Alors qu’il fallait 48 livres syriennes (LS) pour obtenir 1 dollar avant le début de la révolution en 2011, et environ 400 au début de l’année, il en faut un peu plus de 600 aujourd’hui, sur le marché noir. Ce taux non officiel est considéré comme le véritable baromètre de l’état de la monnaie, le cours officiel étant maintenu artificiellement bas par les autorités.
Le mouvement de dépréciation est la conséquence inévitable de la désintégration de l’appareil de production syrien sous l’effet de la guerre. Ce phénomène, qui pousse les importations à la hausse et réduit le stock de devises du pays, avait été partiellement compensé, jusqu’en 2013, par un afflux d’aide iranienne. Mais, à partir de l’été 2014, l’intensification des combats, la dévastation de villes entières, la perte de territoires et les sanctions occidentales ont eu raison des efforts du gouvernement.
La chute de la livre s’est encore accélérée à la mi-mars, après l’annonce par la Russie du retrait de ses forces du pays. La peur d’un effondrement des lignes loyalistes a déclenché une ruée vers le dollar, qui s’est envolé de près de 50 % en quelques semaines.
La tendance a aussi été renforcée par la publication surprise, le 20 avril, par la Banque mondiale, d’une estimation du montant des devises dans les coffres de la banque centrale syrienne : 700 millions de dollars (616 millions d’euros) contre 20 milliards de dollars avant la guerre, soit une fonte de plus de 95 % des réserves. La révélation de ce chiffre a accru l’effet de panique suscité par l’annonce de retrait du Kremlin.
Inflation galopante
Le constat qu’il s’agissait davantage d’un allégement que d’un rapatriement du dispositif militaire russe n’a d’ailleurs pas freiné la dégringolade de la livre. Le taux de change du dollar a atteint 640 LS, jeudi 13 mai, avant de retomber autour de 600, après que la banque centrale eut réinjecté des devises sur le marché.
« Le doute se réinstalle dans les zones prorégime, explique Jihad Yazigi, rédacteur en chef du site d’information économique The Syria Report. Les gens voient que les forces pro gouvernementales n’arrivent pas à fermer la route de Castello [le dernier axe de ravitaillement des zones rebelles d’Alep]. Ils constatent aussi que l’aviation russe n’est pas intervenue à Khan Touman [un village stratégique, au sud d’Alep, récemment repris par les insurgés]. Les gens commencent à se dire que le soutien de Moscou n’est pas aussi garanti qu’ils le pensaient. »
Pour la population, dont la vie au quotidien dépend en grande partie de biens d’importations, cette nouvelle donne est dramatique. Le marchand qui devait débourser l’équivalent de 500 LS pour acheter sur le marché turc un produit à 10 dollars avant la guerre, doit désormais dépenser 6000 LS, ce qui alimente une inflation galopante. Hormis la poignée de chanceux rémunérés en dollars, les Syriens, dont les salaires n’ont évidemment pas progressé de la sorte, voient leur pouvoir d’achat s’évaporer.
Système D
« Damas vit un cauchemar sans précédent, dit Mohamed Al-Midani, un résident de la capitale, cité par le site d’information syrien Al-Baladi. Le salaire moyen d’un employé suffit à le faire vivre à peine dix jours. La récession est si forte que plus personne ou presque n’achète et ne vend, mis à part des denrées de base. »
Pour tenir, les habitants recourent encore plus que d’habitude au système D, la béquille traditionnelle de l’économie syrienne. Un éventail de combines, qui vont de la location d’une pièce de son habitation à des réfugiés jusqu’aux pots-de-vin et au racket pour ceux qui détiennent quelque pouvoir, en passant par le travail des enfants et la vente d’une voiture ou de bijoux de famille.
Signe de la gravité de la situation, quelques critiques ont surgi dans la presse locale, d’habitude à la botte du pouvoir. Le quotidien Al-Watan, pourtant propriété de Rami Makhlouf, le cousin de Bachar Al-Assad, à la tête de la plus grosse fortune de Syrie, s’est permis de publier une caricature moquant le refus du gouvernement de reconnaître son échec dans le contrôle des prix.
Les autorités redoutent que des protestations n’éclatent sur la côte, dans des bastions pro-Assad comme Tartous ou Lattaquié, où les forces de sécurité ne pourraient pas sévir aussi facilement que dans le reste du pays. « Pour éviter un tel désaveu, le régime a pris des mesures destinées à favoriser ses partisans, comme le fait de réserver 50 % des nouveaux postes de fonctionnaires aux familles de martyrs », explique Jihad Yazigi.
Une éventuelle poursuite de la chute de la livre ne mettrait pas en danger Bachar Al-Assad, dont le pouvoir n’est pas contesté à l’intérieur du régime. Mais parce qu’il renforce l’économie informelle au détriment des institutions du pays, ce processus alimente le discrédit de celui qui se présente comme le garant de l’Etat syrien. (Article publié dans Le Monde daté du 19 mai 2016)
Les « négociations » s’enlisent, les « largages humanitaires » attendent
Par Marc Semo
L’objectif était d’arriver à un cessez-le-feu durable et à l’acheminement des aides humanitaires pour les villes assiégées – seize par le régime, deux par les rebelles –, afin de permettre une reprise des négociations sur la transition politique. Mais les grandes puissances du Groupe international de soutien à la Syrie (GISS, vingt et un pays et trois organisations multilatérales, coparrainé par les Etats-Unis et la Russie), n’ont pas réussi à débloquer la situation lors d’une réunion à Vienne, mardi 17 mai. Or, les combats se poursuivent sur le terrain, y compris entre groupes rebelles, faisant plus de cinquante morts autour de Damas mardi.
Aucune date n’a même été fixée pour de nouvelles discussions indirectes à Genève entre le régime et l’opposition. « Des pourparlers intersyriens seront crédibles quand la cessation des hostilités sera crédible et quand des progrès crédibles auront été accomplis sur le plan humanitaire », a expliqué le médiateur de l’ONU, Staffan de Mistura.
« Dernier recours »
« Nous nous sommes mis d’accord pour réagir si des parties prenaient des initiatives visant à autre chose qu’à un accord et qu’à la paix », a mis en garde le secrétaire d’Etat américain, John Kerry, rappelant que « cette guerre ne s’achèvera pas pour Bachar Al-Assad ni pour son peuple sans un accord politique ». Mais il est resté dans le vague et, désormais, on ne parle plus du 1er août pour l’installation d’une autorité de transition, comme le stipulait la résolution de l’ONU de décembre 2015.
Le seul résultat concret immédiat de la réunion de Vienne pourrait être des largages aériens d’aide humanitaire par le Programme alimentaire mondial à partir du 1er juin pour les zones assiégées toujours inaccessibles par la route. Mais ce serait « un dernier recours », a reconnu, à New York, un porte-parole de l’ONU, rappelant les difficultés de parachutages aussi imprécis que coûteux. Il faut aussi l’accord de Damas et de Moscou. Jusqu’ici, de tels largages n’ont eu lieu, en avril, que pour soutenir l’enclave tenue par le régime à Deir ez-Zor, dans l’Est, encerclée par l’organisation Etat islamique. (Article publié dans Le Monde daté du 19 mai 2016)
Le régime syrien bombarde Daraya pendant une opération humanitaire
Par Benjamin Barthe
Ils s’attendaient à recevoir de l’aide humanitaire. Ce devait être le premier convoi des Nations unies et de la Croix-Rouge à entrer dans leur ville depuis trois ans et demi. Mais, en lieu et place des provisions tant attendues, les Syriens de Daraya, un bastion de la rébellion, en banlieue de Damas, ont reçu des coups de canon. Après avoir barré le passage au convoi, qui disposait de tous les permis requis, jeudi 12 mai, les soldats syriens stationnés à l’entrée de la ville ont bombardé la population massée un peu plus loin, faisant deux morts et cinq blessés, selon des sources locales.
Moins de dix kilomètres séparent le centre de Damas, où sont basés l’ONU et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), de Daraya, au sud de la capitale. Depuis novembre 2012, date de l’encerclement de la ville par l’armée régulière, aucun convoi d’aide n’avait été autorisé par le gouvernement syrien à franchir cette distance. Peuplée de 100 000 habitants avant la révolution, la ville fut l’une des pionnières du mouvement de protestation anti-Assad, avant de se convertir à la lutte armée sous la répression, comme le reste du pays.
Sa place à part dans l’histoire de la révolution et sa proximité de l’aéroport militaire de Mezzeh, le plus important de la région de Damas, l’ont particulièrement exposée à la vindicte du régime. Le massacre qu’y ont perpétré en août 2012 des militaires syriens (350 morts) figure parmi les pires de ces cinq dernières années. Les milliers de bombes barils déversées sur ses quartiers ont abouti à la destruction de 90 % des bâtiments et à l’exode de la population dans les mêmes proportions. Les 8 000 habitants restés sur place survivent avec un repas par jour, une soupe de lentilles, un peu de riz, ou quelques feuilles de salade.
Mascarade
Le rapprochement entre Moscou et Washington, qui s’est traduit par la courte trêve du mois de mars, a cependant incité le régime à desserrer son garrot. Depuis le début de l’année, 250 000 personnes ont pu être ravitaillées à travers la Syrie, sur un total de 410 000 vivant dans des zones assiégées. Damas, jusque-là inflexible, a fini par donner son feu vert à l’acheminement d’aide vers Daraya, il y a quelques jours.
Quatre camions seulement, contenant des kits chirurgicaux, des médicaments, des vaccins, mais pas de nourriture (mis à part le lait pour bébé), avaient été autorisés. C’est tout ce que l’ONU et le CICR avaient pu obtenir du gouvernement syrien, au grand dam de la population, terrorisée à l’idée de subir le sort de Madaya, une autre ville encerclée, où une trentaine de personnes sont mortes de faim en 2015, avant que des vivres n’y soient distribués, en janvier.
Mais même ce modeste chargement n’a pu être livré. Selon une source humanitaire haut placée, la 4e division blindée, l’unité d’élite déployée autour de Damas aurait exigé, afin de laisser passer les camions, qu’ils soient vidés de toute leur cargaison, à l’exception des vaccins. Les organisateurs ont préféré rebrousser chemin plutôt que de se prêter à cette mascarade. Quelques minutes plus tard, neuf obus d’artillerie s’abattaient sur l’emplacement où les habitants de Daraya s’étaient rassemblés dans l’attente du convoi. Un père et son fils sont morts dans ces explosions.
(Article publié dans Le Monde daté du 13 mai 2016 par le site À l’encontre)