1.0 Services essentiels et éducation
Certaines personnes semblent rêver d’une société bien ordonnée, exempte de conflictualité sociale. Hélas, une telle société n’existe pas chez les humains.
Dans les sociétés qui reconnaissent le conflit comme étant à la source de la vie sociale, le droit - c’est-à-dire le système de justice - a pour rôle de réguler les moments où la discorde entre acteurs sociaux surgit au grand jour. Nous vivons au Québec dans une société dite de droits. Que cela nous plaise ou non, la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte des droits et libertés de la personne (Québec) stipulent à l’alinéa 2 d) pour la première et à l’article 3 pour la deuxième que chaque personne est titulaire de « la liberté d’association ». Qu’est-ce à dire ? Cela signifie, selon un certain nombre de décisions rendues par les tribunaux, qu’en matière de travail, le droit de former un syndicat, le droit de négociation et le droit de grève jouissent, depuis un certain nombre d’années au Canada et au Québec, d’une protection constitutionnelle. Il peut être intéressant de parler de « services essentiels » dans les services publics, mais il ne faut pas perdre de vue que tout ce qui semble apparenté aux « services publics » ne tombe pas sous le couvert des « services essentiels ». Cette mise au point étant faite, poursuivons au sujet des espoirs provoqués - et le désenchantement qui a suivi – par la déclaration faite la semaine dernière par le premier ministre du Québec, monsieur François Legault. Mais avant, un petit retour sur le mouvement gréviste actuel.
2.0 La grève dans le secteur parapublic (éducation et santé)
Il y a présentement au Québec une situation dans le secteur parapublic qui a pour effet de déranger. Les 66 000 enseignant.e.s de la FAE sont toujours en grève générale illimitée depuis le 23 novembre 2023. Cela fait donc plus de quatre semaines que certaines écoles du Québec sont désertes. Les écoles primaires et secondaires, où nous retrouvons des enseignan.e.s syndiqué.e.s à la FSE-CSQ ont été en grève du 8 au 14 décembre. Idem pour les journées d’interruption de service dans les cégeps et pour l’ensemble des syndiqué.e.s qui adhèrent au front commun CSN-CSQ-FTQ-APTS. Il s’agissait du côté des 420 000 membres du Front commun d’une troisième séquence d’interruption de services. Les professionnel.le.s des cégeps, affilié.e.s au SPGQ, ont été en grève les 23 et 24 novembre ainsi que le 14 décembre. Le personnel de la santé, affilié à la FIQ (environ 80 000 membres), a été en arrêt de travail les 8, 9, 23, 24 novembre et du 11 au 14 décembre. Les grèves de la FIQ et du Front commun ont été effectuées dans le respect des services essentiels.
Manifestement, il y a des problèmes majeurs au Québec en éducation et en santé. Le premier ministre du Québec, François Légault, réclame de la part du personnel syndiqué de ces deux secteurs importants de notre qualité de vie en société encore et toujours plus de « souplesse » et de « flexibilité ». De plus, il joue à celui qui peut prédire l’avenir. Il se permet d’annoncer, durant la semaine de la troisième séquence de l’arrêt de travail du Front commun et en pleine troisième semaine de grève générale illimitée de la FAE, la réouverture des écoles pour lundi le 18 décembre 2023. De plus, il n’entrevoit pas la fin de la négociation en santé avant le mois de janvier 2024. Au moment d’écrire les présentes lignes, il n’y a toujours pas de reprise du travail dans les écoles élémentaires et secondaires où le personnel enseignant est affilié à la FAE.
3.0 Néolibéralisme, flexibilité et souplesse dans les secteurs public et parapublic
Les salarié.e.s syndiqué.e.s des secteurs public et parapublic ont été particulièrement malmené.e.s depuis que le néolibéralisme triomphant et arrogant est devenu, à la fin des années soixante-dix et le début des années quatre-vingt du siècle dernier, le principe idéologique de référence de la classe politique dirigeante québécoise qui a suivi la classe dirigeante canadienne et celle des autres démocraties dites libérales. Cette idéologie se caractérise par quatre grands principes régulateurs de la vie économique, politique et sociale :
1) La libre circulation des capitaux et des marchandises à l’échelle internationale via la multiplication des traités de libre-échange ;
2) La lutte prioritaire à l’inflation au détriment du chômage ;
3) La réduction des programmes à caractère sociaux de l’État ;
4) L’affaiblissement du mouvement syndical.
C’est dans ce contexte où les organisations syndicales se sont retrouvées sur la défensive qu’ont été tantôt négociées ou tantôt décrétées les conditions de travail et de rémunération des salarié.e.s syndiqué.e.s des secteurs public et parapublic du début des années quatre-vingt à aujourd’hui. Avec pour résultat que la rémunération et les conditions de travail dans ces deux secteurs n’ont cessé de se détériorer et de se dégrader.
Les secteurs public et parapublic comptent une main-d’œuvre majoritairement féminine à environ 75%. Une main-d’œuvre qui travaille sous pression et dont la lourdeur de la tâche n’est plus à démontrer. Une main-d’œuvre à qui les négociateurs gouvernementaux et les administrateurs locaux n’ont cessé de réclamer depuis plus de quatre décennies de la souplesse et de la flexibilité. Devant ces exigences nous pouvons minimalement nous poser les questions suivantes : qu’en est-il de la reconnaissance du travail des femmes qui se dévouent dans les secteurs public et parapublic ? N’y a-t-il que les députées féminines de l’Assemblée nationale et les femmes qui oeuvrent dans les emplois fortement rémunérés de la haute fonction publique ou de la magistrature qui ont droit à un traitement égal ou équitable avec leurs collègues masculins ?
4.0 La notion de « temps » chez François Legault et sur les effets dramatiques de la stratégie gouvernementale
Nous ignorons combien de temps le présent conflit en lien avec le renouvellement des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic durera. Après nous avoir dit, en duo avec la présidente du Conseil du trésor, madame Sonia Lebel, que cela se réglerait lundi le 18 décembre ou d’ici les fêtes, ensuite d’ici la fin de l’année… le premier ministre parle maintenant du mois de janvier dans le cas des infirmières de la FIQ. Le premier ministre se mouille. Il joue au « Liseur de bonne aventure » et, à l’instar de son personnage, il nous illusionne et il nous trompe. Il nous charrie d’une date à l’autre et compte probablement sur l’épuisement des personnes qui lui résistent pour voir la fin des arrêts de travail en éducation et ailleurs. Il espère peut-être une longue grève avec la FAE qui aurait pour effet de mettre en péril l’année scolaire. Ce qui pourrait lui servir de prétexte pour justifier le recours à une loi spéciale. Qui sait même si Sonia Lebel partage ou non le même cadre stratégique que le premier ministre…
Par ses déclarations et ses fausses promesses que la fin du conflit en milieu scolaire est proche, le premier ministre joue sur les nerfs des grévistes, des parents et des enfants qui n’ont pas accès à leurs cours. Il joue également sur les nerfs des personnes en attente d’une chirurgie ou d’un rendez-vous majeur dans le réseau de la santé et des services sociaux. Pour le moment, le premier ministre se dit peut-être qu’il ne sera pas jugé sur les moyens qu’il a utilisés pour venir à bout du présent conflit, mais sur la fin qui sera tôt ou tard atteinte. Quoi qu’il en soit, en laissant perdurer le conflit de travail dans les secteurs public et parapublic, le nombre d’électrices et d’électeurs favorables à sa formation politique ne peut qu’aller en diminuant. Il en est ainsi en raison du fait que des personnes vont inévitablement finir par se dire : « Il nous prive de notre gagne-pain. » « Il nous prive de l’accès à l’école ou au cégep. » « Il nous prive de l’accès aux services de santé ou des services sociaux. » « Cet homme et sa formation politique ne méritent plus notre appui ». En agissant comme il le fait, le premier ministre va également provoquer des démissions chez certaines et certains salarié.e.s syndiqué.e.s en santé et en éducation toutes catégories confondues.
5.0 Sur la nature du présent conflit
La lutte actuelle, conduite par les dirigeant.e.s des huit organisations syndicales, n’est pas un simple conflit syndical de portée corporatiste. Il s’agit de la définition même qui sera accordée aux conditions de travail et de rémunération de plus de 600 000 salarié.e.s syndiqué.e.s, dont 75% sont des femmes, qui ont été ballottées et dont les conditions de travail et le salaire se sont dégradés au cours des quarante dernières années. Il y a présentement en jeu la rémunération bien entendu, mais aussi les conditions de travail et l’accès aux soins et aux services, les statuts à l’emploi, le nombre d’années à attendre l’obtention d’un poste menant à la permanence, le respect de l’autonomie professionnelle, etc..
6.0 Conclusion
La semaine se termine donc sur deux constats : dans un premier temps la demande de considérer l’école comme un service essentiel et ce au mépris des conventions internationales auxquelles le Canada et les provinces souscrivent et au mépris également de la jurisprudence des tribunaux du Canada et, dans un deuxième temps, celui des faux espoirs suscités par la déclaration de François Legault annonçant précocement ou mensongèrement le retour en classe des élèves dès lundi le 18 décembre.
À défaut de conclure une entente avec les organisations syndicales en négociation avec son gouvernement, il reste au premier ministre du Québec encore deux semaines au calendrier de l’année 2023 pour trouver ou inventer de nouveaux subterfuges visant à accuser la partie syndicale d’être à l’origine de la présente impasse. Celles et ceux qui pratiquent la négociation savent que la plupart du temps c’est la partie patronale qui a le contrôle du calendrier de négociation et non la partie syndicale. Cette dernière reste en tout temps une partie subordonnée qui peut disposer, selon la conjoncture, d’un rapport de force ou d’opinion tantôt favorable ou tantôt défavorable.
Le temps des fêtes sera donc celui où on parlera dans les chaumières du présent conflit de travail en santé et en éducation.
Joyeuses fêtes quand même !
Yvan Perrier
18 décembre 2023
15h45
yvan_perrier@hotmail.com
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