Si on est rendus dans un tel trou noir en Afrique, au Moyen-Orient et dans de grands pans de l’Asie, c’est que la dislocation et la destruction sont à l’œuvre depuis longtemps. Dans les années 1950, des nationalistes de gauche et des socialistes dominaient la scène en Tunisie, également en Égypte, en Irak et ailleurs. De nouveaux gouvernements mettaient de l’avant des réformes, notamment la redistribution des terres, une certaine égalité entre les hommes et les femmes, le droit à l’éducation. Pour réaliser ce programme, il fallait confronter une classe dominante corrompue, fortement liée aux puissances coloniales, et également, un système international avec à sa tête les États-Unis pour qui pratiquement toute réforme était inacceptable.
C’est ainsi que les États-Unis ont fomenté des coups d’État pour renverser ces nationalistes, comme en Iran en 1955. Plus tard, des liens de coopération se sont développés entre Washington et les forces obscurantistes issues de factions dites islamistes. Au tournant des années 1980, la stratégie est allée plus loin pour soutenir à bout de bras les factions islamistes en Afghanistan qui combattaient le régime nationaliste allié à l’URSS. À travers toutes ces années, ces groupes islamistes ont été littéralement inondés de dollars provenant des pétromonarchies agissant de connivence avec les États-Unis. Pour ceux et celles que cela intéresse, le journaliste Robert Fisk a raconté tout cela dans un livre remarquable, La Grande Guerre pour la civilisation : l’Occident à la conquête du Moyen-Orient (1979-2005), La Découverte, 2005.
Au moment du printemps arabe à partir de 2010, un vent de démocratie et d’espoir a balayé la région. Les dictateurs relais de l’influence américaine ont été mis sur la touche. Dans plusieurs pays, des alliances inédites entre mouvements populaires et partis de gauche étaient en montée, notamment en Tunisie, en Égypte, en Syrie. Les factions islamistes étaient également sur le terrain, avec leur réseau serré d’institutions éducatives et caritatives, bien financées par ailleurs. A ce moment, sous l’influence es États-Unis, on a tenté de négocier un « deal », entre les anciennes dictatures et les islamistes, comme en Égypte et en Tunisie.
Entre-temps, la dislocation de la société s’est poursuivie. Une insolente couche d’ultra privilégié (le 1%) étale ses richesses pendant que dans les quartiers populaires et les villages, les gens ont faim. Seule la violence la plus extrême peut les empêcher de se révolter. Et c’est de ce triste constat que des tas de jeunes un peu partout se disent prêts à prendre les armes avec les factions les plus extrémistes. Franchement à voir des pays et des sociétés toutes entières sombrer dans le chaos (l’Irak, la Syrie, la Lybie), il faudrait être obtus ou intellectuellement malhonnête de ne pas comprendre l’essor des Djihadistes.
Nous voilà revenus à un dangereux point tournant. Les mouvements populaires et les partis de gauche ont un immense défi à relever, coincés entre des régimes pourris et leurs « parrains » d’une part, et contre les factions islamistes radicales d’autre part. C’est dans ce contexte qu’aura lieu à Tunis la semaine prochaine le Forum social mondial (FSM), organisé par une galaxie de mouvements tunisiens et internationaux. Après les attentats de mercredi, ces mouvements ont réitéré leur détermination à accueillir des dizaines de milliers de personnes impliquées dans les luttes pour la démocratie et la justice sociale, dont un bon nombre de l’extérieur de Tunisie. Des organisations québécoises, françaises, égyptiennes, palestiniennes, italiennes, espagnoles, maliennes répondent à l’appel et elles seront présentes à Tunis, avec le peuple, contre les fauteurs de haine, contre les impérialistes. Dans son communiqué du 18 mars, le comité organisateur du FSM affirme que « la large participation au FSM à Tunis sera la réponse appropriée de toutes les forces de paix et de démocratie qui militent au sein du mouvement altermondialiste pour un monde meilleur, de justice, de liberté et de coexistence pacifique ».