Édition du 17 décembre 2024

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Arts culture et société

Roma Une héroïne méconnue

Assurément, Alfonso Cuaron est un cinéaste à succès qui a réalisé plusieurs films commerciaux à Hollywood au cours des vingt dernières années. Parmi les œuvres populaires et spectaculaires que Cuaron a créées, il convient de citer des longs métrages comme Harry Potter and the Prisoner of Azkaban (2004) et Gravity (2013). Dès lors, il pouvait paraître surprenant de constater que le réalisateur décide subitement de tourner un film d’auteur, dans son pays d’origine, avec des moyens relativement modestes.

Pourtant, par le biais de sa propre compagnie de production, Esparanto Filmoj, et de Participant Media, Cuaron a recueilli une somme d’argent de 15 millions de dollars pour réaliser Roma (2018), un drame portant sur la vie d’une famille mexicaine en 1971.

Un résumé du film

Dans ses grandes lignes, on peut raconter l’histoire du long métrage d’Alfonso Cuaron de cette façon : Cleo, une femme de ménage d’origine autochtone, travaille quotidiennement au sein d’une demeure où vivent les membres d’une famille appartenant à la bourgeoisie mexicaine. Globalement, la jeune femme oeuvre sans relâche et entretient des relations harmonieuses avec ses employeurs ainsi que leurs quatre enfants. En outre, les choses semblent se dérouler normalement jusqu’à ce qu’Antonio, le père de famille, quitte son épouse, Sofia, et ses enfants pour aller vivre dans un autre quartier de Mexico, en compagnie de sa maîtresse…

Un scénario ambitieux

En termes scénaristiques, Alfonso Cuaron a construit une narration linéaire, qui s’appuie sur des composantes mélodramatiques traditionnelles. Ainsi, Roma relate des événements malheureux comme la rupture d’une relation matrimoniale, la perte de conscience, voire d’estime de soi de figures sympathiques et la disparition d’un enfant. Parallèlement, le long métrage met en lumière des coïncidences particulièrement affligeantes ou improbables, qui engendrent des rebondissements narratifs majeurs. Pourtant, Alfonso Cuaron parvient habilement à transcender ces poncifs pour établir une œuvre équilibrée et révélatrice. Dans cet esprit, le cinéaste décrit, de manière minutieuse, la réalité quotidienne d’une famille de la petite bourgeoisie mexicaine. Il nous représente, avec finesse, les relations émotionnelles que nouent les différents personnages du récit. De plus, il se montre particulièrement attentif au comportement de la protagoniste du film : cette dernière exécute magistralement de nombreuses tâches qu’on lui confie, tout en apportant un réconfort inestimable aux enfants de la maison.

Le réalisme critique de la réalisation de Cuaron

Par ailleurs, Alfonso Cuaron a élaboré une mise en scène sophistiquée pour traduire son propos. Sur le plan stylistique, le cinéaste utilise avec adresse et à-propos l’élégant format 65 mm ainsi qu’une photographie en noir et blanc. Jouant constamment sur les textures et les éclairages de l’image, Cuaron insuffle à sa réalisation une dimension « rétro » des plus enrichissantes. En termes de découpage technique, il se sert fréquemment de plans très longs et du champ de profondeur de la caméra pour tracer l’axe spatiotemporel dans lequel évoluent les personnages de sa narration. De manière opportune, il adopte le prisme exigeant du réalisme critique, non dénué d’humour ni de distanciation, pour raconter son histoire. Ce choix esthétique se révèle éminemment probant en raison de la maîtrise dont fait preuve le cinéaste par rapport aux composantes de sa mise en scène. Sans surprise, Cuaron représente les caractéristiques du quartier de la Colonia Roma avec minutie : il en reconstitue les décors d’antan et en traduit l’atmosphère avec éloquence. Du reste, il nous montre une faune bigarrée qui agit de manière constante dans cette partie de la ville de Mexico.

Une impressionnante solidarité féminine

Sur le plan thématique, le réalisateur établit un parallèle très instructif entre le cheminement de Cleo et celui de Sofia dans la narration. En effet, les deux femmes sont abandonnées par leurs conjoints respectifs, presque simultanément. Or, cette réalité les pousse à adopter des attitudes très différentes, voire opposées. De fait, alors que Cleo choisit d’avouer à sa patronne qu’elle est enceinte et que son amant l’a laissée tomber, Sofia décide, de son côté, de mentir à ses enfants en leur racontant qu’Antonio n’est pas à la maison parce qu’il effectue un long voyage à l’étranger, pour des raisons professionnelles. Sur le plan de la chronologie, soulignons qu’Alfonso Cuaron structure son récit de manière à ce que la scène au cours de laquelle la mère de famille ment à ses enfants et celle où Cleo affirme la vérité à Sofia se succèdent sans interruption. En termes syntaxiques, le cinéaste se sert magistralement du plan-séquence, d’un cadrage large et du mouvement à l’intérieur du champ de la caméra pour souligner l’authenticité des deux passages concernés. Dans un tel contexte, le spectateur a justement l’impression d’assister en direct à un couple de passages essentiels du film. Certes, on constate aisément que Sofia ressent des sentiments de solidarité, de sympathie très prononcés envers Cleo, dont elle comprend parfaitement la déception. Cela explique que la mère de famille se donnera beaucoup de mal pour aider la jeune femme à mener à terme son accouchement.

Un événement particulièrement sordide

Ultérieurement, de façon inopinée, les chemins de Cleo et de son ex-conjoint, Fermin, se croisent dans un magasin de meubles où la jeune femme et la mère de sa patronne sont allées acheter un berceau pour l’enfant virtuel de Cleo. Ici, faisant explicitement allusion à de néfastes événements sociopolitiques qui ont eu lieu à Mexico en 1971, Alfonso Cuaron introduit des éléments historiques clés dans sa narration. Opportunément, l’auteur choisit-il de représenter des fragments d’une grande manifestation estudiantine que l’on a effectuée pour contester les politiques gouvernementales de l’époque. Après quoi, Cuaron dénonce avec sobriété, voire avec virulence le désolant massacre de Corpus Christi, dans lequel plus de cent étudiants universitaires ont été assassinés par des tueurs à gages agissant pour le compte du gouvernement mexicain. De manière probante, Cuaron rattache ces composantes réelles aux composantes fictives de son intrigue. Cela explique qu’à travers une séquence du drame, on voit, contre toute attente, un contestataire effaré faire irruption dans le magasin de meubles. En outre, cet étudiant exhorte des membres du personnel concerné de le protéger des miliciens, qui sont à sa poursuite. Malgré leurs louables efforts, les employés de l’établissement ne pourront rien faire pour s’opposer à l’arrivée et l’action funeste d’un sicaire. Celui-ci entre brusquement dans le commerce, débusque l’étudiant et l’abat avec froideur, d’un coup de révolver. Or, Cleo reconnaît spontanément l’assassin qui a sévi : il s’agit de Fermin. Celui-ci identifie aussi Cleo, après avoir commis son meurtre. Toutefois, le jeune homme ne tente pas de s’en prendre à son ancienne compagne. Promptement, il quitte les lieux du crime en compagnie d’un complice. N’empêche que le mal est fait pour la jeune femme : Cleo se révèle à ce point troublé par le geste irréparable de Fermin qu’elle perd ses eaux et qu’on doit la transporter de toute urgence à l’hôpital où on l’a déjà auscultée…

L’accablante perte d’un enfant

Sur le plan formel, il faut souligner qu’Alfonso Cuaron adopte un style hyperréaliste pour représenter la scène de l’accouchement prématuré de Cleo, de façon détaillée. Précisément, le réalisateur dépeint en temps réel le passage au cours duquel des membres du personnel de l’hôpital tentent d’aider la protagoniste à mettre au monde son enfant, dans des conditions extrêmement délicates. Malheureusement, les efforts qu’ils déploient et les moyens avancés dont ils disposent ne suffiront pas à sauver le bébé de Cleo : celui-ci mourra dès sa naissance. Dans cette perspective, le spectateur peut aisément imaginer jusqu’à quel point une telle épreuve s’avérera traumatisante pour Cleo, qui ne s’attendait pas du tout à perdre sa progéniture de cette façon. Or, cette expérience accablante plonge progressivement la jeune femme dans une espèce de léthargie parce qu’elle croit avoir été victime de la fatalité, voire d’un châtiment divin. Pourquoi la figure centrale du film entretient-elle une croyance aussi démoralisante ? Parce qu’elle croit avoir commis un grave péché en ayant des relations charnelles, hors des liens du mariage, avec Fermin. Évidemment, une pareille conception religieuse pourra sembler fort naïve à un spectateur instruit et urbain du troisième millénaire. Toutefois, il en allait tout autrement pour une jeune autochtone – semblable au principal personnage du film de Cuaron – ayant été élevée dans un milieu rural mexicain, durant les années 1960… Quoi qu’il en soit, un concours de circonstances inattendu permettra à la protagoniste de se ressaisir brillamment et d’effectuer une action des plus héroïques...

Selon nous, Roma constitue indéniablement le meilleur film qu’Alfonso Cuaron ait signé depuis le début de sa carrière. Toutefois, il n’a pas réussi à remporter le prix du Meilleur long métrage de fiction, lors de la Cérémonie des Oscars, puisqu’on l’a décerné à Peter Farrelly pour Green Book (2018), une œuvre nettement moins réussie que la précédente. Comment peut-on expliquer ce phénomène ? Par le fait que la dernière réalisation d’Alfonso Cuaron ne s’inscrit pas dans les canons du cinéma hollywoodien à grand déploiement. De plus, le fait que l’action du film se déroule au Mexique et que l’on y parle l’espagnol a grandement diminué ses chances de permettre à Cuaron de gagner le principal prix de la Cérémonie précitée. Cependant, cette œuvre « indépendante » a tout de même permis à son auteur de récolter quelques récompenses prestigieuses, comme l’Oscar du meilleur réalisateur, l’Oscar du meilleur film tourné en langue étrangère et l’Oscar de la meilleure photographie. Du reste, au-delà des prix hollywoodiens, le long métrage d’Alfonso Cuaron a permis à cet auteur de connaître un succès d’estime international exceptionnel. Que demander de mieux ?

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