédiger le « Rapport 1776 » nationaliste de Trump comme une riposte à Black Lives Matter et à la pédagogie antiraciste, aux néoconservateurs de la Conservative Political Action Conference, une autre organisation classiquement reaganienne qui a soutenu Ted Cruz en 2016. Le soutien de Trump parmi les électeurs républicains était solide, et il allait être le candidat incontesté du GOP, tandis que les démocrates se livraient à une bataille désordonnée entre le centre dur et la gauche insurgée.
Dans les sondages en face à face, la plupart des candidats démocrates devançaient Trump, mais les marges des candidats les plus populaires – Biden et Sanders – étaient loin d’être décisives. Biden n’était pas très performant dans les débats, son message était faible et il était compromis par un passé de racisme et d’allégations de harcèlement. Sanders était personnellement populaire, efficace dans les débats et disposait de réseaux de financement de masse et de militants enthousiastes, mais il a dû faire face à l’hostilité écrasante des grands médias privés, des milieux d’affaire et de l’élite démocrate. La plupart des électeurs, interrogés par sondage, pensaient que Trump l’emporterait probablement dans une bataille serrée avec le candidat démocrate, quel qu’il soit.
V.
Si la « Résistance » avait raison de penser que Trump attendait n’importe quel prétexte pour prendre un tournant despotique, sous couvert de lois d’urgence, on pourrait dire que l’arrivée de la pandémie de Covid-19 le lui a donné. Il est bien possible qu’une telle option ne fut pas vraiment envisageable, étant donné la faiblesse de sa position de chef de l’exécutif. Cependant, rien ne prouve qu’il ait voulu jouer la pandémie de cette manière. Sa réaction spontanée a été de minimiser la menace. La culture de la droite autoritaire d’aujourd’hui a un penchant nettement « libertaire » et individualiste. Wendy Brown soutient qu’il s’agirait plutôt d’une « sociophobie », une terreur du collectif que le néofascisme hérite de l’attaque du néolibéralisme contre le concept de « société ».
Les néolibéraux ne croyaient pas au mythe bourgeois traditionnel du « moi » autopoïétique, leurs sujets n’étant que des paquets de capital, des entreprises. Cependant, ils ont exploité ce mythe, imprégné de l’histoire américaine des frontières, de l’accumulation du capital, de l’anticommunisme de guerre froide et de la pétro-modernité, pendant des décennies. Alors même que leur programme écrasait les conditions d’une telle individualité bourgeoise traditionnelle, le mythe était un puissant facteur de légitimation, une justification des récompenses accordées à ceux qui réussissaient dans une culture brutalement social-darwiniste, et une source de résistance à la législation sur l’aide sociale, le contrôle des armes à feu et le changement climatique.
La nouvelle extrême droite, du mouvement du pouvoir blanc de l’après-Vietnam au mouvement des milices de l’après-Ruby Ridge, a métabolisé la sociophobie du néolibéralisme et sa méfiance à l’égard de ce que Steve Bannon a dénoncé comme « l’État administratif ». Une constellation de forces, de l’identité chrétienne au Ku Klux Klan, en passant par les associations de propriétaires d’armes à feu, les citoyens souverains, les Minutemen anti-immigrés, le mouvement « patriote », les Oath Keepers, les Three Percenters et les associations de shérifs et d’officiers de police, s’est formée autour d’une large compréhension du fait que le gouvernement avait rompu avec la constitution et « le corps du peuple ».
Tout, du quatorzième amendement[5] à l’assurance-maladie, a été considéré comme une rupture illégitime avec la foi révolutionnaire sur laquelle les États-Unis ont été fondés. Cette construction minoritaire de la constitution était raciale-nationaliste plutôt que néolibérale. Pourtant, tout comme le « nationalisme économique » s’avère tout à fait compatible avec la gestion de l’État « comme une grande entreprise américaine » (Jared Kushner), la lecture fondamentaliste de la Constitution s’est alignée sur des énergies largement néolibérales opposées à l’expansion de la souveraineté populaire et favorisant le recours à des moralités autoritaires traditionnelles pour assurer la reproduction sociale. Cette alliance tacite a, en particulier depuis l’enracinement du mouvement Tea Party, été institutionnalisée et lubrifiée par l’argent des frères Koch.
Ce serait, bien sûr, une erreur de surestimer la nouveauté de tout cela. Le tournant autoritaire d’une aile du libéralisme en réponse au défi de la démocratie de masse a été l’un des voies intellectuelles vers le fascisme de l’entre-deux-guerres, de Carl Schmitt à Vilfredo Pareto. Les premiers néolibéraux, tels que Ludwig von Mises (qui appréciait la dictature de Dollfuss) et Friedrich von Hayek (dont l’apologie de la dictature « libérale » de Pinochet est tristement célèbre), ont été animés par un même sentiment anti-démocratique. De même, la crainte de voir l’individu détruit par les masses, surtout lorsqu’elles accèdent au pouvoir politique, a uni les fascistes, de Benito Mussolini à José Antonio Primo de Rivera, le fondateur de la Phalange.
L’éthique « collectiviste » du fascisme a toujours été grossièrement exagérée par ceux qui prétendent « prendre le fascisme au sérieux » mais ne parviennent pas à comprendre la signification de son anticommunisme. Le fascisme de l’entre-deux-guerres, contrairement à l’extrême droite d’aujourd’hui, était confronté à une situation mondiale dans laquelle la révolution communiste était plausible. Cependant, la propension fasciste à imaginer des conspirations communistes partout, et à les interpréter comme des complots essentiellement raciaux, n’est pas si éloignée de l’anticommunisme hallucinatoire d’aujourd’hui qui diabolise ainsi toute tendance qui met à mal le fantasme d’une individualité robuste et auto-créatrice.
De l’ "idéologie du genre" au Brésil aux versions les plus banales de la politique de « justice sociale » aux États-Unis, de Lula à Biden, de la distanciation sociale à la vaccination, le « communisme » a pris les formes les plus improbables. Que signifierait, dans ce contexte, le Covid-19 ? En tant que problème écologique qui rend les dépendances humaines plus évidentes et qui ne peut être résolu que par une action collective, typiquement par des contrôles biopolitiques au niveau de la population entière, il rend l’individualisme traditionnel politiquement contre-culturel.
Pour Trump, la manière la plus probable de s’engager dans cette voie était donc d’en faire un enjeu de guerre culturelle. Des signes avant-coureurs de la façon dont il pourrait jouer ce jeu des deux côtés ont été observés lorsqu’il s’est exprimé sur la question en février 2020. Tout en dénigrant l’ « hystérie » de Covid comme étant le « nouveau canular » des Démocrates, il a également qualifié le virus de « grippe chinoise » et a affirmé que les Démocrates mettraient en danger la vie des Américains avec des « frontières ouvertes ».
Pourtant, pendant les deux premiers mois de la propagation de la pandémie, Trump a déraillé. Dès le mois de mars, la musique d’ambiance de la droite états-unienne était prévisible : les personnes âgées préféraient mourir pour la liberté capitaliste plutôt que de subir un verrouillage qui nuirait à l’économie. Ce fut le sens des déclarations du lieutenant-gouverneur du Texas, Dan Patrick, Brit Hume de Fox News, et Glenn Beck. Peggy Noonan, du Wall Street Journal, a proposé une heuristique de « guerre des cultures » basée sur les classes, selon laquelle les travailleurs des « États rouges », depuis longtemps habitués à des vies difficiles, stoïques face à la mort et pourtant alarmés par l’économie, se rebiffaient contre une « surclasse » professionnelle et protégée qui exigeait des confinements.
Patrick Deneen, le poète catholique contre-démocrate du « conservatisme de la classe ouvrière », était d’accord : c’était les « élites » contre les « masses ». Pour Brett Stephens du New York Times, les mesures de distanciation sociale étaient des « règles new-yorkaises », totalement inadaptées à la plupart des États-Unis. La droite religieuse a spiritualisé son étreinte de Thanatos. La chroniqueuse Alexandra DeSanctis de la National Review a déploré que le sécularisme ait engendré « une peur démesurée de la mort comme mal ultime… mais la vie sur terre n’est pas notre fin ultime ». R R Reno, intellectuel catholique et rédacteur en chef de First Things, a convenu qu’il y a « des choses plus précieuses que la vie ». La distanciation sociale est une « croisade mal conçue contre la finitude humaine », tandis que les masques sont » Une lâcheté imposée… un régime dominé par la peur de l’infection et la peur de provoquer l’infection. Les deux sont des variantes de lâcheté ».
Trump a tenté d’exploiter cette impulsion suicidaire en la faisant passer pour une résistance antitotalitaire, en insistant sur le fait qu’il ne se laisserait pas intimider par les « médias à la noix » pour que le pays reste fermé plus longtemps que nécessaire. Néanmoins, peu désireux d’adopter systématiquement la position négationniste dure de Jair Bolsonaro, incapable d’orchestrer une centralisation autoritaire du pouvoir à la manière de Narendra Modi, et alors que les entreprises américaines s’enfonçaient dans la récession, il a été contraint, à contrecœur, de soutenir un bref verrouillage et un important plan de relance. Il s’agissait, pour ajouter à la difficulté, de mesures largement populaires. Tout en se plaignant que la Chine avait délibérément infligé la peste aux États-Unis, il n’en a pas moins continué à tenir son discours de vendeur de biens immobiliers. Le Covid aurait disparu en avril, grâce à la chaleur : « il va disparaître un jour. C’est comme un miracle ».
Puisque Trump n’eut pas la liberté de gouverner comme il le souhaitait, il s’appuya sur la mobilisation de sa base pour construire un pouvoir en dehors du gouvernement. Dès le mois de mars, la résistance aux mesures de sécurité locales de Covid s’est manifestée. Dans certaines régions des États-Unis, soutenues par une population de classe moyenne largement blanche qui se sentait plus menacée par l’arrêt de l’économie que par le Covid, les shérifs et les fonctionnaires ignoraient ou refusaient de coopérer avec les ordres donnés par les responsables de la santé publique.
Les activistes de droite et les miliciens ont formé une avant-garde diffuse pour protester contre ceux qui avaient ordonné le confinement. À Santa Cruz, par exemple, des militants ont harcelé et menacé de mort les responsables de la santé qui avaient ordonné le confinement, les accusant de fomenter un programme communiste. Des protestations armées dans des mairies et lors de réunions publiques ont rassemblé des éléments du revanchisme reaganien, des évangéliques, des milices de suprémacistes blancs, des Proud Boys, l’American Legislative Exchange Council, Freedomworks et des membres de la Maison Blanche de Trump.
À la mi-avril, alors que le nombre de cas était au plus haut, Trump se prononçait ouvertement en faveur des manifestations : « Libérez le Michigan ! », « Libérez le Minnesota ! », « Libérez la Virginie ! » De manière cruciale, il s’agissait de mouvements profondément minoritaires que Trump utilisait, dans sa fonction présidentielle, pour se mettre en phase avec une humeur publique plus générale. Comme il l’avait fait pour les nazis après Charlottesville, et comme il le ferait à nouveau pour QAnon et les Proud Boys, Trump oeuvrait à la normalisation de l’extrême droite.
VI.
Alors que Trump était en train de conclure une nouvelle alliance avec les éléments les plus violemment fascistes de sa base, une alliance qui les reliait à des courants plus larges de la droite radicale, il a été momentanément déstabilisé par un autre épisode de contagion épidémique. Le meurtre de George Floyd par la police à Minneapolis le 25 mai a provoqué un nouveau soulèvement de Black Lives Matter, qui a commencé par la glorieuse destruction par le feu du troisième commissariat de Minneapolis, et qui est devenu la plus grande vague de protestation de ce type dans l’histoire des États-Unis. Entraînant dans son sillage l’animosité populaire contre Trump, et la tirant fortement vers la gauche, ce mouvement a déferlé dans les petites villes blanches autant que dans les grandes villes, faisant reculer le pessimisme racial qui s’était emparé de la gauche.
Bien que le mouvement ait fait momentanément trébucher Trump, entre la dénonciation de la mort de Floyd comme « une honte » et l’appel à l’armée pour attaquer les manifestants – « quand le pillage commence, la fusillade commence » – il a rapidement trouvé le lieu pratique d’une réponse autoritaire dans le renouveau de sa base mobilisée. Alors que les justiciers armés, les « Boogaloo Bois », les Proud Boys, les partisans de QAnon et les milices descendaient dans la rue pour pointer leurs armes sur les manifestants de BLM, avec un pic de fusillades et d’agressions de véhicules lancés sur les manifestants, ils ont formé une coalition informelle avec les forces de police locales reconnaissantes de leur présence, et l’administration Trump qui les a félicités.
La panique face à l’extraordinaire portée populaire et au militantisme de Black Lives Matter a conduit à la formation de milices du jour au lendemain via les réseaux sociaux, comme l’Alarme citoyenne de l’Utah, forte de 15 000 personnes. Le réalignement autoritaire de l’administration et de sa base serait coordonné par le même anticommunisme hallucinatoire que les manifestants anti-blocage avaient mis en avant en déclarant que « la distanciation sociale est du communisme », mais cette fois avec les forces de l’État derrière eux.
Trump a fustigé à plusieurs reprises BLM comme une organisation marxiste. Dans un décret de juillet prévoyant des peines de dix ans de prison pour les manifestants qui renversent les statues d’esclavagistes et de suprémacistes blancs, il décrit les BLM comme des « extrémistes de gauche » désireux de détruire « le système de gouvernement des États-Unis ». Une vidéo de la campagne de Trump datant de la même période affirmait qu’il était la seule personne « se tenant entre le capitalisme et le communisme ».
Aussi abrupt que soit ce virage, le succès de l’anticommunisme racial violent en tant que thème mobilisateur indique un degré de préparation idéologique de masse. Au lendemain de la prise de pouvoir par Hitler, Arthur Rosenberg affirmait que l’idéologie fasciste « était déjà assez répandue dans toute l’Europe avant la guerre et exerçait une forte influence sur les masses ». Rosenberg faisait référence à la large base populaire du nationalisme conservateur, anti-républicain, antisémite et, dans le cas de l’Allemagne, völkish.
Dans le contexte états-unien, les radicaux noirs ont depuis longtemps identifié une tradition de « fascisme racial » au sein d’une démocratie libérale excluante (voir le puissant essai d’Alberto Toscano dans la Boston Review, traduit ici). Ce « fascisme naissant », comme le dit Angela Davis, implique la normalisation de la terreur raciste d’État et la suppression des droits constitutionnels. Partout où cette violence normalisée a été remise en question, une alliance d’urgence entre la violence populaire et la violence d’État a vu le jour, des Minute Men de l’ère Wilson au Ku Klux Klan de l’ère Massive Resistance. Et elle a invariablement été galvanisée par un fantasme de conspiration raciale diabolique, du « judéo-bolchevisme » au « marxisme culturel ».
En menant cette guerre culturelle, Trump a pris soin de cultiver l’aile la plus apocalyptique et idéologiquement autoritaire de sa base. Le mouvement conspirationniste QAnon, qui s’est engagé à soutenir Trump dans ce qu’il croit être un programme visant à démanteler une élite de trafiquants d’enfants satanistes et communistes et à inaugurer un « grand réveil » par un coup d’État militaire, des arrestations massives, des rafles et des exécutions, a reçu un soutien croissant de la part de l’entourage de Trump.
Le général Michael Flynn avait prêté le serment de QAnon. Rudy Giuliani a publié des messages utilisant les hashtags de QAnon. Eric Trump avait affiché son soutien à « Q » sur Instagram. Des républicains du Congrès, comme le représentant Devin Nunes de Californie, ont fait connaître le contenu de QAnon sur la chaîne de l’alt-right, Parler. Le signal de Trump en faveur de QAnon s’est considérablement intensifié au cours de la pandémie et, le 4 juillet, il a retweeté quatorze tweets de comptes QAnon. De manière caractéristique, lorsqu’on l’interroge sur QAnon, il refuse de le désavouer. Comme pour le soutien de David Duke pendant sa campagne électorale, il a feint l’ignorance : « J’ai entendu dire que ce sont des gens qui aiment notre pays ».
Un test crucial de l’instinct politique de Trump a eu lieu le 25 août, lorsque Kyle Rittenhouse, membre de la milice, s’est présenté à une manifestation de BLM à Kenosha, dans le Wisconsin, et a abattu trois personnes avec un fusil d’assaut de type AR-15. À Kenosha même, la police avait salué la présence des miliciens du pouvoir blanc : « Nous apprécions votre présence ». Ils auraient refusé d’arrêter Rittenhouse après qu’il ait abattu ses deux premières victimes et que plusieurs personnes l’aient désigné comme le tueur.
La réaction instinctive de la presse d’extrême droite, de Tucker Carlson à Ann Coulter, a été de défendre Rittenhouse. À quel point sommes-nous choqués, s’est demandé Carlson, que des jeunes de 17 ans armés de fusils aient décidé qu’ils devaient maintenir l’ordre quand personne d’autre ne le faisait ? Coulter le voulait « comme président ». La droite chrétienne a immédiatement commencé à collecter des fonds pour sa défense juridique. Dans aucune circonstance précédente, Trump n’avait ouvertement soutenu un meurtre commis en pleine rue par la droite. Maintenant, il se rangeait du côté de Rittenhouse, affirmant qu’il avait agi en état de légitime défense.
Des documents internes du ministère de la sécurité intérieure ont révélé par la suite que des responsables de l’administration avaient reçu l’ordre de soutenir publiquement Rittenhouse et d’étayer ses affirmations selon lesquelles il avait agi en état de légitime défense. La logique de cette alliance entre violence populaire et violence d’État est devenue plus claire lorsque le même département a mobilisé l’artillerie du gouvernement fédéral contre BLM, dans le cadre d’un plan de répression utilisant des unités paramilitaires et des enlèvements conçus par le procureur général des États-Unis en personne, William Barr. Cette stratégie de complémentarité avec la violence des groupes d’autodéfense s’est illustrée avec l’exécution extrajudiciaire apparente du militant « antifa » Michael Reinoehl, décrite par Trump comme une « rétribution » pour le meurtre présumé par Reinoehl d’Aaron Danielson, membre de Patriot Prayer.
Sans réaction de la part des dirigeants républicains du Congrès, Trump et ses alliés transformèrent la Convention nationale républicaine de la fin août en une veillée d’armes. Les invités vedettes de la Convention étaient le couple de bourgeois blancs, Mark et Patricia McCloskey du Missouri, qui avaient été arrêtés pour avoir pointé des armes sur des manifestants Black Lives Matter non armés. Faisant référence aux anciennes règles limitant la ségrégation en matière de logement, Patricia McCloskey a ouvert la convention en affirmant que les Démocrates « veulent abolir complètement les banlieues ». Une série d’orateurs établirent la chaîne d’équivalences reliant ce sentiment de menace existentielle au communisme, en passant par les Démocrates et Black Lives Matter.
Le style apocalyptique n’était pas nouveau pour Trump. En 2016, il avait mis en garde contre la « destruction totale de notre pays tel que nous le connaissons » si Hillary Clinton était élue. Cependant, la différence en 2020 est qu’il bénéficiait de l’assentiment manifeste de l’establishment républicain, alors même qu’il passait de l’affirmation, en grande partie vraie, selon laquelle Clinton était une représentante des élites urbaines qui ne se souciait pas de la classe ouvrière américaine, à l’affirmation délirante selon laquelle Joe Biden était un cheval de Troie pour des « marxistes au regard de fous » qui rempliraient la Cour suprême de « radicaux d’extrême gauche », que Kamala Harris était une « communiste » et que la campagne démocrate était menée par « des socialistes, des marxistes et des extrémistes de gauche ».
L’esprit de la John Birch Society, des White Citizens’ Councils, de l’American Legion, des Daughters of the American Revolution, des Minute Men, d’America First, du Ku Klux Klan et des milices de l’après-guerre, s’est incarné dans la convention d’un parti politique traditionnel. À l’anticommunisme racial apocalyptique de la Convention, Trump ajoutera un nouvel exutoire à l’esprit d’autodéfense lorsqu’il demandera à ses partisans de se présenter aux bureaux de vote et de surveiller le dépouillement au cas où la gauche volerait l’élection. On vit là, à raison, un appel aux milices.
Bien qu’elles se soient largement abstenues de descendre dans les bureaux de vote le jour de l’élection, elles répondirent à la défaite de Trump et à sa demande d’ »arrêter le décompte ». Des personnes armées se rendirent partout où le dépouillement était en cours pour appuyer cette demande. Les menaces de mort, la traque et le harcèlement qui avaient auparavant été réservés aux bureaucrates médicaux visaient maintenant les fonctionnaires électoraux et les dirigeants républicains (y compris Mike Pence) jugés trop bourgeois et pusillanimes pour arrêter la prise de pouvoir communiste.
Et avec le soutien des partis républicains locaux, des groupes du Tea Party financés par Koch et des politiciens républicains de premier plan, soit trop ambitieux pour se retrouver du mauvais côté de cette foule, soit suffisamment avisés sur le plan commercial pour se retrouver de son bon côté, ils commencèrent à se préparer sur les médias de l’alt-right à un « dernier combat ». Détail particulièrement révélateur de ce mouvement : à son paroxysme, la majorité de son avant-garde armée – loin d’aligner des miliciens chevronnés ou des cadres d’extrême droite – se limitait aux bénis-oui-oui de Trump, inexpérimentés et récemment radicalisées sur les médias sociaux.
VII.
A aucun moment, jusqu’après le 6 janvier 2021, alors que la mobilisation avait franchi un seuil critique, l’élite républicaine n’a agi pour entraver ou briser cette dynamique vers un nationalisme de combat. Bien que le GOP reste structurellement un parti de grandes entreprises, les dirigeants du parti ont été contraints par une combinaison de considérations électorales et la capture de sa base et de ses rangs intermédiaires par une classe moyenne radicalisée, sous l’impulsion du Tea Party, d’embrasser le trumpisme.
Bien que cela ait eu pour conséquence de faire fuir la majeure partie du grand capital vers le Parti Démocrate et de leur coûter finalement une élection dans un système conçu pour les favoriser, ils avaient probablement raison de penser que la politique à la Trump constituait la seule option viable pour les Républicains. Il est peu probable qu’un autre candidat républicain aurait ajouté dix millions de voix au total du parti, tout en recrutant pour lui de nouvelles circonscriptions importantes, notamment parmi les électeurs urbains noirs, asiatiques et latinos.
Obtenir ce résultat alors que le nombre de victimes américaines du Covid-19 a battu des records mondiaux, tandis que Mitch McConnell faisait assidûment obstruction à une deuxième série de paiements de relance, était un exploit. Ceux qui s’attendaient à ce que le racisme manifeste, l’indifférence sociopathique et l’incompétence de Trump le disqualifient pour tout sauf un noyau dur, avaient sous-estimé l’attrait du nationalisme américain salvateur lié à des subjectivités entrepreneuriales dures, ses passions mobilisatrices d’humiliation perçue, de victimisation et de crise apocalyptique, et sa promesse compensatoire de renouveau par la violence rédemptrice.
Même après les émeutes « Stop the steal »[6], les dirigeants républicains étaient encore tellement pris au piège de leur dépendance à l’égard d’une base électorale qui était en grande majorité et avec enthousiasme en faveur de Trump qu’ils ont largement renoncé à leurs remarques les plus critiques sur son rôle et l’ont protégé de la destitution. Par la suite, la majorité des républicains de la Chambre des représentants ont démis Liz Cheney de son rôle à la tête du parti en raison de ses critiques à l’égard de Trump. Comme on pouvait s’y attendre, étant donné que les sondages ont montré que 45 % de la base électorale républicaine soutenait en fait l’invasion du Capitole, tandis que la majorité restait fidèle à Trump.
Les Républicains sont confrontés à une guerre civile qui se prépare, au cours de laquelle ils peuvent soit subir une scission préjudiciable, soit être finalement capturés à tous les niveaux par la base de Trump, et tout ce que l’élite républicaine peut faire, c’est reporter le moment de la confrontation et poursuivre les guerres culturelles avec Coca-Cola. S’il fallait une image de cette relation captive, il suffirait d’inspecter le visage accablé de Lindsey Graham lorsque, deux jours à peine après les émeutes, il a été entouré de partisans de Trump le traitant de « traître » qui ne pourrait plus « sortir dans la rue ».
C’était là la dialectique de la fascisation, avec une relation de radicalisation mutuelle entre la direction et la base de Trump, bénéficiant d’une relation favorable avec la droite traditionnelle, et attirant des secteurs plus larges de la société civile et des appareils répressifs de l’État vers l’utilisation étendue de la terreur contre une gauche sauvagement diabolisée. Aucun compromis n’est possible avec l’antéchrist « communiste », notamment parce qu’il n’est que la représentation figurative, dans le rêve nationaliste, des crises cumulées de l’Amérique.
Ce fascisme inachevé n’entraîne pas encore la majorité de ses partisans dans la mobilisation, mais seulement dans l’approbation passive de ceux qui se mobilisent. Il ne place pas les fascistes ouverts à la tête d’un mouvement de masse, mais les déstigmatise de manière importante. Il n’a pas produit un parti de masse de militants nationalistes comparable, par exemple, au Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) en Inde, mais seulement une alliance en réseau de politiciens célèbres, de milices et de justiciers, d’associations de shérifs et d’agents de la paix, ainsi qu’une multitude de lobbies, de façades et de groupes de la société civile financés par les canaux de « l’argent noir » de l’extrême droite.
Pourtant, même à ce stade précoce de développement, le fascisme inachevé a conduit plusieurs milliers d’activistes déchaînés et inexpérimentés, armés de fusils de type AR-15, d’attentes apocalyptiques et d’une mauvaise compréhension de l’équilibre des forces influencée par QAnon, à une confrontation prématurée avec l’État bourgeois.
Il est peu probable que cet excès, ainsi que les arrestations, les poursuites, les fermetures de médias web et l’isolement politique qu’il a provoqué, soient suffisants en eux-mêmes pour stopper le processus de fascisation. Le mouvement des milices a été isolé pendant plus de dix ans après l’attentat d’Oklahoma City, mais c’était dans une période de prospérité capitaliste, de stabilité politique et de triomphalisme post-guerre froide. Si Trump et la configuration des forces qu’il a rassemblées autour de lui ont été une cause immédiate de la radicalisation de la droite, et si celle-ci a prospéré sur la menace immédiate de l’insurrection antiraciste, ses causes plus lointaines résident dans une crise à plusieurs niveaux de l’accumulation et des conditions d’accumulation.
Les conditions structurelles du déclin impérial américain, de la crise écologique (dont la pandémie est la forme aiguë) et de l’impasse démocratique, déterminent la viabilité de masse de tout projet conservateur bourgeois. C’est pourquoi il est peu probable que l’élite républicaine puisse se sauver, par elle-même, de la capture ou de la scission. La solution spatio-temporelle offerte par la version de l’America First de Biden est ambitieuse, mais il est peu probable qu’elle soit à la hauteur des pressions intenses qui s’exercent sur le système mondial et la position des États-Unis dans ce système, de la menace que la crise écologique fait peser sur les principaux secteurs du capital américain, de l’ampleur cumulée de l’effondrement social aux États-Unis (illustré par la contagion des fusillades de masse, des loups solitaires et des « morts du désespoir »[7]), et surtout du dysfonctionnement de l’État, à l’égard duquel les démocrates sont à la fois structurellement stupides et profondément conservateurs. Rien n’indique non plus que les gains de la gauche s’accompagnent d’un degré d’organisation de classe ou de militantisme qui serait capable de contester le pouvoir émotionnel du nationalisme palingénésique.
L’ère du reflux nationaliste n’est probablement pas terminée. Et selon toute vraisemblance, elle découvrira de nouveaux centres d’info-divertissement, de nouvelles opportunités pédagogiques, de nouveaux bailleurs de fonds entrepreneuriaux, de nouveaux points de rassemblement, de nouveaux théâtres et de nouvelles lignes de bataille.
*
Cet article est paru dans le numéro printemps-été 2021 de la revue Salvage #10 : The Disorder of the Future.
Traduction par Contretemps.
Illustration : Wikimedia Commons.
Notes
[1] Massive Resistance a été une stratégie lancée par un sénateur de Virginie pour empêcher la mise en œuvre de la politique de déségrégation raciale des écoles dans les années 1950.
[2] En référence à l’expression utilisée par D. Trump en 2005 et rapportée en 2016, à propos des femmes : « … et quand t’es une star, elles te laissent faire. Tu peux faire tout ce que tu veux ; les attraper par la chatte. Tu peux faire tout ce que tu veux ». Ndt.
[3] Slogans de quatorze mots utilisés par les nationalistes blancs : « We must secure the existence of our people and a future for white children » (« Notre devoir est de protéger l’existence de notre peuple et l’avenir des enfants blancs ») et : « Because the beauty of the White Aryan woman must not perish from the earth » (« Parce que la beauté de la femme aryenne blanche ne doit pas disparaître de la surface de la terre »). Ndt.
[4] in : Theodor W. Adorno, Le conflit des sociologies. Théorie critique et sciences sociales, traduit par Pierre Arnoux et al., Paris, Payot, 2016. Ndt.
[5] En référence à sa section 3 : « Nul ne sera sénateur ou représentant au Congrès, ou électeur des président et vice-président, ni n’occupera aucune charge civile ou militaire du gouvernement des États-Unis ou de l’un quelconque des États, qui après avoir prêté serment, comme membre du Congrès, ou fonctionnaire des États-Unis, ou membre d’une législature d’État, ou fonctionnaire exécutif ou judiciaire d’un État, de défendre la Constitution des États-Unis, aura pris part à une insurrection ou à une rébellion contre eux, ou donné aide ou secours à leurs ennemis. Mais le Congrès pourra, par un vote des deux tiers de chaque Chambre, lever cette incapacité. » Ndt.
[6] « Stop le vol », slogan employé lors que l’élection présidentielle de 2020. Ndt
[7] Catégories statistiques désignant la mortalité de population plus exposées à la mort due aux addictions et aux suicides. cf. Anne Case et Angus Deaton, Morts de désespoir : l’avenir du capitalisme, trad. L Bury, PUF, 2021. Ndt.
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