Il est difficile de trouver les bons mots pour dire toute la tristesse que cet événement nous inspire, et ceux pour exprimer notre impuissance à réconforter ces milliers de gens dont la vie a été bouleversée.
L’heure est au recueillement, mais lorsque les braises de la catastrophe seront froides, il faudra bien se demander : comment une telle chose a-t-elle pu se produire ? Et comment faire pour que plus jamais une communauté ne soit affligée d’une manière aussi absurde et injuste ? Et les réponses à ces questions devront aller au-delà des causes immédiates du déraillement. C’est l’ensemble des risques liés au transport de pétrole qui est remis à l’avant-scène par cette tragédie.
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Car il circule plus de pétrole par train et par pipeline que jamais auparavant. Le transport de pétrole par train a été multiplié par 25 depuis 2008. Parallèlement, les projets d’oléoducs se multiplient à un rythme inégalé : vers le Pacifique (Northern Gateway), le golfe du Mexique (Keystone XL), le golfe du Maine (inversion de la ligne 9 d’Enbridge, puis de la ligne Portland-Montréal) et finalement vers la baie de Fundy (Transcanada East). Tous ces projets sillonnent de petites communautés comme Lac-Mégantic. Deux de ces projets traversent le Québec.
Certains ont déjà commencé, dans une démonstration d’opportunisme aussi macabre que déshonorante, à faire valoir que le transport de pétrole par oléoduc est plus sécuritaire que celui par train, et que la catastrophe arrive à point nommé pour justifier ces projets d’oléoducs. Mais le débat qui s’amorce doit aller beaucoup plus loin et porter sur la culture de négligence qui afflige l’ensemble de l’industrie pétrolière en ce qui a trait au transport de ses produits. Cette négligence systématique doit être dénoncée.
Selon de Bureau de la sécurité des transports du Canada, le nombre de déversements d’oléoducs au pays n’a cessé d’augmenter depuis les dix dernières années. On dénombre 173 incidents en 2012 en comparaison à 167 en 2011, alors que la moyenne annuelle entre 2007 et 2011 se situait à 116 incidents. Bien qu’ils soient moins fréquents que les déversements par train, les déversements d’oléoducs sont en moyenne de plus grande importance. Les exemples récents inquiètent :
Le 25 juillet 2010, la ligne 6b d’Enbridge a déversé près de 900 000 gallons de pétrole dans la rivière Kalamazoo au Michigan. La compagnie a pris 18 heures avant d’intervenir, et ses interventions d’urgence ont été qualifiées de comédies burlesques par le bureau américain de la sécurité des transports.
Le 29 mars 2013, l’oléoduc Pegasus appartenant à ExxonMobil a déversé de 5000 à 7000 barils de pétrole dans une communauté paisible d’Arkansas. La compagnie assurait pourtant qu’elle avait mis à niveau la sécurité de ses installations en 2010. Elle n’a eu à payer que deux millions de dollars d’amende.
Le 1er juin 2013, un pipeline opéré par la compagnie Apache en Alberta a déversé 9,5 millions de litres d’eaux usées hautement toxiques. Les autorités provinciales ont pris 10 jours pour en informer la population. Puis le 8 juin, 3000 barils de pétrole se sont déversés d’un pipeline de la compagnie Plains Midstream dans la rivière Red Deer, toujours en Alberta.
On pourrait poursuivre cette liste indéfiniment.
En Alberta seulement, près de 60 000 déversements de pétrole et d’eau toxique se sont produits depuis 1975. Deux déversements par jour pendant 37 ans. En fait, il ne se passe pas une semaine en Amérique du Nord sans qu’un déversement majeur ne se produise, contaminant l’air, l’eau, les écosystèmes et mettant en péril la santé publique. Un tel nombre de déversements est anormal, et il n’est certainement pas acceptable. Aucune autre industrie n’a un bilan aussi catastrophique.
L’image qui ressort est celle d’une industrie négligente, d’une culture d’impunité soutenue par un incroyable laxisme dans les réglementations et la surveillance gouvernementales. On rogne sur l’entretien, on coupe les coins ronds sur la sécurité, et on accepte des risques plus élevés pour maximiser les marges de profit aux dépens de la sécurité des communautés.
Par exemple, Transcanada, qui veut acheminer du pétrole à travers le Québec, a déjà annoncé qu’elle refusait de se plier à la recommandation du Département d’État américain qui lui demandait d’installer sur le projet Keystone XL le système de surveillance des fuites le plus sophistiqué. La compagnie a déclaré que ce système n’était « pas pratique » (lire trop coûteux) sur ce projet. Ceci a fait dire au prestigieux magazine Forbes qu’il est insensé de prétendre que des pipelines ne fuiront pas. Les entreprises sont simplement trop laxistes sur la sécurité et l’entretien.
C’est cette culture de négligence et d’impunité qui a provoqué la tragédie du Lac-Mégantic. Et c’est cette même culture qui continuera de faire des victimes tant et aussi longtemps que les gouvernements de ce continent ne mettront pas en place des réglementations, des systèmes de surveillance et des amendes sévères en cas de déversement, et surtout tant qu’on cachera aux communautés la vraie nature des risques que le transport de pétrole leur fait courir.
La catastrophe de Lac-Mégantic est injuste et absurde. Les communautés ont le droit de vivre dans la sécurité et la transparence. C’est l’industrie pétrolière dans son ensemble qui se comporte comme un train fou. Ce drame doit sonner le début d’une nouvelle ère de responsabilité pour une industrie qui a trop abusé de son pouvoir.