Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Livres et revues

Trop tard pour être pessimistes. Extrait du dernier livre de D. Tanuro

Daniel Tanuro, Trop tard pour être pessimistes ! Écosocialisme ou effondrement, Paris, Textuel, 2020, préface de Michael Löwy.

« Changeons le système, pas le climat » : la catastrophe écologique a commencé. Les capitalistes s’en frottent les mains, prêts à nous vendre leurs fausses solutions. Les collapsologues prétendent quant à eux qu’on ne peut rien faire. Refusant le cynisme des uns et le fatalisme des autres, Daniel Tanuro, référence mondiale de la gauche écologique, pose ici les jalons d’une alternative à l’effondrement qui vient : l’écosocialisme.

Tiré du site de la revue Contretemps.

Pédagogue érudit, il analyse avec brio la crise du coronavirus et la façon dont elle annonce malheureusement des crises encore plus graves qui toutes prennent racine dans la civilisation capitaliste industrielle, ainsi que dans les structures raciales et patriarcales de la modernité. Polémiste hors-pair, il démonte les promesses intenables du « capitalisme vert » comme les limites du Green New Deal de la gauche américaine.

Enfin, soucieux de compléter le geste critique par une proposition alternative, Daniel Tanuro esquisse une proposition politique révolutionnaire pour conjurer le désastre : « produire moins, transporter moins, partager plus ».

***

Introduction – L’avertissement du virus

« Regardez travailler les bâtisseurs de ruines

Ils sont riches patients ordonnés noirs et bêtes

Mais ils font de leur mieux pour être seuls sur terre »

(Paul Eluard, novembre 1936)

Des hôpitaux débordés, des personnels épuisés, sous-équipés, des morgues bondées. Des malades sacrifié·e·s, des femmes confinées avec leur bourreau, des prisonnier·e·s bouclé·e·s dans leur cellule, des personnes âgées claquemurées dans les maisons de retraite. Des millions de précaires abandonné·e·s, quasiment sans ressources ; des millions d’employé·e·s confiné·e·s en télétravail dans des logements trop petits ; et des millions d’ouvrier·e·s contraint·e·s de se mettre en danger parce que, sans travail humain, les machines « intelligentes » ne sont que des objets inertes. Partout la peur, la peur de la mort. Mais la situation est infiniment plus grave aux marches de l’Empire. Migrant·e·s rejeté·e·s comme des chiens ou parqué·e·s comme du bétail ; Palestinien·ne·s enfermée·s dans leur ghetto, sans médicaments ; et quelque trois milliards et demi de pauvres qu’aucun système de santé digne de ce nom ne peut protéger – alors qu’il y a tant d’argent accumulé !

Un tremblement de terre idéologique

Il y a « événement » et « Evénement ». La pandémie déclenchée par la propagation du Coronavirus SRAS-CoV2 est un Evénement avec majuscule, un événement au sens fort du terme. Comme Sarajevo en juin 1914, la Grande Dépression en 1929 ou l’accident de Tchernobyl en 1986, la pandémie délimitera dans l’Histoire un « avant » et un « après ». Peu de gens hors d’Australie garderont à l’esprit les terribles incendies qui ont ravagé ce pays au cours de l’été austral 2019-2020. Ces « mégafeux » ont probablement rapproché la planète du cataclysme climatique mais, en dépit de leur importance majeure, ils ne faisaient que concrétiser au loin une menace plus ou moins connue[1]. La crise du Coronavirus, c’est autre chose. L’avenir, soudain, est devenu opaque. Le sol s’est ouvert sous nos pieds. Ce n’est pas une accélération mais un basculement, un saut qualitatif de la maladie qui ronge les sociétés humaines. Aucun retour en arrière n’est possible.

Ce n’est pas le nombre de morts qui fait de la pandémie un événement historique. Il reste très inférieur aux vingt à cinquante millions de morts de la grippe espagnole en 1918-1920 et aux 400.000 victimes que la malaria fauche chaque année – dans un silence médiatique assourdissant. La pandémie est un événement historique parce qu’un brin d’ARN entouré d’un peu de lipides – à peine un être vivant – a suffi à paralyser durablement la machine économique la plus formidable de tous les temps, et même à la faire glisser vers une crise abyssale. La pandémie est un événement historique parce qu’elle a fait s’écrouler d’un coup l’idée néolibérale grotesque que « la société n’existe pas, il n’y a que des individus » (Margaret Thatcher) : nous sommes toustes interdépendant·e·s, par nature. La pandémie est un événement historique, enfin, parce qu’elle a contraint le discours politico-médiatique à délaisser les indicateurs abstraits de l’accumulation des profits (le Produit Intérieur Brut, le solde net à financer, les taux d’intérêt, etc.) pour se centrer sur le concret de la vie et de la mort. Le concret de la maladie et de la guérison, des affects et des corps, du travail vivant des femmes et des hommes qui soignent et entretiennent la vie au péril de la leur, car ils manquent de gants, de masques, de réactifs. Au coeur de l’épreuve, le « prendre soin solidaire » s’est imposé comme le seul paradigme social digne de l’humanité. C’est un tremblement de terre idéologique.

Un virus très moderne, la première crise de l’Anthropocène

L’impact de la pandémie est rapidement devenu économique. Les bourses ont dégringolé, la production industrielle a chuté, le chômage a explosé, les déficits publics se sont creusés. Mais il convient de ne pas se défausser sur le virus. Dopées par les bulles spéculatives, les bourses étaient fébriles depuis décembre 2018. Etouffée par les excédents, la production industrielle en Chine et en Allemagne avait commencé à baisser bien avant l’épidémie. Sous perfusion de crédits, l’économie mondiale tentait de se maintenir à flot sur un océan de dettes sans cesse reconduites. Le SRAS-CoV2 n’a fait que précipiter un naufrage attendu. Mais le virus est bien plus qu’un puissant amplificateur des contradictions du capital. Par son origine et son mode de propagation, il est aussi un produit de celles-ci.

Cette maladie en effet n’est pas archaïque mais très moderne. Depuis quelques décennies, de nouveaux virus « sautent » de certaines espèces sauvages à la nôtre et s’adaptent à celle-ci, déclenchant des zoonoses. Les prédécesseurs du SRAS-CoV2 ont nom Zika, Chikungunya, SRAS, MERS, Ebola, H5N1,… Or, comment peuvent-ils franchir la barrière des espèces ? Parce que la distance entre les animaux porteurs et Homo sapiens est affaiblie du fait des pratiques de l’extractivisme et du productivisme : élimination des écosystèmes naturels, déforestation, orpaillage, industrie de la viande, monocultures et commerce des espèces sauvages[2]. Quant à la propagation des virus, elle est facilitée par l’explosion des transports (aériens en particulier) et le gonflement des mégapoles, deux conséquences de la maximisation des profits par la division croissante du travail. Bref, ces nouveaux agents pathogènes ne nous tirent pas en arrière vers la Peste Noire du Moyen-Age, ils nous poussent vers le futur des « épidémies de l’Anthropocène ». L’affaire du COVID-19 s’inscrit dans ce cadre. C’est la première crise globale – à la fois sociale, économique et écologique – du capitalisme tardif.

L’Anthropocène. L’idée que l’accélération exponentielle des pressions humaines sur l’environnement a provoqué un changement d’ère géologique est née des travaux scientifiques sur le « changement global ». Le programme de recherche international « géosphère-biosphère » (IGBP) a identifié neuf paramètres déterminants pour l’avenir de l’humanité[3]. Le risque des zoonoses ne figurait pas dans la liste. Pourtant, les « épidémies de l’Anthropocène » font clairement partie du « paquet » de défis socio-écologiques globaux engendrés par la frénésie d’accumulation capitaliste. Dans son rapport remis en 2015, l’IGBP concluait au dépassement des plafonds de la soutenabilité dans quatre domaines : climat, biodiversité, sols et azote. En termes bibliques, ce sont les quatre cavaliers modernes de l’Apocalypse. Les ravages du SRAS-CoV2 dévoilent l’existence d’un cinquième larron : la pandémie.

Des gouvernements sourds et aveugles

Ce n’est pas une surprise. Depuis l’épidémie de SRAS, en 2003, de nombreuses mises en garde scientifiques ont été répercutées jusque dans des documents officiels. En France par exemple, deux rapports déposés à l’Assemblée nationale, en 2005 et 2009, soulignaient le risque des « nouvelles épidémies » : « la déforestation et l’orpaillage, qui mettent des hommes au contact de la faune sauvage, sont de nature à favoriser le développement des zoonoses ».[4] En 2018, l’OMS dressait une liste des risques sanitaires majeurs. Elle y incluait une « maladie X », « une grande épidémie provoquée par un pathogène inconnu ». La piste privilégiée était encore celle de la zoonose : « Comme l’écosystème et les habitats humains changent, les zoonoses représentent probablement le plus grand risque », déclarait un conseiller scientifique de l’Organisation.[5] Toutes ces publications tiraient la sonnette d’alarme. Toutes incitaient les gouvernements à agir conformément au principe de précaution.

Il n’en a rien été, les avertissements sont restés lettre morte. Après l’épidémie du SRAS, des virologues belges et français ont prévenu de l’apparition probable d’autres virus du même type. Ces Corona étant assez stables, les chercheurs se faisaient fort de créer un vaccin efficace contre leurs différentes formes. Leurs laboratoires ont demandé 200 à 300 millions de subsides publics pour mener la recherche à bien. Une somme dérisoire quand on la compare aux coûts de la pandémie du SRAS-CoV2, et même à ceux de l’épidémie de SRAS. Pourtant, les institutions ont refusé de mettre la main au portefeuille.[6] Pourquoi ? Parce que la recherche publique est de plus en plus soumise aux objectifs de rentabilité à court terme du privé. En particulier de l’industrie pharmaceutique, dont le but n’est pas la santé publique mais le profit, par la vente de médicaments sur le marché à des malades solvables. Le marché du SRAS ayant disparu avec le virus, à quoi bon financer quoi que ce soit ?

Ce comportement est systématique. Le développement des savoirs ouvre de puissantes possibilités d’anticipation, mais les décideurs politiques et économiques restent sourds et aveugles lorsque des scientifiques les avertissent des menaces socio-écologiques. Dans leur doxa néolibérale, la science sert à intensifier l’exploitation des êtres et des choses, pas à souligner les limites de celle-ci. Les climatologues répètent depuis cinquante ans que le changement climatique risque de changer la face du monde et qu’il faut, pour éviter un désastre, cesser de brûler du pétrole, du charbon, du gaz naturel. Unanime, le diagnostic est repris noir sur blanc dans les résumés officiels des rapports du GIEC, qui sont validés par les représentant·e·s des Etats. Pourtant, les maîtres du monde ne font rien. Pourquoi ? Parce que tous se sont soumis aux diktats absurdes de l’accumulation du capital. En particulier ceux des multinationales de l’énergie fossile, dont l’objectif n’est pas le passage aux renouvelables pour le bien de l’humanité et de la nature, mais le profit avant tout. Résultats : en dépit de 25 ans de négociations, les émissions de CO2 de 2019 dépassaient de 60% celles de 1992, année du Sommet de la Terre ; en dépit de l’accord de Paris, les mesures prises par les gouvernements impliquent un réchauffement de 3,3°C – deux fois plus que les 1,5°C que ces mêmes gouvernements disaient vouloir ne pas franchir !

Les décideurs sont non seulement soumis aux intérêts capitalistes, ils sont en plus complètement intoxiqués par la vision néolibérale du monde. Ils parlent de la loi du profit comme s’il s’agissait d’une incontournable loi de la nature, plus puissante même que d’autres lois. « L’économie » est leur vache sacrée. Ils semblent croire que toute ressource naturelle qui viendrait à manquer dans le futur pourrait être remplacée par du capital. Pour eux, il n’est aucun problème que le marché mondial ne puisse résoudre. Faire des stocks de masques ? Vous n’y pensez pas mon ami : il suffit de les commander en Chine, car le marché moderne fonctionne à flux tendu. Le virus a démonté cette foi absurde. Quand les usines chinoises sont à l’arrêt du fait de l’épidémie, il n’y a plus de masques et des gens en meurent, point.

Comment la classe dirigeante dirige quand elle dirige

La crise du COVID-19 est donc un avertissement. Alors que nous sommes au bord du gouffre climatique et que s’accélère l’extinction des espèces, elle nous montre comment les dirigeants gèrent une catastrophe quand ils ne peuvent plus en ignorer l’existence. Il y a des leçons à tirer de cette expérience, à partir de quatre constats.

Premier constat : toustes les responsables ont été obligé·e·s de se rallier à une politique sanitaire. Dans les premières semaines de la crise, les Trump, les Johnson, les Rutte évoquaient « une simple grippe ». Craignant que les mesures à prendre nuisent à « l’économie », ils décidaient de parier sur « l’immunisation collective ». On appelle cela du darwinisme social : laissons agir « la nature », elle éliminera les plus faibles et « nous » en profiterons pour prendre des parts de marchés aux pays qui recourent au confinement… Au bout du compte, ces hérauts du néolibéralisme pur et dur ont pourtant dû se rendre à l’évidence et battre en retraite. Pas par humanisme, mais parce que les faits les ont forcés à admettre que l’inaction causerait plus de torts à « l’économie » que l’action.

Deuxième constat : bien qu’elle se soit réclamé de l’intérêt général, la gestion de la crise sanitaire a été en réalité une gestion de classe, taillée sur mesure pour les intérêts du capital. Les lignes de force ont été partout les mêmes : 1°) préserver au maximum l’activité du secteur productif, noyau dur du capitalisme ; 2°) maintenir au maximum les plans d’austérité et de privatisation imposés précédemment au secteur des soins, ainsi que le statut subalterne des métiers – surtout féminins – essentiels à l’entretien de la vie (soins à domicile, nettoyage, alimentation, collecte des déchets, etc.) ; 3°) pour ne pas dépasser la capacité des hôpitaux, aplatir la courbe épidémique, soit par le confinement – en interdisant les activités sociales, culturelles ou politiques qui impliquent des rassemblements de personnes (en Europe) – soit par la combinaison de dépistage massif, de quarantaines et de traçage technologique des personnes infectées (en Corée du Sud, à Taiwan…) ; 4°) tenter de stimuler un sentiment d’unité nationale, contrer la perte de légitimité des institutions et des partis, banaliser le contrôle social (y compris technologique) et justifier un renforcement autoritaire de l’Etat (pouvoirs spéciaux, recours à l’armée, suspension de facto du droit de grève, etc.) ; 5°) au nom de l’urgence, écarter tout débat de fond, cacher le définancement de la sécurité sociale derrière des appels à la charité personnelle, et dissimuler le caractère politique de la réponse « sanitaire » en la prétendant dictée par « la science ». Michel Foucault n’aurait pu imaginer plus bel exemple de « biopolitique »… Une biopolitique d’autant plus efficace que le panoptique policier est là pour « Surveiller et punir » lourdement les contrevenants, et que les opposants ne peuvent évidemment qu’appliquer les « gestes barrière » objectivement nécessaires à la lutte contre la maladie.

Troisième constat : toustes les responsables se regroupent autour de leur Etat national. Les belles déclarations en faveur de la gestion commune des problèmes globaux sont rangées au placard. Donald Trump dénonce le « virus chinois », veut acheter une entreprise allemande pour mettre au point un vaccin réservé aux Etats-Unis, et envoie sa flotte de guerre au large du Venezuela. La France réquisitionne des masques appartenant à une entreprise suédoise, la Tchéquie fait de même au détriment de l’Italie, et Israël charge le Mossad de détourner des cargaisons de respirateurs promises à d’autres pays. La Chine riposte aux Etats-Unis par une offensive de charme visant à se positionner comme un leader de rechange acceptable, en dépit de son régime à la Big brother et de la féroce répression des Ouighours. Quant à l’Union européenne, déjà affaiblie par le Brexit, elle perd pied. Au moment où ces lignes sont écrites, sa réponse à la pandémie s’est limitée à la décision d’allonger 750 milliards d’Euros pour soutenir la santé des banques. Pour ce qui est de la santé des personnes, on repassera : l’Europe n’est même pas fichue de mettre en commun ses respirateurs. Chacun pour soi et le marché pour toustes. La crise du Coronavirus confirme ainsi la règle historique qui veut que la classe dominante, en période de crise aiguë, n’a qu’un seul outil vraiment fiable : l’appareil d’Etat autour duquel elle s’est constituée historiquement.

Le triomphe de la mort

Quatrième constat : l’injustice coloniale n’a pas fini de peser sur les peuples du Sud global. Ils ne portent pas plus de responsabilité dans la pandémie que dans le changement climatique, mais les gouvernements du Nord n’en ont cure. Or, le confinement est impossible pour plus de la moitié de l’humanité, qui se débrouille au jour le jour sans filet social de sécurité.[7] En Inde, par exemple, les migrant·e·s intérieur·e·s qui vivent de petits boulots constituent près d’un tiers de la population. Beaucoup n’ont pas de logements. Quand le gouvernement (d’extrême-droite) de Modi a décrété trois semaines de confinement, des millions de personnes, harcelées par la police, se sont lancées à pied sur les routes pour rejoindre leur village natal. Les pauvres de partout sont ainsi frappés de plein fouet. « Se laver les mains au moins dix fois par jour » est un des gestes barrières recommandés par les médecins. Comment doivent faire les quelque 748 millions de gens qui n’ont pas accès à l’eau potable ?[8] Les données statistiques concernant les équipements hospitaliers donnent froid dans le dos : il y a en moyenne moins de 2,8 lits de soins intensifs pour 100.000 personnes en Asie du Sud, contre 12,5 en Italie. Les images traumatisantes qui nous parvenaient de la péninsule, en février-mars 2020, ne sont rien au regard de celles qui nous parviendront de Haïti, du Mozambique, du Bangladesh, si le virus s’y répand…

Chacun·e peut donc imaginer la réponse au basculement climatique que les dirigeants capitalistes mettront en oeuvre quand la nécessité d’agir sera devenue vraiment incontournable. Il faut beaucoup de naïveté pour croire que cette réponse sera empreinte de justice, d’altruisme et d’humanité. Les possédant·e·s tenteront de se sauver, de sauver leurs privilèges et de sauver leur système à tout prix, sur le dos des pauvres, en s’entre-dévorant. Pour détourner l’attention de leur responsabilité, iels exciteront le nationalisme, le racisme, le machisme et désigneront des boucs émissaires. Pour diminuer le réchauffement, ils recourront au nucléaire, à la géoingénierie ou à d’autres technologies dangereuses pour l’humanité – mais intéressantes pour le capital. Alors qu’ils n’auront rien vu venir, ils invoqueront l’urgence pour appeler « les citoyen·ne·s » à pallier par leurs dons les carences des services publics causées par l’austérité. Déclarant la mobilisation générale, ils utiliseront leur appareil d’Etat pour imposer aux populations des règlements dont ils vérifieront l’application par des technologies intrusives. Au nom de la nécessité scientifique, la biopolitique montrera ouvertement son caractère dictatorial. Elle pourrait même prendre la forme d’un biofascisme car le capitalisme ne se résoudra jamais à produire moins, transporter moins et partager plus ; or, si l’on refuse cette solution de bon sens, la disparition d’une bonne partie de la population mondiale apparaîtra en définitive comme le seul moyen de « résoudre » la contradiction entre l’infinitude de l’accumulation du capital et la finitude de la planète… En clair, la réponse que le système improvisera face au désastre climatique risque de ressembler au « triomphe de la mort » de Bruegel…

L’heure des choix, c’est maintenant

Nous n’en sommes pas encore là, évidemment. Mais l’heure des choix qui déterminent l’avenir, c’est maintenant. Il reste moins de dix ans pour prendre les mesures nécessaires afin de rester sous 1,5°C (ou de ne pas trop dépasser ce seuil). Dans les pays dits « développés » et « émergents », les réductions d’émissions doivent commencer tout de suite et être très drastiques. Etant donné le repli croissant sur les Etats nationaux et le nombre de gouvernants tentés par le climato-négationnisme, il semble peu probable qu’un accord international suffisamment rigoureux soit conclu à temps. La COP25, à Madrid (2019), n’a même pas commencé à discuter la manière de combler le fossé entre l’objectif global de Paris et les plans climat des différents pays. Ces négociations aboutiront-elles lors de la COP26, reportée en 2021 pour cause de COVID-19 ? Rien n’est moins sûr car chacun, avant de s’engager à en faire éventuellement plus, veut savoir dans quelle mesure le « nouveau mécanisme de marché » décidé à la COP21 lui permettra de remplacer des réductions d’émissions par des achats de droits de polluer [9]… A moins d’un revirement politique profond, le scénario du chacun pour soi, dans lequel des Etats rivaux se mettent à agir à la hâte et dans le désordre parce qu’un accident climatique gravissime les y contraint, ne relève donc pas de la science-fiction.

Au-delà de leur gestion sanitaire de la crise, le Capital et ses représentants politiques préparent la relance de la croissance qui détruit humains et non-humains. Sur le plan social, la pandémie les a obligés à lâcher du lest pour maintenir les contradictions dans des limites acceptables. L’Union européenne a mis son obsession de l’équilibre budgétaire au frigo, le gouvernement italien a interdit les licenciements pour une période de soixante jours, l’administration Trump a promis 1200 dollars par mois aux travailleurs/euses sans ressources, des réquisitions ont été décidées, des nationalisations sont même envisagées, et la justice de certains pays menace de sanctions sévères les patrons qui ne garantiraient pas à leurs employé·e·s les conditions de « distanciation sociale » conformes à la lutte contre l’épidémie… Ces mesures éparses, improvisées dans l’urgence, se transformeront-elles en politique de sortie de crise ? La crise sanitaire débouchera-t-elle sur une revalorisation du rôle du secteur public, sur une remise en cause du régime néolibéral ? Cet aggiornamento s’étendra-t-il à la politique environnementale ? La Nobel d’économie Esther Duflo propose une relance keynésienne aux accents sociaux financée par le déficit et par une ponction fiscale forte sur les riches.[10] Le quotidien de référence de la finance globalisée, le Financial Times, compare la crise sanitaire à la deuxième guerre mondiale, loue l’ambiance d’unité contre la maladie et plaide pour des réformes analogues à l’instauration de l’Etat providence – « des réformes radicales, à rebours des politiques suivies au cours des quatre décennies écoulées ». « Des politiques considérées jusqu’à récemment comme excentriques, telles que l’allocation universelle et des taxes sur la fortune, devront faire partie du mix », écrit le journal. Et de conclure en invitant les dirigeants à agir dès maintenant pour« gagner la paix ».[11]

Quand les possédant·e·s ont peur

Ces appels seront-ils entendus ? Il est trop tôt pour le dire, et les résistances seront certainement farouches de la part des ultra-libéraux. Ce qui est certain, par contre, c’est que ces appels trouvent leur origine dans la crainte des possédant·e·s. Car paradoxalement, bien que plus puissantes que jamais, ces « élites » ont peur. Peur que le Coronavirus fasse déborder le vase de la colère populaire face aux inégalités. Peur que l’onde de révoltes démocratiques et sociales qui a commencé dans l’espace arabo-musulman en décembre 2010, puis secoué de nombreux pays du Sud global en 2019 (Algérie, Chili, Equateur, Liban, Hong Kong, etc.), ne puisse plus être jugulée seulement par la répression. Peur que la nouvelle vague féministe initiée par la campagne #Metoo ne déstabilise partout les pouvoirs basés sur la domination masculine. Peur que le mouvement mondial de la jeunesse pour le climat catalyse une mobilisation des aîné·e·s contre la destruction de l’avenir de leurs enfants. Peur enfin que la légitimité en chute libre des partis et des institutions gestionnaires débouche sur des situations de crise politique aiguë qui, en soulevant des choix de société fondamentaux, amèneraient le monde du travail à rompre le compromis productiviste qui le lie au capital. Bref, certains dans la classe dominante craignent que la poursuite intransigeante du régime néolibéral pousse les masses exploitées et opprimées sur le sentier de la guerre de classe.

Pour les mouvements sociaux, la conclusion stratégique est dès lors assez claire : plutôt que de se précipiter pour applaudir l’éventualité d’un tournant basé sur les mythes du « capitalisme vert » et du « capitalisme social », redoublons d’efforts pour accroître ce qui fait bouger les possédants : leur crainte de nos révoltes. Refusons de transformer le respect des consignes sanitaires en unité nationale autour du capital. Nous sommes tous sur le même océan, oui, mais pas sur le même bateau : une minorité se prélasse sur des yachts, tandis que la majorité souque dans des barquettes, ou dérive sur des radeaux de fortune[12]. Plutôt que tomber dans le piège d’un nouveau pacte social, renforçons nos luttes, organisons-les, radicalisons nos revendications. La première crise de l’Anthropocène exige une réponse globale – économique, sociale, écologique, féministe et décoloniale – à la hauteur du défi. Osons exiger ce qui est impossible dans le cadre capitaliste : le pain et les roses ; une vie de qualité et un environnement sain ; la satisfaction des besoins humains réels, démocratiquement déterminés, dans le respect prudent de la beauté du monde.

Penchons-nous de plus près sur les implications écologiques de la relance. Auteur principal pour le GIEC, François Gemenne n’a pas tort d’écrire que « la crise du coronavirus est une bombe à retardement pour le climat »[13]. En effet, « le Canada a déjà annoncé un plan de relance de son industrie pétrolière et gazière, la Chine envisage déjà la construction de centaines de nouvelles centrales à charbon pour relancer la machine industrielle, et après le vote d’un plan de relance à 2.000 milliards de dollars par le Congrès américain, les cours de bourse des compagnies pétrolières, aériennes et des croisiéristes se sont envolés. » En effet, « la République Tchèque et la Pologne demandent déjà l’abandon du Green Deal européen ». Tout cela est exact, mais la cause n’est pas « la crise du coronavirus » – elle a fait diminuer les émissions de CO2 de 7% en base annuelle. La cause est la réponse capitaliste à cette crise. La cause est ce mode de production accro au « toujours plus » – toujours plus consommer pour pouvoir toujours plus produire. Or, ni les très vagues déclarations d’intention du Green Deal européen (qui reste dans le cadre néolibéral !) ni les propositions keynésiennes d’Esther Duflo, ni même le plaidoyer du Financial Times pour un nouveau pacte social ne rompent avec la croissance du PIB. Sous des formes différentes, tous ces projets poursuivent le même objectif fondamental : relancer l’absurde système productiviste qui « épuise les deux seules sources de toute richesse » – la Terre et le travail humain.

Changer de régime d’accumulation ou changer de civilisation ?

En fait, il n’y a que la manière qui change. Avec ou sans nouveau pacte social, on veut nous remettre sous le joug pour relancer la Machine mortifère. La pandémie nous suggère un objectif plus ambitieux : déconstruire la Machine. Changeons de paradigme et les cavaliers de l’Apocalypse disparaîtront comme Nosferatu aux premiers rayons du soleil . Par contre, ils triompheront et nous sombrerons dans la barbarie si nous continuons à tolérer que le monde soit géré pour le profit, comme une entreprise. La croissance du Produit Intérieur Brut, les taux d’intérêt et les cours de la Bourse sont de fausses idoles. Renversons-les. Sortons de la pandémie mais soyons dignes de celles et ceux qui y ont laissé leur vie : continuons d’opposer le paradigme du « prendre soin » au paradigme de la production, celui de la vie à celui de la mort, celui des richesses concrètes à celui de la valeur abstraite symbolisée par l’argent, étendons cette logique aux rapports entre humains et non-humains. En d’autres termes, le tremblement de terre idéologique causé par le Covid-19 donne des arguments forts et audibles à celles et ceux qui se battent à contre-courant pour changer de civilisation plutôt que de régime d’accumulation.

Concrètement, il ressort clairement de la lutte contre le SRAS-CoV2 que le secteur de la santé doit être refinancé et mis hors-marché ; que les métiers du soins doivent être revalorisés ; que l’industrie pharmaceutique doit être expropriée et socialisée afin que recherche et production s’organisent en fonction des besoins sociaux. Concrètement, puisqu’il y aura d’autres épidémies de l’Anthropocène, il s’impose logiquement d’en finir avec ce qui les favorise : l’agrobusiness, l’industrie de la viande, les monocultures dopées aux pesticides, la déforestation, le massacre de la biodiversité. Concrètement, il faut voyager moins, transporter moins, un plan doit être lancé visant à déconstruire les mégapoles et des mesures doivent être prises pour que les animaux sauvages ne soient plus objets de commerce. Concrètement, puisque la fonte du pergélisol risque de libérer d’anciens pathogènes dont nous ignorons les dangers, et que le réchauffement favorise l’extension de la malaria et la dengue, tout doit être mis en oeuvre pour maintenir effectivement le réchauffement sous 1,5°C, ce qui impose de socialiser les secteurs de l’énergie et de la finance. Concrètement enfin, le fait que toute virose à l’ère de l’Anthropocène menace de se transformer en pandémie – parce que nous sommes plus de sept milliards sur Terre – renforce la nécessité de garantir à tous les humains l’accès à une eau douce de qualité, d’abolir les dettes des pays du Sud (46 pays consacrent plus d’argent à payer les intérêts sur la dette qu’à leur système de santé !), d’en finir avec les immondes dispositifs de confinement de populations dans des camps et de garantir la liberté de circulation et d’installation sur la Terre.

Le « Prendre soin » comme paradigme

L’irruption du « Prendre soin » à travers cette crise hors norme pourrait contribuer à contrer l’extrême-droite et favoriser considérablement la convergence des luttes, donc améliorer les rapports de forces en faveur des exploité·e·s et des opprimé·e·s. La préoccupation pour le soin, en effet, est immédiatement sociale et écologique à la fois. Dès lors qu’on aborde la crise de civilisation par le biais du « Prendre soin », les combats pour les besoins sociaux et pour la défense de la nature ne semblent plus contradictoires à court terme, ils se renforcent mutuellement (il faut sortir de l’élevage industriel et de l’abrobusiness pour la santé, par exemple). Le caractère social des enjeux environnementaux ne se situe plus dans un futur lointain (comme c’est le cas, par exemple, avec la montée des océans), il devient immédiat. En d’autres termes, le caractère social de la lutte écologique se renforce, et la lutte sociale devient immédiatement écologique.

Cette irruption du « Prendre soin » ne sort pas du néant. Sur le plan des idées, elle a été préparée par un travail de longue haleine du mouvement (éco)féministe. Bien avant la pandémie, la thématique féministe du soin s’était déjà diffusée dans le syndicat paysan Via Campesina, qui l’a étendue au soin pour la Terre et croisée avec les visions indigènes du monde. De même avait-elle pénétré aussi certains milieux militants du salariat féminin. La crise du Coronavirus a accéléré le mouvement, non seulement dans le secteur de la santé, mais dans tous ces métiers (assumés principalement par les femmes, et de plus en plus par des femmes racisé·e·s) où le travail de soins est dévalorisé, sous-payé, voire invisibilisé… alors que la crise a montré qu’il est tout simplement essentiel. Il y a une « fenêtre d’opportunité » pour aller plus loin, car l’épreuve de la pandémie a fragilisé l’idéologie bourgeoise du travail dans toutes les sphères d’activité. Ainsi, dans la sphère de la production, où l’emprise de l’illusion productiviste et des préjugés machistes est forte, les ouvriers obligés de se mettre en danger en travaillant à des productions non essentielles ont dû constater qu’ils ne sont que de la chair à patron, des appendices des machines. Quant aux employé·e·s confiné·e·s, même si le contrôle du télétravail est pointilleux, le fait d’être sorti·e·s de la temporalité du bureau et plongé·e·s dans celle de la vie quotidienne, avec ses tâches de soin concrètes, n’aura pas manqué de susciter chez elleux aussi des interrogations sur le sens du travail. C’est pourquoi soulever la question du soin comme finalité du travail social et du temps qui y est consacré est un enjeu majeur de l’après-pandémie. « Toute économie se résout en dernière analyse en une économie du temps », disait Marx. Il n’est pas déraisonnable d’espérer que la petite graine du « Prendre soin » et du temps nécessaire au soin germe dans différents secteurs sociaux, ouvrant de nouvelles possibilités d’articulation des luttes et des solidarités.

***

Écrit pour l’essentiel avant la crise du Coronavirus, ce livre actualise, élargit et approfondit les thèses de « L’impossible capitalisme vert » écrit dix ans plus tôt[14]. Il débouche sur une conclusion que la crise du Coronavirus ne fait que renforcer : il est trop tard pour être pessimistes, il faut lutter pour sortir du capitalisme. L’ouvrage est divisé en cinq chapitres. Le premier dresse un état des lieux de la crise écologique, et discute brièvement la notion d’Anthropocène. Le deuxième montre que l’accord de Paris pour une stabilisation du réchauffement au-dessous de 1,5°C est sous-tendu par un projet délirant : le « dépassement temporaire » du seuil de dangerosité compensé par le déploiement ultérieur de technologies censées refroidir le globe. Le troisième examine les biais idéologiques de la recherche scientifique, les présupposés de la modélisation mathématique du climat, et ceux de certains spécialistes de la conservation des espèces. Le quatrième revient sur les raisons fondamentales de l’incompatibilité entre capitalisme et écologie, discute sur cette base les positions de diverses variantes de l’écologie politique et rend un hommage critique à « l’écologie de Marx ». Le cinquième est consacré à l’alternative écosocialiste en termes de vision du monde, de programme et de stratégie pour combler le gouffre entre la radicalité si nécessaire et les niveaux de conscience actuels.

Pour des raisons indépendantes de ma volonté, des versions espagnole et italienne de ce livre auront été publiées avant l’original en français. A quelque chose malheur est bon : ce retard de parution m’a permis de compléter l’ouvrage par cet avant-propos.

Sébastien Brulez, Brigitte Gloire, Jean-Claude Grégoire, Michel Husson, Isabelle Lagasse, Michaël Löwy, Christine Poupin, Julia Steinberger, Juan Tortosa, Anaïs Trigalet, Nicole Vandemaele et Sixtine d’Ydewalle ont bien voulu poser un regard critique sur tout ou partie de mes efforts au cours de la rédaction de cet ouvrage. Philippe Marbaix, chercheur à l’Institut d’Astrophysique de l’Université Catholique de Louvain, a mis sa patience et ses compétences à l’épreuve de la reconstruction, à partir des données fournies par l’International Institute for Applied Systems Analysis (IATA, Autriche) de la figure reproduite au chapitre deux. Je les remercie tous et toutes très chaleureusement. Il va de soi que j’assume seul la responsabilité du produit final.

Ce livre est, comme le précédent[15], rédigé en écriture inclusive. La règle qui veut que « le masculin l’emporte » n’est pas inscrite dans une science académique intouchable mais dans des rapports d’oppression que la grammaire contribue à reproduire. Pour les contester, les règles suivantes sont mises en oeuvre :

Le point médian est utilisé lors de l’insertion d’une ou quelques lettres dans
la démasculinisation d’un terme (candidat·e, citoyen·ne) ;

Une barre oblique est employée lorsque le suffixe est variable selon le genre (lecteur/trice, chercheur/euse) ;

Diverses contractions sont appliquées : toustes pour toutes et tous, iel pour il et elle (pluriel : iels), celleux pour celles et ceux, elleux pour elles et eux.

Le 4 avril 2020.

Notes

[1] Daniel TANURO, « Mégafeux en Australie : un ‘tipping point’ climatique, en live », Contretemps web, 20/1/2020.

[2] Voir, entre autres : Philippe SANSONETTI, « COVID-19, chronique d’une émergence annoncée » Web conférence INSERM, 16/3/2020. Rob Wallace, « Big Farm Make Big Flu », Monthly Review Press, 2017.

[3] Plus de détails au chapitre 1.

[4] Assemblée nationale, rapports 2327 et 2654.

[5] Science et Avenir, 17/3/2018.

[6] L’Echo, 7/3/2020

[7] Le Temps, 1/4/2020.

[8] Le Monde, 17/3/2015

[9] Daniel TANURO, « L’issue est dans la lutte, pas dans les COP », Contretemps web, 22/12/2019.

[10] Le Quotidien, 21/3/2020.

[11] Financial Times, 3/4/2020.

[12] Merci à Paul Hermant, auteur de cette jolie formule.

[13] Le Soir, 28/3/2020.

[14] Daniel TANURO, « L’impossible capitalisme vert », La Découverte, 2010.

[15] Daniel Tanuro, « Le moment Trump. Une nouvelle phase du capitalisme mondial », Demopolis, 2018.

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