Tiré de A l’encontre.
4 octobre 2021
Malgré la fraude habituelle en faveur des alliés de Poutine, le KPRF a réussi à gagner un nouvel électorat, en particulier les jeunes des grandes villes qui considéraient le vote pour le parti comme leur seule possibilité de dire non à l’ordre existant. Depuis les années 1990, le programme officiel du KPRF est resté ancré dans un mélange de stalinisme, de nationalisme et de paternalisme social-démocrate. Cependant, au cours des dernières années, une génération de jeunes leaders régionaux a émergé au sein du KPRF, le tournant davantage vers un discours centré sur la défense des droits démocratiques, de l’égalité sociale et de l’écologie.
A cet égard, l’un des aspects les plus révélateurs de l’élection a été la campagne de Mikhail Lobanov, un professeur de mathématiques de trente-sept ans, enseignant auprès de l’Université d’Etat de Moscou. Mikhail Lobanov a été désigné par le KPRF mais s’est positionné comme un socialiste démocratique indépendant. Il a battu le candidat de Russie Unie de Poutine par plus de dix mille voix (soit une marge de 12%), mais le décompte a ensuite été manipulé pour lui refuser l’élection au Parlement.
Le vote populaire en faveur de candidats comme Mikhail Lobanov a néanmoins constitué une véritable percée pour la gauche radicale, démontrant son potentiel à exprimer le mécontentement populaire, même dans les conditions politiques difficiles de la Russie d’aujourd’hui. Par exemple, les militants du Mouvement socialiste russe et de plusieurs autres groupes de la gauche radicale traditionnellement critiques à l’égard du KPRF ont joué un rôle important dans sa campagne électorale.
Ilya Budraitskis est essayiste politique de gauche et réside à Moscou. Il s’est entretenu avec Mikhail Lobanov sur le résultat des élections pour le site Jacobin.
Parlez-nous un peu de votre parcours politique.
Mikhail Lobanov : A l’école, j’aimais lire des livres d’histoire, même s’il ne s’agissait que de romans historiques, mélangés à des livres plus scientifiques. A l’université, déjà en tant qu’étudiant en mathématiques, je passais mon temps libre dans les bibliothèques et les librairies, et en lisant des romans, j’ai décidé que je devais lire Marx, Lénine et Trotsky. Par exemple, j’ai trouvé La révolution trahie de Trotsky [écrit en 1936] à la bibliothèque de l’Université d’Etat de Moscou (MSU).
En 2006, j’ai participé à un séminaire étudiant marxiste, organisé à la MSU par des militants du Mouvement socialiste Vpered [« Forward », la section russe de la Quatrième Internationale]. Pendant l’année et demie qui a suivi, j’ai pris part à diverses actions contre la marchandisation de l’éducation et pour la défense des droits des travailleurs avec Vpered. Les réunions du parti se tenaient dans le bureau de la Confédération du travail de Russie. C’est ainsi que j’ai fait connaissance avec les Syndicats indépendants russes.
Comment un groupe de militants a-t-il émergé à l’Université d’Etat de Moscou ?
Nous cherchions des domaines de mobilisation au sein de l’université. En 2009, l’administration voulait renforcer les règles d’accès aux dortoirs. Nous avons lancé une campagne de protestation, recueilli mille sept cents signatures et finalement réussi à faire annuler ces nouvelles règles. A la suite de cette campagne de trois semaines, nous avons formé un noyau de militants universitaires, soit une trentaine de personnes. Nous avons apporté des solutions à des problèmes quotidiens, mais il était évident que cela ne suffisait pas à nous faire passer à un niveau supérieur d’organisation.
Nous avons alors commencé à coopérer avec la branche du Parti communiste de l’université, qui comprenait à la fois des enseignants et des étudiants. En 2011, l’administration a décidé de renforcer à nouveau le règlement des dortoirs. Nous avons réussi à organiser une campagne de protestation vraiment efficace et réussie. Elle a touché directement des centaines de personnes et notre noyau s’est agrandi. C’est juste à ce moment-là que des protestations à grande échelle ont commencé après les élections [parlementaires de décembre 2011] de la Douma d’Etat, qui avaient été truquées en faveur du parti Russie Unie de Poutine. Sur le plan universitaire, cela a abouti à une lutte entre notre propre groupe d’initiative et le Conseil [officiel] des étudiants de la MSU, étroitement associé au parti au pouvoir.
Nous avons également participé activement à l’observation indépendante des élections parlementaires ; entre autres dans le bureau de vote situé dans le bâtiment principal de la MSU. Nous avons infligé une lourde défaite à Russie Unie, malgré la mobilisation du personnel administratif.
Nous avons également participé activement à tous les rassemblements de protestation de 2011-12 à Moscou. Beaucoup d’étudiants participant aux rassemblements de protestation n’étaient pas prêts à rejoindre une force politique particulière, ils ont dès lors rejoint notre contingent.
Cette expérience a incité, entre autres, la Confédération du travail à soulever la question de la création du syndicat « Solidarité universitaire ». Nous avons donc commencé à aider des groupes d’étudiants et d’enseignants d’autres universités par l’intermédiaire de ce syndicat. Nous avons également participé activement aux campagnes visant à préserver le parc entourant les bâtiments de la MSU, qui suscitait constamment l’intérêt des promoteurs immobiliers. Au travers de cette action, nous sommes entrés en contact avec des conseillers municipaux et des résidents engagés activement dans les questions de voisinage. Nous avons organisé ensemble des rassemblements, notamment dans le quartier de Ramenki [à l’ouest de la ville, mobilisation sur le thème de l’environnement]. Les autorités universitaires ont tenté de me licencier à deux reprises pour ces activités, en 2013 et en 2018.
Comment avez-vous décidé de vous présenter aux élections cette année 2021 ?
Au cours de ces dix à quinze dernières années, un très large réseau de contacts s’est constitué, notamment avec la branche universitaire du KPRF. J’ai été invité à me présenter sur la liste du KPRF à presque toutes les élections locales. Mais j’ai refusé car cela s’éloignait de mon propre programme principal d’enseignement supérieur – ce domaine est régi par des lois fédérales et dépend du budget adopté par la Douma d’Etat russe.
En 2020, la communication avec les membres du KPRF à l’université a clairement montré qu’ils étaient prêts à me proposer une possible nomination à la Douma d’Etat. J’avais le sentiment que si j’étais présent dans le district de la MSU et que je mobilisais les connexions que j’avais établies, je pourrais gagner. J’avais le sentiment que l’on pouvait susciter suffisamment d’enthousiasme pour cette campagne. Toutefois, je n’avais pas d’idée précise sur la manière d’y parvenir et sur les initiatives particulières à prendre dans le cadre des élections, car il s’agissait de quelque chose de différent de ce que nous avions fait auparavant. Mais comme mon intuition me disait que cela pouvait fonctionner, j’ai décidé d’essayer.
Pendant quelques mois, nous avons eu des discussions et des débats sur les premières étapes. Il y a très peu de personnes à gauche qui ont une expérience électorale. Le KPRF possède une telle expérience, mais elle est très particulière. Il ne préconise pas de demander de l’argent aux gens pour la campagne électorale, mais plutôt de compter sur le financement du parti, et peut-être de chercher d’autres sponsors. Nous avons compris que nous devions agir différemment.
A quoi ressemble votre électorat ?
L’ensemble de la Russie est divisé en 225 circonscriptions, comptant chacune en moyenne 500 000 électeurs. Notre circonscription se trouve à l’ouest de Moscou. Lors des élections précédentes, elle était considérée comme une circonscription assez contestataire. Le KPRF y avait obtenu d’assez bons résultats. Mais en même temps, les libéraux d’Iabloko [Parti démocratique russe unifié : Iabloko – le logo – signifie « pomme » en russe] ont toujours été une véritable force dans cette circonscription, et cette fois, ils ont présenté un solide candidat.
Il y a une université dans le district, donc, purement statistiquement, ce district a une plus grande concentration de diplômés et d’employés de la MSU qu’à Moscou. On a le sentiment que la « marque MSU » dans ce district apporte quelque chose en soi. Je suis un mathématicien, pas un politicien, et cela pourrait jouer de manière positive en ma faveur.
C’est en février, je crois, que nous avons su qui serait notre principal rival. Il a été annoncé que Russie Unie allait présenter l’animateur de talk-show de la télévision russe Yevgeny Popov. C’est un propagandiste de la télévision qui diffuse les positions du Kremlin sur les pays occidentaux hostiles et sur l’épouvantable Ukraine, en essayant de détourner l’attention des gens des problèmes internes à la Russie et à la diriger sur les affrontements externes et en attisant la haine entre les nations. Ses manières sont arrogantes, mais beaucoup de gens l’apprécient vraiment, je les ai même rencontrés.
Comment la campagne a-t-elle été organisée ? Dans quelle mesure dépendait-elle du KPRF ?
Etonnamment, le KPRF n’avait aucun contrôle politique étroit – nous avons écrit notre programme nous-mêmes, sans consulter le parti. Le KPRF a alloué moins de 15% du budget total de notre campagne. Il organisait des sessions de formation, des réunions pour les candidats, où il leur expliquait comment mener une campagne. Ils nous ont dit, par exemple, de ne pas nous engager dans le financement participatif ; ils ne nous donneraient pas d’argent de toute façon, cela pourrait nous causer des problèmes. Nous n’avons cependant pas suivi ce conseil et avons fini par récolter environ 6 millions de roubles (plus de 80 000 dollars) au cours de la campagne.
Comparé à ce que dépense Russie Unie ou l’opposition libérale (Iabloko), ce n’est pas grand-chose. Cependant, la motivation politique a joué un rôle majeur – la plupart des militant·e·s étaient attachés aux idées socialistes, et tout le monde espérait que nous pourrions vraiment battre Russie Unie. Ainsi, environ deux cents militants ont pris part à notre campagne, répartis en plusieurs groupes dans différentes parties de la circonscription.
Parlez-nous de votre programme électoral.
Notre principal slogan était : « L’avenir est pour tout le monde, pas seulement pour quelques élus ». En Russie, il y a une poignée de gens qui se sont emparés de toutes les ressources politiques et économiques. Ils construisent l’avenir [leur avenir] pour eux seuls. Nous voulons une redistribution des revenus, du pouvoir politique, en faveur de tous. Autour de cette thèse centrale, nous avons élaboré des revendications détaillées concernant les problèmes du district et du pays dans son ensemble. Parmi les points importants, citons la lutte contre le développement commercial sauvage de Moscou, le recyclage obligatoire des déchets, la protection contre la fermeture des écoles et des hôpitaux, et bien sûr les droits du travail et la nécessité de syndicats forts.
Nous nous sommes adressés à l’électorat avec ce programme, et apparemment nous avons composé une bonne image du candidat et de son équipe. Celle-ci s’occupait de divers problèmes avec enthousiasme. Elle essayait de convaincre tout le monde, de rassembler des ressources, de s’organiser. Cela a trouvé un écho auprès des gens. L’expérience d’un candidat universitaire, un mathématicien avec une expérience de campagne publique, parlant des syndicats, défendant les « espaces verts ».
Les gens ont apprécié, mais ils ont aussi été confrontés à un dilemme : en Russie, beaucoup considèrent le vote comme une occasion de montrer aux autorités leur protestation. Pour eux, il est important qu’un candidat de l’opposition puisse gagner, quelles que soient ses opinions. Etant donné que dans ma circonscription, la campagne d’un candidat libéral disposait de vastes ressources, beaucoup de gens ont eu une attitude d’observateur jusqu’au dernier moment et ils n’ont décidé qu’à la fin qui ils devaient soutenir.
Quel a été le résultat ?
Nous avons battu le candidat de Russie Unie par plus d’un tiers des voix. Il a mené une campagne très coûteuse, ses affiches étaient partout, il était soutenu par l’administration locale. Mais malgré cela, nous l’avons battu haut la main. Toutefois, la situation a été chamboulée le lendemain matin avec les résultats du vote électronique.
En nombre, combien avez-vous obtenu de suffrages dans les bureaux de vote et combien dans le vote électronique ?
J’ai obtenu quarante-six mille voix lors du vote ordinaire, vingt mille lors du vote électronique. Le propagandiste de la télévision Yevgeny Popov a obtenu environ trente-quatre à trente-cinq mille voix lors du vote ordinaire et quarante-cinq à quarante-six mille lors du vote électronique. Mais nous ne croyons pas aux résultats du vote électronique : ils ont été truqués dans l’intérêt du pouvoir.
Vous avez été soutenu par le « Smart Voting » (« vote intelligent »), un vote tactique anti-Poutine proposé par les partisans d’Alexeï Navalny. Que pensez-vous de cette stratégie en général ? Et que pensez-vous d’Alexeï Navalny lui-même ?
C’est un outil qui fonctionne dans les grandes villes russes. La stratégie se résume à voter pour le candidat de l’opposition qui a le plus de chances de vaincre Russie Unie. Les électeurs et électrices de l’opposition sont invités à voter pour ce candidat, quelles que soient ses opinions. Alexeï Navalny et moi avons de grandes différences idéologiques, bien sûr, car je me situe à la gauche radicale. Alexeï Navalny se situait à droite, mais ces dernières années, il a changé d’orientation, ce dont il faut se réjouir, car il a une grande influence médiatique.
Le fait que ses partisans aient commencé à soulever des questions sociales telles que le salaire minimum et l’éloge des syndicats a eu un effet positif. Mais nous restons sur des positions différentes. D’ailleurs, l’entourage de Navalny est plus à droite que Navalny lui-même. Vous pouvez le voir dans le fait qu’il s’est retrouvé en prison. Mais l’important est qu’il a été emprisonné pour ses activités politiques. Je m’oppose évidemment à cela et il devrait être libéré. Je pense qu’une discussion honnête avec lui et un débat sur ses positions idéologiques sont nécessaires.
Quels sont vos projets politiques après les élections ? Vous personnellement et, selon vous, quelle devrait être la stratégie de la gauche russe, de vos militants ?
Nous réfléchissons actuellement à la manière de conserver l’équipe que nous avons constituée, car elle était très importante. Ce sera plus difficile à partir de maintenant. Mais faisons face à la demande pour de nouvelles activités. Ceux qui ont participé à la campagne ont vécu de grands moments : c’était une victoire, et tout le monde la perçoit comme une victoire. Ce qui semblait possible seulement en théorie, nous avons réussi à le faire, ce qui signifie que nous pouvons faire beaucoup.
Nous comptions sur les ressources réelles de la Douma d’Etat, nous voulions mener une campagne et maintenir le collectif sur la base de la Douma d’Etat. Mais cela n’a pas fonctionné à cause de la fraude électorale.
Allez-vous participer à nouveau ?
Il y a des gars dans l’équipe qui voudraient s’essayer aux élections locales. Je suis plus prudent à ce sujet car cela pourrait être un éparpillement d’énergie. Nous devons y penser. Si nous gagnons les élections municipales dans plusieurs districts, comment pouvons-nous consolider ?
Je suis plus intéressé par la façon dont nous pouvons canaliser notre énergie vers le développement du mouvement syndical et de l’auto-organisation dans les universités. Les élections peuvent aussi être une bonne idée, mais je n’ai pas l’impression que nous ne devons faire que cela. Après tout, j’ai aussi considéré les dernières élections principalement comme une occasion de parler aux gens des idées auxquelles je crois. (Article publié sur le site Jacobin, le 2 octobre 2021 ; traduction rédaction A l’Encontre)
Mikhail Lobanov est un militant de gauche indépendant, qui s’est présenté sur une liste du Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF) lors des élections générales de septembre 2021.
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