Édition du 17 décembre 2024

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Afrique

Soudan, le nœud coulant

La guerre entre les Forces armées soudanaises (FAS) dirigées par Abdel Fattah al-Burhan, à la tête du Conseil de souveraineté de transition, mis en place suite au coup d’État du 25 octobre 2021, et les Forces de soutien rapide (FSR), de Mohamed Daglo dit « Hemedti », ex numéro 2 du même Conseil, commencée en avril dernier, n’a connu aucun répit. Le bilan humanitaire de ce conflit à l’écart duquel se sont tenues les populations, est catastrophique.

Tiré d’Europe solidaire sans frontière.

Début octobre, on évaluait les morts à 9 000 [1] et les blessés à 16 000. Il faut prendre les chiffres, en constante évolution par ailleurs, avec précaution. Les chiffres donnés par l’ONU sont en général ceux du ministère de la Santé soudanais qui recense les morts comptabilisés par les hôpitaux et sont donc inférieurs aux chiffres susmentionnés. On estime que sur les 45 millions d’habitantEs que compte le Soudan, plus de 7 millions sont déplacéEs, dont 4,3 millions dans la foulée du conflit. Le pays accueillait par ailleurs au moment du déclenchement de la guerre 1 million de déplacéEs venant du Soudan du Sud, de l’Érythrée, de la République Centrafricaine (RCA) ou de la Syrie.

À la date du 9 octobre, 1 105 791 personnes avaient fui le pays, dont une majorité au Tchad [2], mais également au Soudan du Sud, en Égypte, en Éthiopie, en RCA ou en Libye, dont 67 % de Soudanais selon l’Organisation Internationale des Migrations.

Les victimes jamais comptabilisées de ce conflit sont les femmes violées en masse, kidnappées ou disparues.

Les prisons et les centres de détention secrets comptent les détenus par milliers. Beaucoup d’écoles ne fonctionnent plus, des dizaines d’entre elles servant d’abris pour les déplacés. 19 millions d’enfants sont déscolarisés [3].

Des dizaines d’hôpitaux ont été bombardés et bien des structures de santé ne fonctionnent plus que par le volontariat de civils, mais il manque de l’eau potable, des médicaments et du personnel qualifié. Or, des épidémies mortelles [4] de choléra, de dengue et de malaria se propagent, ainsi que la rougeole infantile.

Ajoutons que dans ce pays, où les régions de l’est sont épargnées par le conflit, l’économie et l’agriculture ont été sinistrées : ces six mois ont vu des épisodes de sécheresse, puis d’inondations, qui ont conduit les agences humanitaires à parler de risque de famine pour la moitié des habitants du pays.[5] Il faut y ajouter les SoudanaisEs mortEs de faim, en raison du siège militaire de localités.

Les récentes inondations dans l’État du Nil font courir un risque sanitaire aux populations, puisque les eaux charrient le mercure utilisé pour l’extraction de l’or [6].

Vers une partition de fait  ?

À la mi-septembre, l’émissaire spécial de l’ONU pour le Soudan, Volker Perthes, a démissionné, en alertant sur un risque de « guerre civile ». Si cette démission n’est pas une grande perte, l’émissaire ayant concentré ses efforts dans la tenue de négociations incluant les forces contre-révolutionnaires et négligeant les Comités de résistance [7] qui refusaient la négociation avec les forces issues du coup d’État de 2021, ses mises en garde reflètent un aveuglement total. La « guerre civile » n’est pas un « risque » mais une réalité. Dans l’ouest du pays, au Darfour où se concentrent les FSR, les massacres des populations non arabes, notamment les Masalit, ont commencé dès juin dernier [8]. Et l’appel à la mobilisation des FSR a rencontré un écho positif chez des tribus arabes. Quand on sait que les FSR sont les héritières des milices janjawid qui ont à leur actif un nettoyage ethnique qui a fait 300 000 morts (là aussi on ne compte pas les viols) et deux millions de déplacéEs au Darfour depuis 2003, il ne s’agit pas d’une hypothèse. En 2010, la Cour pénale internationale avait lancé un mandat d’arrêt contre Omar el-Béchir, alors président du Soudan, incluant des accusations de génocide [9].

L’évolution du conflit redessine la carte des forces en présence qui pourrait laisser présager une partition du pays : Khartoum, la capitale, est l’objet de combats quotidiens âpres : les FSR qui ne disposent pas d’aviation, ont réussi à conquérir plusieurs zones et la capitale subit les bombardements des FAS. À l’ouest du Soudan, les FSR sont hégémoniques sur des bases ethniques. L’est du pays est contrôlé par les FAS. Au sud, les forces de Mouvement populaire pour la libération du Soudan (MPLS) ont profité du conflit pour lancer des offensives depuis l’été dans le Kordofan du Sud et le Nil Bleu. Si ces deux dernières régions connaissent à leur tour de graves problèmes sociaux (absence de scolarité, de santé et hausse des prix) depuis l’entrée en guerre du MPLS contre les FAS, ce troisième acteur n’a qu’un rôle marginal par rapport aux deux autres.

En effet, la guerre al-Burhan/Hemedti n’est pas seulement locale : elle se serait déjà terminée faute de munitions ou d’armes. Le premier est soutenu par l’Égypte, le Qatar, la Turquie et le second, par les forces du maréchal Haftar (est libyen) et les Émirats arabes unis. La guerre s’est internationalisée, les milices Wagner ayant toujours soutenu Hemedti, tandis qu’en riposte, Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, a rencontré le 23 septembre dernier Abdel Fattah al-Burhan en Irlande, confirmant implicitement les rumeurs d’attaques, filmées sur les réseaux sociaux, par des drones ukrainiens FPV (pilotage en immersion par caméra embraquée) contre les FSR. Sergueï Lavrov avait rencontré al-Burhan et Hemedti le 9 février dernier. Le Soudan est, après l’Algérie, le second importateur d’armes russes en Afrique et il est question de concrétiser enfin l’établissement d’une base navale russe sur la mer Rouge à Port Soudan. La Russie n’a pas intérêt non plus à trop soutenir l’un plutôt que l’autre, mais plutôt à garder de bonnes relations avec les deux, pour préserver, quel que soit le vainqueur, son accès aux zones d’exploitation aurifère dans le pays.

Ainsi le conflit va s’éterniser, ou conduire à une partition est-ouest, achevant l’épuration ethnique à l’ouest.

Des populations oubliées

Dans tous les cas, si aucune solution politique n’est envisageable, les interventions humanitaires sont à leur tour bloquées par les combats, ou inexistantes. Ainsi, aucun moment, il n’y a eu de pont aérien ou d’évacuation envisagée, ni même discutée pour exfiltrer des populations comme cela a pu être le cas pour des Irakiens en 2015 [10]… ou des Afghans en 2021 [11], même si ces dernières initiatives furent sélectives et limitées.

Fuir dans les pays limitrophes ne constitue pas une solution : dans les camps du Tchad vivent près d’un demi-million de personnes avec des difficultés d’accès à l’eau, à la nourriture et aux soins médicaux. Ils manifestent pour leurs droits, comme à Iridimi, le 30 septembre, pour obtenir de la nourriture non périmée [12]. L’Égypte a posé des limites : seules les femmes et les filles, et les hommes de moins de 16 ans et de plus de 50 ans peuvent entrer, mais munis de passeports en cours de validité. Les autres hommes doivent demander des visas et se heurtent à beaucoup de refus. L’Éthiopie exige des visas d’entrée pour les ressortissants de l’Union Africaine. Seul le Soudan du Sud n’exige ni visa ni ressources, mais il n’y a guère d’assistance au point de passage et la région est elle-même l’objet de combats. Reste la fuite avec des passeurs. Lors des inondations à Derna en Libye, on a recensé 155 Soudanais morts [13], sans parler des disparus.

Sans oublier l’hospitalité « à la française » : la France a fermé dès le mois d’avril sa représentation diplomatique au Soudan, ce qui oblige celleux qui le peuvent à se rendre dans les pays limitrophes, comme l’Éthiopie qui exige un visa d’entrée. L’ambassade de France à Khartoum, avant de fermer, a détruit tous les passeports de SoudanaisEs en quête de visa, par une décision qu’elle juge « inévitable », enfermant celles et ceux qui avaient voulu fuir un pays en guerre. Les États-Unis auraient fait de même14, et bien des ambassades européennes ou autres n’ont pas répondu aux détenteurs/rices de passeports. Une réfugiée soudanaise en France avait demandé la réunification familiale à laquelle elle pouvait prétendre pour ses deux filles mineures. Ces dernières étaient bloquées au Soudan suite à la destruction de leurs passeports par la France et leur mère n’est pas parvenue à ce que les autorités françaises leur délivrent un laissez-passer15, bien qu’elles soient soutenue par plusieurs associations, au terme d’un marathon juridique qui s’est achevé en juillet dernier.

Luiza Toscane

Notes

1.Sudan Situation Update : October 2023 | Ethnic Strife Amid Escalating Power Struggles (acleddata.com).

2.Selon le décompte actualisé du Haut Commissariat aux Réfugiés de l’ONU : situation Soudan (unhcr.org).

3.Dabanga Radio TV Online (dabangasudan.org).

4.WHO scales up Sudan aid after cholera outbreak - Dabanga Radio TV Online (dabangasudan.org).

5.Les difficultés de financement du Programme alimentaire mondial pourraient pousser « 24 millions de personnes » au bord de la famine (lemonde.fr).

6.Dabanga Radio TV Online (dabangasudan.org).

7.« Pendant la guerre actuelle, il y a beaucoup moins d’espace possible pour les comités de résistance par rapport à avant », L’Anticapitaliste.

8.Conflit au Soudan : « La catastrophe est peut être d’une plus grande ampleur » dans la région d’el-Geneina (rfi.fr).

9.Al Bashir | International Criminal Court (icc-cpi.int).

10.06_Fiche_IRAK_-_dihad-FR_cle851713.pdf (diplomatie.gouv.fr).

11.Afghanistan - Accueil en France des personnes évacuées d’Afghanistan (vols d’évacuation des 21, 22 et 23.08.2021) - Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (diplomatie.gouv.fr).

12.alrakoba.net.

13.skynewsarabia.com

14.U.S. Diplomats in Sudan Shredded Passports, Stranding Sudanese - The New York Times.

15.Référés-liberté contre le refus de délivrer des laissez-passer à des mineures soudanaises empêchées de rejoindre leur mère réfugiée en France, GISTI.

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