Tiré de À l’encontre.
L’action en justice contre le régime de Bachar el-Assad était conduite au nom de la compétence universelle qui permet de poursuivre les auteurs des crimes les plus graves quels que soient le lieu où ils ont été commis ou la nationalité des auteurs ou des victimes. L’article du Monde précise : « Le procès s’était ouvert en avril 2020 après l’arrestation de l’ancien officier en février 2019 par la police allemande. Il avait été reconnu par ses victimes, des Syriens réfugiés en Allemagne. »
Durant le procès, des Syriens et Syriennes rescapés ont manifesté : « Où sont-ils ? » pouvait-on lire sur les pancartes brandies à propos des dizaines de milliers de disparus. En septembre 2020, dans le cadre de la procédure de Coblence contre Anwar Raslan, un fossoyeur est intervenu comme témoin, ayant « supervisé » de 2011 à 2017 le transport des corps de milliers de victimes torturées à mort, ce que les photos dites de César avaient révélé avec une violence réaliste. Son témoignage répondait partiellement à la question « où sont-ils ? ». La chaîne Al Jazeera a produit un documentaire entre autres sur ce témoin. L’article traduit ci-dessous en résume le propos glaçant.
L’importance du procès de Coblence n’est pas à souligner. Ce d’autant plus qu’aujourd’hui même des milliers de réfugié·e·s internes, emprisonnés dans des camps de déplacés, subissent les affres des tempêtes, des bombardements, de la catastrophe sanitaire… Ce qui conduit le Dr Raphaël Pitti, de l’Union des Organisations de Secours et Soins Médicaux, d’affirmer à juste titre : « La Syrie doit être considérée comme un camp de concentration, pour l’ensemble de la population, sur l’ensemble du territoire. » La déclaration de Jean-Pierre Filiu peut et doit servir d’exergue aux diverses procédures contre le régime d’Assad qui émergent actuellement : « Ça fait un demi-siècle que Assad père et Assad fils tuent, pillent, violent, massacrent, en toute impunité ; toute judiciarisation des crimes du régime est une bonne nouvelle. » (Réd. A l’Encontre)
Témoignage d’un assigné à l’occultation de crimes contre l’humanité
Le film The Grave Digger, produit par Al Jazeera et diffusé le 21 janvier 2022, documente l’histoire du principal témoin devant les tribunaux allemands concernant la politique du régime syrien consistant à enterrer et à dissimuler ses crimes contre l’humanité. Ce documentaire fournit des informations bouleversantes et des témoignages exclusifs.
Dans le témoignage, le « fossoyeur » – qui n’a pas donné son identité par mesure de protection [son nom de code lors du procès est « Z 30/07/19 »] – a révélé qu’il avait enterré des corps qui lui parvenaient des services de sécurité du régime syrien de Bachar el-Assad. Il a commencé son travail à partir de mars 2011 [cette date qui marque le début de la violente répression contre la mobilisation d’une partie de la population de Deraa] et a continué jusqu’en octobre 2018. Il a confirmé que, au début, il ne savait pas que les corps qui lui arrivaient étaient des personnes mortes sous la torture, il croyait plutôt qu’il s’agissait d’inconnus morts dans la rue.
Il a souligné que les cadavres lui parvenaient dans un état de décomposition et étaient défigurés, ce qui l’empêchait de manger pendant trois jours en raison de ce qu’il voyait.
Après un certain temps, des papiers attachés aux corps ont commencé à arriver des services de sécurité du régime, confirmant qu’il avait enterré huit de ses amis d’enfance après leur mort dans ces services.
Il a dit que des numéros ou des lettres étaient apposés sur les corps sans que leurs noms complets soient indiqués, révélant qu’à chaque fois environ 300 corps étaient transférés de l’arrière-cour de l’hôpital militaire Harasta [nord-est de Damas] vers les morgues.
Il a également parlé des odeurs qui s’échappaient des réfrigérateurs jusque dans la rue. Les passants pouvaient se rendre compte de ce qu’ils contenaient. Un camion réfrigéré de taille moyenne venait au moins une fois par semaine de la prison de Saidnaya [à 30 km au nord de Damas, dépendante du ministère de la Défense et gérée par la Division des renseignements militaires ; cette prison est qualifiée d’« abattoir humain »]. Les déclarations jointes indiquaient qu’il transportait en moyenne 50 corps, alors qu’en fait leur nombre s’élevait à 70.
Des cimetières sous les cimetières
Le « fossoyeur » a indiqué le cimetière dans lequel il travaillait. Son nom est le cimetière « Naja ». Il se trouve à 44 kilomètres de Damas et entouré d’un mur d’environ 4 mètres de haut. Le cimetière était complètement « rempli ».
L’enquête a pu dévoiler d’autres cimetières secrets situés dans le quartier général de la quatrième Division [sous le commandement de Maher el-Assad], à 22 kilomètres de la capitale, tandis que le deuxième cimetière se trouve à l’aéroport militaire de Marj Al-Sultan, à environ 30 kilomètres de Damas, ce qui a été confirmé par l’organisation « Syriens pour la Vérité et la Justice ».
Le « fossoyeur » a confirmé l’existence d’un cimetière appelé Al-Qutayfa, à 50 kilomètres de Damas, dans lequel ont été creusées des fosses dont la longueur variait entre 50 et 100 mètres. Certaines étaient plus longues, d’une profondeur de 6 mètres, dans lesquelles les corps étaient jetés.
L’ancien chef de la médecine légale à Alep, Abdel-Tawab Shahrour [qui a fait défection en 2013], a parlé de la dispersion des corps après que la médecine légale a terminé les procédures de décès dans de grands camions. Les corps étaient mis dans des sacs noirs et transportés vers un endroit inconnu. Il a souligné que les procédures pour identifier les corps et situer les corps ont été modifiées après la révolution en 2011. Les autorités judiciaires n’assistaient pas à l’examen du cadavre et les documents établis ne sont pas complets.
L’enquête a identifié plusieurs noms des officiers qui ont supervisé les assassinats, selon le témoignage du « fossoyeur » : les corps étaient réceptionnés par le colonel Mazen Samandar et le colonel Ayman al-Hassan, et recensés par le docteur général de brigade Ammar Suleiman, avant qu’il ne soit promu au rang de général de division et nommé superviseur des services médicaux. Il est aux côtés de Maher el-Assad et Ali Mamlouk [chef de la Direction des renseignements généraux].
Le « fossoyeur » a également confirmé avoir entendu le général de brigade Ammar Suleiman s’adresser directement au président El-Assad pour recevoir ses ordres et lui transmettre les nouvelles, Bachar l’ayant décrit comme un oncle car il était l’un des anciens assistants d’Hafez el-Assad.
A son tour, l’avocat et militant des droits de l’homme Anwar al-Bunni [fondateur du Centre de recherche et d’études juridiques exilé en Allemagne] a confirmé que le témoignage donné par le « fossoyeur » est important pour répondre à de nombreuses énigmes, y compris les photos de César, car la question ouverte sur le nombre de personnes qui mouraient dans les services de sécurité et les photos publiées est la suivante : « où ont été placés les corps et comment s’en sont-ils débarrassés ?
Il a ajouté que le témoignage du « fossoyeur » a également informé sur la méthode de transport des corps et les rythmes de transfert des lieux de détention et de mise à mort vers les fosses communes. Mais il y a beaucoup de corps qui n’ont pas été recensés jusqu’à présent. Il note que le régime a délibérément creusé des tombes de 6 mètres de profondeur, dans lesquelles les corps inconnus sont jetés, et le remblayage est fait pour que le terrain puisse accueillir des tombes pour les civils.
Les familles des victimes
Fadwa Muhammad, l’épouse du détenu Abdul Aziz al-Khair et la mère du détenu Maher Tahan, parle avec amertume des dures circonstances de sa vie après que les nouvelles de son mari et de son fils ont été interrompues suite à leur arrestation en 2012.
A son tour, Maryam Al-Hallaq, active dans la recherche des victimes, mère d’Ayham Ghazoul, qui a été kidnappé en 2012, a déclaré que le retour de son fils auprès d’elle est comme un rêve difficile à réaliser [1]. Elle ajoute qu’elle a été convoquée par le régime et qu’on lui a remis le certificat de décès de son fils. Lorsqu’on lui a demandé où il était enterré, l’officier syrien responsable a refusé de répondre et l’a engueulée.
En ce qui concerne le témoignage du « fossoyeur », le procureur général dans le procès des officiers syriens, Sebastian Shermer, a déclaré qu’il est difficile de vérifier les témoignages individuels. Le ministère public est toujours à la recherche d’autres témoins qui ont assisté dans son travail le « fossoyeur ».
De son côté, le Comité international pour les personnes disparues (ICMP) a appelé les familles des disparus à se présenter afin que des échantillons d’ADN puissent être prélevés, ce qui pourrait contribuer à l’identification dans le futur des personnes disparues. (Article publié sur le site Teller Report, le 21 janvier 2022 ; traduction rédaction A l’Encontre)
Note
[1] Dans un article-témoignage publié sur le site d’Al Jazeera, Maryam Al-Hallaq écrit : « Lorsque les photos de César ont été publiées pour la première fois, elles ont mis en évidence les horribles atrocités commises par le régime syrien contre des prisonniers politiques. Le monde entier était sous le choc. J’ai essayé de chercher Ayham [son fils] sur les photos, mais il était difficile de regarder des images aussi horribles. Un ami de la famille a réussi à l’identifier.
Depuis lors, je n’ai pas cessé de faire campagne. Nous, les familles, avons dénoncé la torture et la détention par l’Etat à chaque occasion. Nous nous sommes rendus dans la ville allemande de Coblence pour déposer une plainte contre deux responsables du régime syrien accusés d’avoir torturé des détenus. Les familles qui ont reconnu leurs proches sur les photos de César se sont réunies et tentent de savoir où ils sont enterrés.
Je dois savoir où se trouve mon fils pour pouvoir l’enterrer et m’asseoir près de sa tombe. C’est pourquoi j’attends chaque jour près du téléphone dans l’espoir d’obtenir une information quelconque sur l’endroit où se trouve son corps. Rien ne peut ramener mon fils, mais l’enterrer soulagerait ma douleur et me donnerait un endroit où je pourrais faire mon deuil et lui dire ce que je veux lui dire depuis des années. » (Réd.)
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