Tiré de À l’encontre.
Ce changement est le résultat de plusieurs facteurs, dont le principal est la diminution apparente des chances que le régime s’effondre ou soit vaincu après décembre 2016, date à laquelle l’intervention russe a considérablement aidé le régime dans ses efforts pour prendre le contrôle de toute la métropole d’Alep. Des batailles mineures ont continué à être menées après cette date, notamment dans le cadre des efforts déployés par les forces états-unienne et les forces de défense syriennes pour vaincre l’ISIS (Daech) à Raqqa. Cependant, à ce moment, les alliés extérieurs de divers groupes armés d’opposition, notamment l’Arabie saoudite et le Qatar, ont commencé à se retirer du conflit, choisissant plutôt de s’engager dans une guerre médiatique curieusement récurrente sur le conflit syrien et d’autres questions sous-régionales dans le Golfe arabe. Dans le même temps, les coalitions qui avaient été la source d’une aide considérable aux groupes d’opposition armés semblent avoir été mises de côté.
Le rôle de la Turquie, en revanche, s’est élargi, en grande partie grâce à une plus grande « coordination » avec la Russie et l’Iran, rendue possible par les négociations d’Astana et par des opérations militaires directes à Alep du Nord, Idlib, Raqqa et Hassakeh (par exemple, « Bouclier de l’Euphrate », « Branche d’olivier » et « Printemps de la paix »). Par ces moyens et d’autres encore, la Turquie a réussi à imposer sa gestion directe des zones dites « d’opposition soutenue par la Turquie ». Lors des récents affrontements directs avec l’armée du régime à Idlib, les opérations militaires turques semblent avoir atteint un pic.
La Turquie et le régime ayant tous deux acquis un plus grand contrôle sur leurs zones respectives, les secteurs de la sécurité et des « groupes de réflexion » (think tanks) aux États-Unis sont devenus moins préoccupés qu’ils ne l’avaient été par l’émergence de groupes « djihadistes » à l’intérieur d’une Syrie en proie aux conflits. Après la capture de Raqqa, ces préoccupations sécuritaires se sont encore dissipées, coïncidant avec le déclin de la couverture de la Syrie dans les principaux médias, tant aux États-Unis que de manière plus générale. Parallèlement à la diminution des hostilités ouvertes, les autorités de facto n’ont pas su faire face à la détérioration de la situation socio-économique. Les Syriens continuent de souffrir d’une grande pauvreté et de conditions d’insécurité profonde. Récemment, le Covid-19 a ajouté un nouveau fardeau sur les personnes et les institutions.
Alors que le pays continue à se consumer dans un contexte de diminution de la couverture médiatique, les co-rédacteurs de notre page sur la Syrie (qui compte désormais deux nouveaux membres) invitent à renouveler l’engagement critique à l’égard des conditions actuelles en Syrie. Les développements récents nous incitent à aborder des aspects spécifiques de la situation actuelle de la Syrie, dans l’espoir de stimuler un échange et une analyse plus approfondie sur notre page.
La liste suivante ne se veut en aucun cas exhaustive et ne fait pas le point sur tout ce qui s’est passé récemment en Syrie. Elle n’a pas non plus pour but d’exclure d’autres domaines de recherche. L’objectif est plutôt d’initier une conversation permanente, un effort pour mettre en lumière certains des thèmes qui, selon nous, ne peuvent être ignorés. Certaines rubriques se terminent par des questions, d’autres comportent des questions intégrées. Certaines sont plus déclaratives, d’autres plus ouvertes. Elles reflètent la diversité des points de vue et des styles de raisonnement que l’on trouve à Jadaliyya. Toutes sont proposées comme des provocations pour la recherche et l’analyse fondées sur des preuves. Nous demandons aux auteurs intéressés de nous faire part de leurs réflexions et de leurs propositions à l’adresse syria@Jadaliyya.com.
Russie et Syrie
Les récentes discussions sur les entreprises russes qui obtiennent des contrats lucratifs ou sur le bail à long terme du port de Tartus par les Russes passent à côté d’un point plus large. Il est peut-être vrai que la Russie recherche un retour économique sur ses investissements, mais les objectifs globaux en Syrie semblent être principalement géopolitiques, en accord avec son intérêt pour le contrôle, la stabilité et le fait d’avoir un point d’ancrage stratégique majeur à partir duquel elle peut projeter son influence dans la région. Le régime russe est relativement souple quant à la manière d’atteindre ces objectifs, exerçant sa puissance hégémonique par une approche combinant la force brutale et la diplomatie. Par exemple, et de manière unique par rapport à tout autre acteur dans le conflit syrien, depuis leur intervention directe, les Russes ont ouvert des pourparlers avec presque tous les acteurs ou forces du pays désireux de leur parler. Ils ont également maintenu des relations avec tous les pays voisins.
Les intérêts du régime russe en matière de stabilité et son objectif de trouver une cessation du conflit militaire sanctionnée par la Russie ont souvent été confrontés à la fronde du régime syrien, qui résiste à tout compromis pour mettre fin au conflit. La Russie estime que de tels compromis sont nécessaires si l’on veut que la Syrie s’engage sur la voie de la reconstruction qui permettra la stabilité, la croissance et, en fin de compte, les dividendes.
L’empreinte de la Russie sur le conflit syrien au niveau macro est évidente : elle a résolument inversé le cours des différents défis militaires lancés au régime, mais elle remodèle aussi progressivement diverses structures sécuritaires, politiques et économiques dans le pays. Ce processus n’est bien sûr ni uniforme ni linéaire, et il ne sera pas nécessairement couronné de succès. Nous mentionnons ici quelques-uns des facteurs et tendances qui compliquent la situation.
1.- La position russe présente deux caractéristiques essentielles : la défense et l’État. Ce n’est un secret pour personne que le manque de transparence dans la politique intérieure russe, comme en d’autres endroits, rend les détails difficiles à discerner et les preuves difficiles à corroborer. Il suffit de dire qu’en abordant la question des intentions et de l’influence de la Russie, il faut garder à l’esprit le lien entre la politique intérieure conservatrice et autoritaire et l’aventurisme extérieur.
2.- La tentative de la Russie de remodeler l’État syrien, en particulier au niveau de l’appareil de sécurité, a signifié qu’elle devait faire face à de nouveaux acteurs et forces qui préfèrent continuer à récolter les opportunités et les richesses de la guerre plutôt que de faire face à l’incertitude de la paix et des accommodements. Les lourdes pertes physiques et matérielles subies par le régime syrien tout au long du conflit ont accru la nécessité d’une sécurité complémentaire. On peut compter sur une nouvelle classe de chefs de guerre et de magnats des affaires syriens et russes, dans le contexte d’un régime affaibli, pour s’efforcer de protéger leurs intérêts.
3.- La Russie doit également faire face à la boîte à outils diplomatique limitée du régime et aux contraintes institutionnelles, qui ont toutes deux été encore compromises par le refus de longue date du régime de traiter pacifiquement avec les dissidents. C’est le revers de la paranoïa endémique qui règne au plus haut niveau, malgré l’emprise quasi absolue du régime sur le pouvoir coercitif dans le territoire qu’il contrôle. Cette paranoïa est intrinsèque aux opérations du régime depuis la fin des années 1960, et s’est prolongée tout au long des années 1970 et au début des années 1980, lorsqu’il a été confronté à la menace la plus grave pour son pouvoir, jusqu’au soulèvement de 2011, bien entendu.
4.- Les complications de l’alliance de facto de la Russie avec l’Iran et le Hezbollah dans la guerre contre l’opposition posent un autre défi, notamment en combinaison avec la nécessité de maintenir des relations solides avec la Turquie et Israël. L’Iran et le Hezbollah ont tous deux des enjeux stratégiques plus importants en Syrie qu’en Russie, ce qui les rend réticents à faire pression sur le régime, car ils paient en fin de compte le prix immédiat du changement de régime, voire de toute perturbation significative. La principale préoccupation d’Israël en matière de sécurité est actuellement la présence des forces iraniennes et du Hezbollah à proximité de ses frontières. La difficulté de la Russie à atteindre ses objectifs dans le pays est accrue par la complexité des compromis nécessaires.
5.- Le principal défi pour la Russie est la présence américaine en Syrie, comme en témoignent la volonté des États-Unis de conclure des compromis avec la Turquie et la mise en place de plateformes politiques comme « Sotchi », destinées à limiter l’influence directe des États-Unis sur « l’accord final » en Syrie.
Ces complexités et les défis auxquels la Russie s’affronte en Syrie ne sont que quelques thèmes possibles de recherche et d’analyse dans ce domaine. Parmi les autres questions, citons les micro-changements qui se produisent au niveau social à mesure que la Russie élargit son empreinte sécuritaire, politique et même culturelle ; le rôle des autres acteurs régionaux et internationaux qui se profilent à l’arrière-plan ; la manière dont la Russie et les États-Unis doivent faire face aux politiques étrangères plus agressives que nous observons de la part de puissances régionales montantes comme la Turquie, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite ; et bien sûr la belligérance traditionnelle d’Israël.
Conflit des élites : le cas de Rami Makhlouf
Le 30 avril 2020, le cousin de Bachar el-Assad, Rami Makhlouf, a publié la première de plusieurs vidéos sur Facebook, révélant une faille majeure dans le cercle restreint de la famille dirigeante syrienne. Quelque chose semble avoir motivé le président syrien à exercer une pression importante sur son cousin milliardaire, bien que l’on ne sache pas exactement ce qu’il en est et que les spéculations abondent. Certains disent que le président tente d’améliorer sa propre image et de reconsolider le pouvoir en mettant sur la touche l’un des membres les plus notoirement corrompus du régime. D’autres suggèrent qu’un jeu de pouvoir pourrait être en cours entre la famille Makhlouf et celle de la Première dame [Asma el-Assad, née Asma Fawaz Akhras, femme d’affaires de nationalité syrienne et britannique, Première dame depuis 2000] dans lequel son but est de reprendre l’entreprise lucrative de télécommunications qui a enrichi Makhlouf. D’autres encore soulignent le rôle de la Russie dans le remodelage de la structure du pouvoir du régime, alors que même dans ce cas, les intérêts et les motivations ne sont pas clairs. Les accusations portées dans la troisième vidéo contre une classe de nouveaux riches profiteurs de guerre suggèrent que la concurrence entre le régime et une nouvelle élite pourrait également être pertinente. D’autres encore citent des facteurs économiques plus larges comme raison de ce changement, car le régime syrien a besoin de la fortune considérable de Makhlouf pour relancer une économie laissée en ruine par la guerre.
Ces explications et suggestions ne s’excluent pas mutuellement, bien sûr, et quoi qu’il en soit, la politique et l’économie politique de cette évolution surprenante (qui, le 19 mai, comprenait la « saisie préventive » des biens de Makhlouf) exigent une analyse plus approfondie. Elles invitent à se demander pourquoi Rami Makhlouf en particulier, par opposition à d’autres « fauteurs de troubles » ? Et qu’est-ce que l’affaire Makhlouf signale spécifiquement aux différents mécènes syriens et à leurs clients au sujet de leurs propres positions et vulnérabilités ?
Les vidéos de Makhlouf sont titrées avec des versets coraniques, ce qui a généré une tempête de mèmes parodiant sa piété retrouvée et son autoportrait de victime. Sa lamentation sur l’« inhumanité » de son traitement par les forces de sécurité qu’il a aidé à financer – alors qu’elles font pression sur lui et arrêtent ses employés – est l’une des nombreuses ironies de la situation actuelle. Qu’elle soit abordée de manière comique ou dans le but de comprendre ce que Makhlouf signale (la pile de bûches en arrière-plan de la vidéo souligne-t-elle la nature incendiaire de ses postes ?), la brèche invite à interpréter l’évolution de la politique de représentation du régime. Elle soulève également des questions sur les principaux destinataires de Makhlouf. Et ce que ses partisans et ses détracteurs (ainsi que les partisans et les opposants de son cousin le président Assad) comprennent de ces vidéos.
Il convient également de noter les dimensions internationales de la marginalisation de Makhlouf, car la concurrence entre l’Iran et la Russie pour savoir quel pays a le dessus peut se jouer dans ce cas. Certains spéculent que des factions au sein de la structure du pouvoir russe soutiennent Makhlouf contre Assad – ou du moins couvrent leurs paris, alors que peu d’observateurs considèrent que les Russes sont aussi liés à Bachar que leurs homologues iraniens. En outre, Rami, les membres de sa famille et nombre de ses associés sont sous le coup de sanctions de l’UE ou des États-Unis pour leur rôle dans le conflit syrien. Dans ce contexte, quelle est la probabilité que la faille actuelle ait été provoquée par la loi intitulée Caesar Syria Civilian Protection Act de 2019 [qui implique des sanctions contre les sommets du régime ; le nom Caesar fait allusion à la documentation photographique portant sur les tortures systématiques du régime portées à la connaissance publique par un ancien du régime utilisant le nom de Caesar] ? Les aspects régionaux et mondiaux du clivage familial, ce qu’il signifie en termes d’intérêts géostratégiques, ce qu’il pourrait signifier pour la (in)stabilité intérieure, ce qu’il nous dit sur le partage du butin de guerre et/ou la création de nouvelles formes de pouvoir impérial, voilà quelques-uns des thèmes que les posts de Makhlouf mettent également en avant.
Nous invitons les articles qui explorent le conflit entre le régime et Makhlouf dans le cadre des dimensions politiques, économiques, sémiotiques et régionales-mondiales plus larges qu’il met en lumière. Les auteurs sont invités à aborder un ou plusieurs des multiples thèmes esquissés ci-dessus.
La situation à Idlib : trajectoires divergentes
Le gouvernorat d’Idlib et ses environs ont été au centre de l’attention depuis le début du soulèvement syrien et du conflit qui a suivi. Les bannières créatives et les caricatures inventives de Kafranbel [ville du nord-ouest de la Syrie, le gouvernorat d’Idlib] et les murs de Saraqeb [ville située à l’ouest d’Idlib] ont communiqué des messages de résistance, d’espoir et de désespoir par le biais de l’humour et de l’art.
Plus récemment, à la suite du meurtre de George Floyd par un policier blanc à Minneapolis, l’art en solidarité avec les soulèvements des États-Unis contre le racisme systémique et la brutalité policière a également émergé de cette région – avec le slogan « Je ne peux pas respirer » parlant des questions de répression autoritaire et de vulnérabilité des citoyens dans le monde. Des centaines d’ateliers, d’ONG locales et internationales, de centres de formation pour « journalistes citoyens » et de réseaux sociaux ont proliféré dans la région avant la fermeture de la frontière à la mi-2015, après la montée d’ISIS. Des millions de Syriens sont passés par Idlib, fuyant les bombardements aveugles du régime syrien et (après 2015) de la Russie, soit pour trouver refuge en Turquie, soit pour poursuivre leur périlleux voyage à travers la Méditerranée dans l’espoir d’obtenir l’asile en Europe.
Il est bien connu des Syriens et des étudiants en politique syrienne que la proximité de la région avec la frontière turque a facilité le mouvement des soldats et des officiers déserteurs qui ont formé le Mouvement des officiers libres (le 9 juin 2011) et plus tard l’Armée syrienne libre (le 29 juillet 2011). Depuis 2015, date à laquelle la province est passée sous le contrôle de l’opposition, Idlib a été gouvernée par un certain nombre de factions rivales, dont beaucoup ont été dissoutes par la suite, mais deux d’entre elles continuent à être importantes, le Hayat Tahrir al-Sham (HTS ; anciennement connu sous le nom de Jabhat al-Nosra), lié à Al-Qaida, et Ahrar al-Sham. La région a connu des changements socio-économiques radicaux qui auront un impact durable. La violence ethnique et sectaire, les migrations forcées et les changements démographiques continuent de remodeler les contours sociaux de la région, comme dans le cas de l’accord des quatre villes d’avril 2017, qui a conduit à un échange de résidents (s’identifiant comme sunnites) entre Madaya et al-Zabadani dans la campagne de Damas et d’habitants (s’identifiant comme chiites) Kafraya et Fuaa dans la campagne d’Idlib.
Des changements démographiques forcés ont également eu lieu dans la région kurde d’Afrin dans la campagne d’Alep du nord (à la frontière d’al-Dana Nahiyah du district de Harem d’Idlib au sud), qui a été prise par les forces turques et les forces d’opposition syriennes alliées (Armée syrienne libre/FSA) le 18 mars 2018. Depuis lors, Afrin est devenue la principale destination des forces d’opposition déplacées de force de la Ghouta orientale, qui, avec d’autres familles syriennes (s’identifiant comme arabes et turkmènes), avaient été installées dans des maisons abandonnées par des civils kurdes.
Depuis mai 2017, Idlib fait également l’objet d’un accord de « désescalade » entre la Turquie, la Russie et l’Iran. Cet accord a été violé par diverses parties, ce qui a provoqué des frappes aériennes du régime et davantage de déplacements de citoyens et citoyennes. La dernière offensive, « Dawn of Idlib 2 », a commencé le 19 décembre 2019, déplaçant environ un million de civils vers la frontière turque avant qu’un nouvel accord (négocié entre le président turc Recep Tayyip Erdogan et le président russe Vladimir Poutine) n’instaure un nouveau cessez-le-feu à partir du 6 mars 2020. Le régime et ses alliés ont contrôlé deux villes clés (Khan Sheikhoun et Ma’arrat al-Nu’man) à Idlib et ont réduit considérablement l’espace pour les HTS et d’autres groupes armés. La diffusion mondiale du Covid-19 a, ironiquement, temporairement allégé la pression des attaques aériennes sur les gens ordinaires qui fuyaient en masse.
Étant donné le rôle significatif joué par Idlib pendant le soulèvement – certaines régions de la province étant parmi les « premières à bouger » – ainsi que son rôle dans la guerre et l’incertitude quant à l’avenir de la province, nous demandons des articles qui aborderont de manière analytique et critique une ou plusieurs des questions suivantes :
1.- Sur la pandémie mondiale : Quel est l’impact du Covid-19 sur les populations locales et les personnes déplacées dans la région d’Idlib ? Comment les habitants d’Idlib sont-ils confrontés à la perspective que le Covid-19 frappe leur région ? Quel est l’état actuel des infrastructures et des équipements dans le gouvernorat d’Idlib ? Comment les organisations locales peuvent-elles faire face aux cas d’urgence sanitaire pendant cette période ? Quels types de discours – religieux, scientifiques, comiques, orientés vers la conspiration – émergent dans ce contexte ?
2.- Sur le conflit en cours : quelle est la probabilité que l’accord de cessez-le-feu actuel tienne ? Quel est le rôle de la Turquie à Idlib et comment cela pourrait-il changer au fil du temps ? Historiquement, pourquoi Idlib était-il l’épicentre des groupes armés « djihadistes » et « islamistes » en 2011-13 et pourquoi les premiers efforts pour former une Armée syrienne libre plus laïque ont-ils échoué ?
3.- Sur l’aide internationale : quel est le rôle des ONG locales et internationales à Idlib ? Quelles sont ou ont été leurs principales contributions et lacunes ? Que pouvons-nous apprendre des politiques d’aide et des pratiques sur le terrain au cours des neuf dernières années ?
4.- Sur l’économie politique de la guerre : quelle est l’importance d’Idlib pour l’économie politique de la guerre (par exemple, les activités des contrebandiers, des trafiquants d’êtres humains et des seigneurs de la guerre ; l’importance des taxes et des tarifs douaniers ; l’importance de Bab al-Hawa [poste frontalier entre la Syrie et la Turquie] et d’autres passages frontaliers ; le rôle de la confiscation des biens) ? De quelle manière les économies locales se sont-elles davantage intégrées à l’économie turque, aux zones d’opposition soutenues par la Turquie ou aux zones sous régime syrien ?
Production culturelle syrienne
La prolifération et la reconnaissance internationale des films documentaires syriens, l’évolution de l’économie politique et du contenu social des séries télévisées du Ramadan syrien, l’irrévérence et la continuité de la comédie en période de tumulte, les diverses formes de solidarité que permet la musique, les formes d’expérimentation artistique (dans la littérature, l’art contemporain et le cinéma, par exemple) qui se produisent en exil, voilà quelques-uns des thèmes qui ont été mis en avant dans l’étude de la culture populaire syrienne. Les questions de représentation et de l’audience – qui peut représenter la Syrie, la manière dont la politique et l’esthétique se croisent, les logiques de la production culturelle actuelle – peuvent nous aider à réfléchir plus profondément aux questions permanentes de subjectivité, d’affect et d’attachement politique.
Les controverses sur la représentation de la souffrance humaine, sur la dynamique de la guerre en fonction du sexe, sur les types de restrictions de genre qui se produisent dans les situations de déplacement et de reconsolidation autoritaire méritent toutes une attention renouvelée. Il en va de même des explorations de la construction du monde lorsque la crise est devenue partie intégrante de la vie ordinaire et que le langage de la domination et de la résistance ne semble plus adapté au moment présent – pour saisir la dynamique affective et structurelle du capital ou les séductions de l’autoritarisme, ou dans le présent le plus récent, la vie dans les conditions d’une pandémie mondiale mais inégalement vécue.
Parmi les autres questions qui sont indexées par le concept de « culture » mais qui ne concernent pas immédiatement l’expression artistique populaire, on peut citer les suivantes : comment le conflit a-t-il restructuré les normes sociales, les dispositions incarnées et les pratiques du raisonnement éthique ? Comment les diverses formes de politique identitaire – comme celles qui entourent les sectes, les régions ou les Syriens – ont-elles été recadrées dans le contexte d’une intervention régionale et d’une grande puissance en cours ?
Précarité
Des années de conflits internes, de déplacements et de pauvreté ont fait de la précarité et de l’insécurité des réalités quotidiennes pour les Syriens et les Syriennes. L’imbrication de la violence, l’instabilité des ménages et les conséquences de Covid-19 continuent d’exercer des pressions psychologiques et matérielles sur la vie quotidienne des gens. Le statut juridique des Syriens et Syriennes dans leur pays et dans les pays voisins reste instable, ce qui les expose constamment à des campagnes d’expulsion, de harcèlement et de mauvais traitements car ils ne disposent pas des droits nécessaires pour assurer leur protection. La précarité des Syriens est produite par leurs interactions avec toute une série d’acteurs, en passant du régime syrien, aux groupes armés, jusqu’aux interventions humanitaires internationales, avec tous leurs propres effets néfastes.
Pourtant, les Syriens ne sont pas simplement passifs face à la production de leur précarité. Ils ont trouvé des moyens de s’organiser contre leurs conditions à l’intérieur et à l’extérieur du pays. La demande de sécurité et de sûreté coïncide avec un environnement réglementaire en constante évolution visant à limiter les droits et les ressources disponibles pour les réfugié·e·s et les demandeurs d’asile. Ces changements constants signifient que les Syriens et Syriennes ne disposent pas des informations et des technologies nécessaires pour faire face à leur précarité, mais ils exigent également des formes d’organisation capables de faire face aux demandes individuelles et collectives. En outre, la production culturelle syrienne s’attaque à la précarité de manière discrète et pas si discrète que cela, démontrant ainsi comment les Syriens réagissent et tentent de donner un sens à leurs conditions d’insécurité. Pour comprendre la précarité des Syriens aujourd’hui, il faut comprendre comment les autorités et les formes de pouvoir qui se chevauchent influent sur leur vie et comment, à leur tour, ils donnent un sens à la précarité, y résistent et tentent de l’atténuer. Voici quelques questions qui pourraient être abordées dans ce contexte :
1.- Comment les Syriens et les Syriennes ont-ils vécu ces nouvelles conditions de précarité ? Quelles expressions de résilience ont été mises en avant ? Qu’en est-il des nouvelles formes d’aliénation à l’intérieur et à l’extérieur du pays ? Quelles sont leurs implications sur le plan politique ?
2.- Dans quelle mesure les Syriens se sont-ils engagés dans l’économie de conflit, devenant plus dépendants des subventions, de la contrebande, des marchés informels, etc.
3.- Comment les femmes en particulier se sont-elles adaptées au déplacement, aux conditions de réfugiés, aux circonstances de guerre en Syrie et à d’autres conditions d’insécurité persistantes ? Comment les rôles des hommes et des femmes sont-ils reconfigurés dans des conditions de dévastation et de difficultés quotidiennes ?
Reconstruction
Les récents changements militaires dans le conflit syrien en faveur du régime ont accéléré le débat sur la reconstruction post-conflit. En l’absence d’un processus de paix mandaté par la communauté internationale, les intervenants internationaux et les États occidentaux ont refusé de fournir des ressources pour le redressement tant attendu de la Syrie. La Russie et la Chine ont fait de modestes propositions sur la possibilité de contribuer aux futurs processus de reconstruction. Le régime n’a pas non plus présenté de vision structurelle pour la reconstruction, hormis une série de nouvelles lois et politiques visant à attirer les capitaux étrangers dans le pays. Pendant ce temps, les besoins de reconstruction à long terme de la population syrienne ne sont pas pris en compte, même dans la planification de l’avenir, ce qui aggrave encore la précarité, l’insécurité et l’instabilité.
Le conflit n’est pas encore terminé et les principaux acteurs continuent de poursuivre des stratégies sécuritaires/militaires pour gagner en pouvoir et en influence. Les tentatives des Nations unies, telles que les pourparlers de Genève et la Commission constitutionnelle, n’ont pas réussi à ouvrir la voie pour mettre fin à la guerre. Tout processus de reconstitution inclusif va être remis en question par les priorités contradictoires des acteurs internes et externes, par les pouvoirs politiques de facto centrés sur le conflit et par l’intensification des griefs socio-économiques.
Les acteurs internationaux ont produit des rapports volumineux sur ce qui doit être fait en Syrie en matière de reconstruction, sur la manière de le faire et sur celle visant à éviter de renforcer le pouvoir du régime syrien en contribuant au processus de reconstruction. Des agences telles que la Banque mondiale et divers organes des Nations unies, qui déploient de nouvelles méthodes de production de connaissances telles que la technologie aérienne et les médias sociaux, sont les lieux où sont produites les connaissances sur les besoins de reconstruction de la Syrie. Certaines agences internationales telles que le PNUD sont actives en Syrie, mais elles sont limitées en termes de travail générationnel et structurel qu’elles peuvent mettre en œuvre. De plus, en définissant les problèmes et les solutions de la Syrie, elles ont tendance à utiliser un appareil conceptuel associé au langage de l’intervention internationale, situant la Syrie dans le cadre plus large des tendances mondiales, voire néocoloniales, actuellement en vogue dans la reconstruction post-conflit.
Alors que la communauté internationale envisage la manière d’intervenir dans la reconstruction de la Syrie indépendamment d’un processus de paix, le régime syrien a adopté une série de lois au nom de la reconstruction, y compris des mesures visant à réorganiser la propriété des biens, à attirer les capitaux privés et à forger des partenariats public-privé. En d’autres termes, il existe un plan de reconstruction, mais les critiques font valoir qu’il est entravé par une structure verticaliste, qu’il est confronté à de formidables défis de gestion et qu’il dépend d’un budget généreux qui manque de financement réel. Jusqu’à présent, la majorité des efforts se sont concentrés sur les domaines qui sont restés sous le contrôle du gouvernement.
La phase actuelle du conflit donne à penser que des batailles internes et externes vont se livrer pour les ressources de reconstruction après le conflit, d’autant plus que le régime syrien poursuit ses pratiques d’exclusion dans la période post-conflit en détournant les ressources de certaines zones, attribuant en fait les contrats de reconstruction aux vainqueurs de la guerre. Dans ces conditions, la reconstruction sera un processus inégal qui servira à renforcer le pouvoir de l’État plutôt qu’à ouvrir une voie vers la réconciliation. Voici quelques questions pertinentes à cette situation :
1.- Quels sont les débats internes sur la reconstruction qui ont lieu actuellement en Syrie ?
2.- Comment les intervenants internationaux se sont-ils positionnés en tant que producteurs clés de connaissances sur la reconstruction syrienne ? Et quel type de connaissances sont produites dans ce contexte ?
3.- Comment la reconstruction syrienne est-elle discutée dans la région MENA (Middle East and North Africa) ?
4.- Comment les options de reconstruction s’inscrivent-elles dans la poursuite d’un rapprochement du régime avec les États de la région ?
5.- Comment la reconstruction peut-elle potentiellement ouvrir des opportunités de solidarités alternatives, qui vont au-delà de l’économie actuelle du conflit ?
6.- Si le régime reste au pouvoir, à quels types de reconstruction et/ou de redressement peut-on s’attendre ?
Les thèmes abordés ci-dessus ne sont que quelques-uns des domaines d’exploration possibles concernant la Syrie aujourd’hui. Alors que nous cherchons à augmenter la couverture de la Syrie dans les pages de Jadaliyya dans les semaines et les mois à venir, nous aimerions également attirer votre attention sur l’excellent travail réalisé par notre réseau de collaborateurs. Le Centre syrien pour la recherche politique (SCPR), une institution partenaire, vient de publier un important rapport socio-économique intitulé « La justice pour transcender le conflit en Syrie ». Ce rapport est basé sur des recherches uniques menées sur le terrain au cours des dernières années et a été longtemps attendu par les observateurs et les institutions internationales qui s’appuient sur le SCPR pour fournir des données et des analyses solides sur la Syrie. Un résumé de ce rapport aux multiples facettes et presque complet sera bientôt disponible sur Jadaliyya et sera ensuite publié par notre organisation sœur Tadween Publishing [https://tadweenpublishing.com/].
Article et présentation du projet publié sur le site Jadaliyya en date du 4 juin 2020 ; traduction rédaction A l’Encontre.
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