Tiré de Médiapart.
Mardi 19 avril, le Fonds monétaire international (FMI) a annoncé qu’il envisageait de venir en aide au Sri Lanka. Le gouvernement de l’ancienne Ceylan, île de 22 millions d’habitants située au sud du sous-continent indien, avait annoncé le 12 avril la suspension du paiement de sa dette en devises, une première depuis l’indépendance acquise en 1948.
En parallèle, le pays s’est enfoncé dans une profonde crise sociale. Devant la hausse des prix alimentaires, qui ont atteint 30 % sur un an en mars, la population est descendue de colère dans la rue. Le gouvernement a démissionné le 3 avril.
Mais si le président Gotabaya Rajapaksa, représentant de la puissante dynastie du même nom qui occupe le pouvoir depuis plus d’une décennie, a exclu du nouvel exécutif plusieurs membres de sa famille (un tiers de l’ancien gouvernement en faisait partie), il a conservé son frère et ancien président Mahinda à la Défense et a nommé son ancien avocat, Ali Sabry, aux finances.
Le mécontentement reste vif alors que les prix montent toujours et ces changements cosmétiques risquent de rendre les mesures envisagées par le FMI difficilement applicables sur le plan politique. Le Sri Lanka semble donc loin d’en avoir fini avec une des pires crises de son histoire, une crise qui peut aussi devenir un symbole d’une nouvelle ère pour le reste du monde.
Le modèle économique sri-lankais
Comment en est-on arrivé là ? Le Sri Lanka est depuis longtemps un pays au niveau de vie moyen supérieur au reste du sous-continent indien (Maldives exclues). Alors même que le pays a été déchiré jusqu’en 2009 par une guerre civile sanglante de vingt-six ans entre la majorité cinghalaise et bouddhiste et la minorité tamoule et hindoue, son PIB par habitant (en dollars de 2017 et en parité de pouvoir d’achat) était, en 2000, 2,3 fois supérieur à celui de l’Inde et trois fois à celui du Bangladesh.
Sous la houlette de Mahinda Rajapaksa, président de 2005 à 2015, la rébellion tamoule a finalement été vaincue en 2009 et le pays a alors connu une période de rapide croissance. Un nouveau modèle économique a alors été développé. La priorité a été donnée à la demande intérieure par de vastes projets d’infrastructures tandis que les taux bas alimentaient une bulle immobilière.
En parallèle, le gouvernement a encouragé le développement du tourisme qui permettait à la fois de justifier les deux types de dépenses précédemment cités et de récupérer des devises. Selon la Banque mondiale, les revenus directs du tourisme international sont passés pour le Sri Lanka de 388 millions de dollars en 2000 à 754 millions en 2009 et 5,1 milliards de dollars en 2018. En tout, le tourisme comptait en 2019 pour 12,6 % du PIB de 80 milliards de dollars du Sri Lanka, le double de ce qu’il pesait en 2000.
Les Rajapaksa, entre autres, ont largement utilisé ce modèle pour développer leurs soutiens politiques par la corruption. Dans le reste de la population, le secteur des services s’est fortement développé, tant dans le tourisme que dans les fonctions de support des entreprises profitant des largesses de l’État et du développement de l’immobilier.
De leur côté, les secteurs exportateurs, le textile, le caoutchouc, le thé et la chimie, principalement, ont été assez délaissés et leurs parts de marché mondiales sont restées, au mieux, stables. En 1990, selon l’UNCTAD, le département des Nations unies pour le commerce, la part des exportations dans le PIB sri-lankais était de 30 % contre 7 % en Inde. En 2014, cette part avait reculé à 21 %, contre 23 % en Inde.
De plus, le modèle fondé sur la corruption et les investissements publics de grande ampleur, s’il a pu éradiquer la grande pauvreté, a creusé les inégalités. L’indice de Gini, qui mesure l’écart des revenus (zéro étant une égalité parfaite et 1 une inégalité totale), est ainsi passé entre 2009 et 2020, de 0,3 à 0,39. Dans ces conditions, la croissance de la demande intérieure ne pouvait être que limitée une fois le « boom » de l’après-guerre passé.
À la fin des années 2010, ce modèle a donc commencé à s’essouffler. La croissance est passée de 5 % en 2014 à 3,3 % en 2018 avec un déficit commercial toujours important puisque le pays n’avait guère développé ses structures productives industrielles ou agricoles. C’est dans ce contexte qu’est intervenu le terrible attentat islamiste du 21 avril 2019 où des églises et des hôtels de luxe ont été ciblés, faisant 269 morts. Ce sont donc les revenus du tourisme qui ont été directement visés, soit un des points névralgiques de l’économie sri-lankaise.
Les premiers moments de la crise
Pour répondre à cette situation, le frère de Mahinda, Gotabaya Rajapaksa, élu président peu après, a décidé de mener une politique très agressive de soutien à l’économie par des baisses d’impôts massives. Mises au point par un autre frère du duo (Mahinda est devenu premier ministre), Basil Rajapaksa, elles se sont élevées à pas moins de 2 % du PIB et tout y est passé : baisse du taux de TVA de 15 % à 8 %, baisse du taux d’impôt sur les sociétés de 28 % à 24 % et baisse du taux marginal d’imposition sur le revenu de 24 % à 18 %.
Le problème, outre que cette politique est toujours assez hasardeuse, c’est qu’elle a été mise en place juste avant le début de la pandémie de Covid-19. Cette crise a évidemment frappé durement l’économie sri-lankaise en stoppant net un marché du tourisme déjà frappé par les attentats. En 2020, les revenus directs du tourisme international sont revenus à un peu plus d’un milliard de dollars, soit cinq fois moins qu’en 2018…
Dès lors, les réserves en devises du pays ont commencé à se réduire. Les investisseurs internationaux s’en sont inquiétés et ont réclamé des taux de plus en plus élevés au pays. Au point qu’à l’été 2020, le Sri Lanka a perdu de facto, en raison de taux prohibitifs, l’accès au marché international de la dette.
Désormais incapable de refinancer sa dette en devises sur le marché, autrement dit de s’endetter pour rembourser sa dette, le pays devait donc aller piocher dans ses réserves lorsqu’une dette en devises arrivait à échéance. Au moment même où elles ne se renouvelaient quasiment plus.
Or, pendant les années de croissance, Colombo avait eu recours assez massivement au marché de la dette internationale pour financer les dépenses décrites plus haut. Cela permettait de bénéficier de taux bas et d’apports supplémentaires de devises. Mais désormais, le piège se referme sur le pays.
Pour faire face, il a fallu chercher de l’aide auprès de pays étrangers, y compris de pays plus pauvres que le Sri Lanka, comme l’Inde et le Bangladesh. New Delhi a accordé un prêt de 1,4 milliard de dollars à Colombo et la Chine le double. Dacca, de son côté, consentait à attribuer 200 millions de dollars. Avec ces 4,4 milliards de dollars, auquel s’est ajoutée la conversion de 780 millions de dollars de droits de tirage spéciaux (DTS, la « monnaie de réserve » du FMI), le Sri Lanka a pu traverser une partie de l’année 2021.
Pour autant, pour freiner le besoin de devises de l’économie, le gouvernement a pu imposer des interdictions drastiques d’importations durant plusieurs mois de 2020 et 2021. D’abord limitée aux biens de consommation « non essentiels », cette interdiction a été appliquée pendant neuf mois aux biens intermédiaires comme les fertilisants, ce qui a réduit la production agricole du pays.
Malgré tous ces efforts, la situation n’a cessé de se dégrader. Les importantes obligations de dettes en devises ont ponctionné l’essentiel de l’aide étrangère, tandis que la reprise économique, plutôt solide comme ailleurs (le PIB a crû de 3,4 % en 2021 après une baisse de 3,8 % en 2020), venait alimenter la demande de produits importés. Or la hausse des prix sur les marchés internationaux due aux tensions sur les chaînes de production est venue encore ajouter une pression sur les besoins de devises du pays.
L’effondrement
Le montant des réserves de devises, qui était de six mois d’importations en juillet 2019 est passé à un peu plus d’un mois en novembre 2021. Début 2022, la situation devient critique et, malgré une nouvelle ligne de crédit d’un milliard de dollars débloquée par l’Inde, le pays manque de devises pour financer ses importations. Parallèlement, le gouvernement a été incapable d’imposer un contrôle des prix stratégique efficace. Décidé en juin, ce contrôle a été levé en octobre, ce qui a alimenté le mécontentement.
Le niveau des réserves en devises devient critique. Fin janvier, il reste au Sri Lanka un peu plus de deux milliards de dollars en caisse alors que les remboursements s’élèvent à 4 milliards de dollars pour l’année 2022. Le 8 mars dernier, la SLCB n’a donc plus le choix. Elle doit abandonner l’arrimage de la roupie au dollar instauré en avril 2021 qu’elle ne peut plus défendre.
Officiellement, elle annonce une dévaluation de 15 %, le taux de change passant de 200 roupies pour un dollar à 230. Mais chacun comprend que la Banque centrale abandonne sa monnaie qui s’effondre alors : le 19 avril, il fallait 330 roupies pour un dollar, soit 65 % de plus qu’au 8 mars. Dans ces conditions, l’inflation ne pouvait qu’exploser en renchérissant encore les prix des produits existants. D’autant que, comme on l’a vu, la production agricole a été frappée par l’interdiction de l’importation de fertilisants.
Dès lors, l’essentiel de la consommation alimentaire doit être importé à prix élevé. Et, bien sûr, les pénuries ont été légion. C’est ce qui a causé les troubles de fin mars et début avril, mais aussi la décision de suspendre le service de la dette extérieure pour pouvoir continuer à financer ces importations alimentaires.
Compte tenu de la situation, le pays n’a donc plus d’autre choix que de recourir à l’aide – toujours conditionnelle – du FMI. C’est le seul moyen désormais d’obtenir des devises pour éviter une catastrophe humanitaire dans le pays. Mais les moyens de sortir de l’impasse sont réduits. Gotabaya Rajakpasa a demandé un retour au calme pour permettre un retour des touristes. Mais il faut bien que la population vive et le nouveau gouvernement comme l’ancien n’a guère de solutions à proposer.
Il faudra observer les choix du FMI, mais dans son document de synthèse de mars 2022, appelait à une politique classique d’ajustement budgétaire. Outre l’austérité des dépenses (tout en préservant les dépenses pour les plus pauvres), le Fonds propose de revenir sur la réforme fiscale de 2019 et de libéraliser l’économie. Mais la question n’est pas vraiment le déficit en roupies du pays, mais plutôt de faire face à la dette en devises.
En 2021, le déficit de la balance des paiements était de 3,8 % du PIB, ce qui traduisait les pertes de devises de l’économie. La politique proposée par le FMI revient à contracter la demande intérieure pour revenir à l’équilibre et faire du pays un épargnant net. Mais cela supposerait une crise profonde de l’économie locale qui ne résoudrait pas, au demeurant le problème du modèle économique du Sri Lanka.
En réalité, cette crise place l’île au cœur de la compétition régionale majeure entre la Chine et l’Inde. On a vu que New Delhi avait, au total, déboursé 1,4 milliard de dollars pour Colombo, soit autant que Pékin. Mais la Chine a déjà placé des pions importants dans ce pays. En 2015, Mahinda Rajapaksa avait été accusé de corruption en faveur d’intérêts chinois.
Surtout, en mai 2021, le parlement sri-lankais a donné son feu vert pour un projet de « Ville portuaire » à Colombo afin de faire un hub financier sous la houlette d’un opérateur chinois prêt à investir 1,4 milliard de dollars. Cette cité serait entièrement défiscalisée et permettrait d’accueillir sociétés offshore, casinos et de services financiers. Les salariés y seraient payés en dollars et ne seraient pas soumis au droit du travail local. Ce serait donc une sorte de « Far West » économique. La Chine promet près de 13 milliards de dollars de revenus annuels.
Un tel projet, s’il se réalisait, vassaliserait entièrement le Sri Lanka à la Chine et on comprend que l’enjeu pour l’Inde serait alors de maintenir son influence. C’est pourquoi cette crise a aussi cette rivalité centrale en Asie méridionale en toile de fond et, sans doute, le FMI n’a pas grand-chose à proposer d’alternatif.
Dès lors, la crise sri-lankaise apparaît comme une forme de modèles des crises à venir ou déjà en cours dans le monde émergent : une crise de balance des paiements qui se mue en crise de subsistance et en crise de la dette extérieure. C’est l’effondrement d’un modèle fondé sur la mondialisation où on pouvait compter sur les flux de touristes toujours croissants, sur des marchés d’approvisionnement toujours disponibles et sur des marchés financiers bon marché. C’est sur cela que le pouvoir des Rajapaksa s’est appuyé et c’est tout cela qui s’effondre. La seule alternative semble désormais d’être vassalisé par des puissances régionales rivales. Pour le Sri Lanka, l’avenir semble décidément bien sombre.
Romaric Godin
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