CHEGUIGA, dans le djebel libyen de Nefoussa. Depuis trois jours, les miliciens zintan et machachiya s’affrontent autour de ce village. Les premiers appartiennent à une tribu qui a mené l’insurrection contre Mouammar Kadhafi, tandis que les seconds soutenaient le chef d’Etat tué en octobre 2011. M. Moukhtar Al-Akhdar, dirigeant charismatique des Zintan, retrouve les sensations du combat (1). Bien que légèrement blessé, il vient de réintégrer son poste de commandant en chef. En attendant la fin de l’offensive, ce 13 juin, la route est bloquée au petit village d’Al-Awiniyya, qui s’est vidé de ses habitants machachiya. Seuls sont autorisés à passer les combattants zintan et leurs pick-up lourdement armés de canons antiaériens ou de lance-roquettes, qui croisent les ambulances évacuant les blessés. L’origine du conflit est peu claire. Les Zintan accusent des Machachiya d’avoir tué un de leurs hommes dans une embuscade préparée avec le soutien d’anciens officiers kadhafistes.
Les blessés du camp adverse rencontrés à l’hôpital de Gariane affirment, eux, être les victimes d’une opération pour les chasser de leurs terres, comme ce fut le cas à Taourgha en août 2011, lorsque les quarante mille habitants de la ville, soupçonnés par ceux de Misrata d’avoir soutenu les troupes kadhafistes, furent expulsés, et leurs maisons méthodiquement détruites.
La présence sur le théâtre des opérations du ministre de la défense, M. Oussama Al-Juweili, et du commandant du secteur militaire de l’Ouest, le colonel Mokhtar Al-Fernana, pourrait laisser croire à une implication des autorités officielles libyennes pour régler le différend. Mais ces officiers sont avan ttout des Zintan : ils sont donc à la fois juges et parties. Selon un scénario bien établi, la version officielle, reprise par la presse de Tripoli, sera celle d’une attaque menée par des fidèles de l’ancien régime ou des membres d’une « cinquième colonne » opposée à la révolution du 17-Février. Le 20 juin, après dix jours de combats, ce seront finalement, comme toujours, les délégations d’anciens et de sages d’autres villes et régions (Misrata, Cyrénaïque) qui parviendront à obtenir un cessez-le-feu. Le bilan provisoire est supérieur à cent morts et cinq cents blessés. Et, rien n’étant réglé entre les deux tribus, on ne peut exclure de nouvelles flambées de violence.
Octobre 2011, avait donné lieu à des communiqués triomphalistes du président français d’alors, M. Nicolas Sarkozy, et du premier ministre britannique David Cameron, pour qui l’intervention militaire, sous l’égide de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), était le seul moyen de protéger les populations et de régler la crise libyenne. Depuis, les affrontements entre milices et tribus n’ont quasiment pas cessé en Tripolitaine et dans le sud du pays. En zone rurale, il s’agit en général de vieilles querelles intertribales, remontant parfois à l’époque ottomane. Tout au long de son règne, Kadhafi s’est en effet appuyé sur ces rivalités pour asseoir son pouvoir, inversant parfois les hiérarchies traditionnelles en attribuant des terres ou de l’influence à des petites tribus plus pauvres ou moins prestigieuses : les Machachiya, initialement présents dans des régions désertiques du Sud, s’étaient ainsi vu octroyer en 1978 des terres sur des zones de pâturage autrefois dévolues aux Zintan.
Les clivages entre pro et anti-Kadhafi resurgissent dans un contexte où toutes les parties sont surarmées, et où il n’y a plus d’Etat en mesure d’arbitrer les différends. Dans les villes et les régions frontalières, on se bat souvent pour contrôler les trafics en tout genre qui fleurissent en l’absence de structure étatique. Le risque est grand de voir s’y installer durablement l’économie mafieuse qui s’est développée pendant la guerre civile et qui alimente à son tour la poursuite de la violence.A deux heures de route, les habitants de Tripoli semblent indifférents aux affrontements de Cheguiga, comme d’ailleurs à ceux – récurrents – qui se poursuivent à travers le pays. Des pancartes appelant les citoyens à participer aux premières élections libyennes, le 7 juillet, côtoient les tags des milices qui ont conquis la capitale et les caricatures du Guide défunt.
L’enjeu symbolique est de taille : il s’agit d’élire une Assemblée constituante de deux cents membres appelée à se substituer à l’actuel Conseil national de transition (CNT) comme instance de représentation du peuple libyen. Celle-ci nommera le nouveau gouvernement et rédigera la future Constitution, ensuite soumise à référendum. Ce scrutin est attendu avec impatience par la population, qui s’est inscrite massivement sur les listes électorales (deux millions sept cent mille inscrits sur trois millions quatre cent mille personnes en âge de voter).
Sur le plan logistique, l’affaire s’annonce plutôt bien. Les cartes d’électeur ont été distribuées, et les bureaux de vote organisés avec le soutien d’experts des Nations unies. Le découpage électoral, officiellement établi sur les bases du dernier recensement de 2006, n’est contesté jusqu’à présent que par une partie de la population de Cyrénaïque, qui estime – à tort – sa région lésée. Sur le plan politique, la Constituante doit compter cent vingt élus indépendants, désignés au scrutin majoritaire parmi quatre mille candidats, et quatre-vingts élus à la proportionnelle sur les listes établies par les quelque trois cent soixante-dix partis officiellement en lice. Le rapport de forces en termes d’organisation, de moyens et de conscientisation politique penche en faveur des partis proches des Frères musulmans, et notamment de deux d’entre eux : le Parti de la justice et de l’édification (Hizb Al-Adala Wal-Bina) de M. Mohammad Hassan Sowan, incarcéré sous l’ancien régime pour son appartenance à la confrérie, et le Parti de la nation (Hizb Al-Watan), dont le djihadiste repenti Abdelhakim Belhaj – qui fut aussi en août 2011 le gouverneur militaire autoproclamé de Tripoli – est membre fondateur. Ils disposent, dit-on, d’un soutien financier et organisationnel important du Qatar.
Les principaux partis non islamistes sont ici qualifiés de « libéraux » – ce qui ne signifie en rien que les autres contestent l’idéologie économique néolibérale adoptée par tous dans le pays. Le plus connu est l’Alliance des forces nationales (Tahalouf Al-Quwwa Al-Wataniyya) de M. Mahmoud Jibril. Ex-collaborateur de M. Saïf Al-Islam Kadhafi, le deuxième fils du dictateur, qui contribua à la libéralisation économique du pays dans les années 2000, ce riche homme d’affaires a été, avec M. Moustapha Abdeljalil, l’un des membres fondateurs du CNT, et l’interlocuteur privilégié de M. Sarkozy et de Bernard-Henri Lévy pendant la guerre civile. On note également la présence, pour la région Est, du Parti du front national (Hizb Al-Jabha Al-Wataniyya), nouvelle dénomination du Parti du front national du salut, fondé en exil au Royaume-Uni, en 1981, par M. Mohammad Youssef Megharief. Si ce scrutin intéresse une majorité de citoyens libyens (sans qu’ils connaissent l’identité des candidats en lice dans leur circonscription deux semaines avant les élections), ce n’est pas le cas des hommes qui détiennent le pouvoir des armes dans chaque ville, tribu ou quartier de la capitale, et qui ne sont candidats à rien. Quel que soit le résultat du vote, le pouvoir réel risque de demeurer entre les mains de ceux qui disposent du monopole de la violence, et qui n’ont aucun intérêt pour cette vie politique naissante. Parmi eux, les anciens officiers de l’armée, comme le colonel Salem Joha à Misrata ou le colonel Salem Waar à Bani Walid, d’ex-responsables de l’ancien régime tôt ralliés à la révolution, comme M. Abdelmajid Miliqta à Tripoli, ou encore d’anciens civils qui se sont illustrés au combat pendant la guerre.
Une mosaïque de régions et de tribus plus fragmentée que jamais
A Misrata, troisième ville du pays, où l’on dénombre pas moins de deux cent cinquante milices pour quatre cent cinquante mille habitants, l’homme le plus respecté, et probablement le plus influent, est M. Joha, qui a dirigé le conseil militaire de la ville pendant la guerre. Bien qu’il ait démissionné de toute fonction officielle, il reçoit ses visiteurs dans le cadre luxueux du conseil local. Il travaille désormais à la reconversion des trente mille miliciens de Misrata, dont certains seront placés sous les ordres du conseil supérieur de sécurité de la ville, théoriquement rattaché au ministère de l’intérieur, et les autres sous ceux de la branche locale de la division « bouclier de la Libye » (Daraa Libya), rattachée – du moins sur le papier – au ministère de la défense. Interrogé sur ses ambitions politiques, il affirme souhaiter redevenir « un citoyen libyen comme un autre, se contentant de l’air qu’il respire, de l’eau qu’il boit et d’un peu de pain ». M. Joha est emblématique de ces nouveaux hommes forts qui ont peu de chances de s’imposer au niveau national, mais qui disposeront d’une légitimité et d’un pouvoir réels très supérieurs à ceux de technocrates inconnus élus sur des critères d’honnêteté affichéeet de compétence gestionnaire.
Pour asseoir leurs positions, tous ces petits chefs de guerre locaux ont pris la tête de rassemblements dont le seul dénominateur commun est l’utilisation du mot magique thouwar (pluriel de thaïr, « révolutionnaire »). Dans chaque grande ville, on trouve donc un nombre incalculable d’unions, rassemblements, coalitions, conseils, associations clamant leur vocation à défendre tous les thouwar de Libye, mais qui se retrouvent très vite à ne représenter que ceux de leur ville, voire de quelques quartiers, comme à Tripoli.
Pour M. Al-Akhdar, qui appartient au Rassemblement des thouwar de Libye (Tajammu Thouwar Libia), il convient de distinguer les rebelles véritables, ceux de la première heure, eux-mêmes divisés entre combattants et non-combattants, et ceux de la dernière heure, désignés sous le vocable de « thouwar de la bombe aérosol » (thouwar albakhakha), dont le rôle se serait limité à peindre des slogans révolutionnaires au moment de la chute de Tripoli. Il s’agit à ses yeux de « protéger larévolution » ; ce qui, dans les faits, revient à se constituer en contre-pouvoir des institutions qui émergeront des élections. Bien que le CNT en ait fait un de ses slogans, la réconciliation nationale s’annonce donc difficile. L’expérience de la prison modèle de Misrata, bien qu’anecdotique à l’échelle du pays, mérite d’être citée. Dans cette ville qui pratique le culte de ses martyrs et rejette majoritairement toute idée de pardon, son directeur, M. Fathi Abdessalam Dard, présente à ses visiteurs son projet de réhabilitation par l’islam des ennemis d’hier. Se réclamant ouvertement du salafisme d’influence wahhabite, il arbore une longue barbe et ne cache rien de sa prison, qui abrite sept cent vingt-huit détenus, pour la plupart anciens combattants kadhafistes. Presque tous barbus et cheveux rasés, ils ne tarissent pas d’éloges à l’égard de leur directeur, qui plaisante avec chacun d’eux et n’hésite pas à écouter leurs doléances sur tel ou tel aspect matériel. Sans ambition politique affichée, contrairement aux Frères musulmans, les salafistes se démarquent des djihadistes qui ont revendiqué les attentats de ces dernières semaines contre des intérêts étrangers dans l’est du pays, mais aussi à Misrata.
Derrière l’image officielle d’une Libye unie, en route vers la prospérité et la démocratie, brandie par le CNT, mais aussi par les chancelleries des pays occidentaux engagés dans la guerre, se cache une réalité plus préoccupante. Jamais, en effet, la mosaïque des régions, villes et tribus n’a semblé aussi fragmentée, comme autant de petites entités féodales dotées de leurs propres seigneurs et de forces militaires autonomes. Si les questions de la construction de l’Etat et de l’articulation du local au national sont au coeur du problème, nul n’est encore en mesure de voir quelle forme les changements peuvent prendre. Cette situation de « ni paix ni guerre civile » risque de perdurer, avec un niveau de violence résiduelle élevé – certes inférieur à celui relevé en Irak depuis l’invasion américaine de 2003, mais non moins inquiétant pour l’avenir.
Au niveau économique, le retour des compagnies pétrolières étrangères présentes avant la guerre (principalement l’italienne Ente Nazionale Idrocarburi [ENI], la française Total, l’allemande Wintershall, l’espagnole Repsol, les américaines Exxon et Marathon Oil), opérant pour la plupart sur des sites sécurisés par des milices tribales locales, a permis à la Libye de produire, dès la fin mai 2012, autant qu’avant l’intervention, soit 1,6 million de barils/jour. Le marché de la reconstruction, évalué à 200 milliards de dollars sur vingt ans, pourrait s’avérer plus compliqué que prévu pour les entreprises étrangères en raison du climat de violence. L’instabilité est, en revanche, génératrice d’importantes perspectives de profit pour les entreprises de sécurité et les sociétés militaires privées – dont plus d’une dizaine, rien que pour la France, sont déjà présentes. Tout cela avec l’argent du « peuple libyen » au nom duquel l’OTAN a fait la guerre.