Édition du 17 décembre 2024

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Planète

Résistances écologiques au Soudan : la lutte contre le barrage de Kajbar

A l’occasion de la sortie en France du film « Le Barrage » d’Ali Cherri sur le barrage de Merowe (Soudan), nous retraçons dans cet article l’histoire de la lutte contre le barrage de Kajbar, qui est un exemple de résistance victorieuse contre un méga-projet hydroélectrique au Soudan.

Tiré du blogue de l’auteur.

Depuis le début du XXè siècle, la région nubienne, à cheval entre la région Nord du Soudan et le Sud de l’Egypte, est soumise à des déplacements forcés de population en vue de la construction de centrales hydro-électriques et de barrages sur le Nil. Parmi ces projets aux conséquences meurtrières, les plus connus sont le barrage d’Assouan en 1899 et le Haut barrage d’Assouan en 1959, qui a inondé la Wadi Halfa, capitale de la Nubie, sur une zone de 150km2 (voir notre article sur l’histoire des résistances à ces projets). Les conséquences environnementales et humaines catastrophiques de ces méga-projets hydroélectriques ont été largement documentées :

1- L’inondation des zones voisines habitées et la destruction de sites archéologiques

2- L’érosion des berges, entraînant la disparition des îles sur le Nil (dont certaines sont habitées)

3- Des changements climatiques dus à l’augmentation des émissions de gaz à effets de serre et de l’humidité, qui entraînent la disparition d’une partie de la biodiversité (poissons, dattiers…)

4- Conséquences sanitaires (multiplication des moustiques autour des eaux stagnantes qui crée des épidémies) ;

5- La perturbation des couches du sol qui entraîne un risque de tremblements de terre

6- La perturbation dans l’écoulement naturel du fleuve, qui est une ressource et un bassin de vie pour 250 millions de personnes.

Pour la première fois depuis plus de 10 000 ans, à cause de la construction du barrage d’Assouan, l’érosion des berges a réduit les terres habitables des abords du Nil. Le blocage et l’accumulation de limon derrière le barrage d’Assouan réduit le réservoir chaque année, rendant le barrage lui-même de moins en moins capable de répondre aux besoins en eau et en électricité de la population. A cause de l’érosion, les communautés autochtones, autrefois autosuffisantes grâce à la fertilité exceptionnelle des berges du Nil, ont été contraintes à de nombreux endroits d’abandonner leur mode de vie traditionnel fondé sur l’agriculture, qui s’organisait autour des crues du Nil (maraîchage, culture d’arbres dattiers).

Tout au long du XXe et XXIe siècle, ces aménagements et déplacements forcés ont été imposés par des dictatures militaires : ainsi, au Soudan, la question de la protection des populations et de l’environnement est inséparable de la question de la démocratie dans le pays.

Ces projets ont causé le déplacement forcé de plus de 90 000 habitant-e-s, parfois à 600 km de chez eux, et près de 50 000 agriculteur-ice-s ont dû abandonner leurs terres. Exécutée à la hâte par le gouvernement, la relocalisation des habitant-e-s vers des terres non cultivables a eu des conséquences très graves : en raison d’une mauvaise planification, environ 50 000 personnes se sont retrouvées dans des camps de déplacé-e-s provisoires, où elles ont été contraintes à rester depuis 60 ans. L’absence d’hygiène, la multiplication des épidémies, l’impossibilité de cultiver la terre, ont causé une mortalité très élevée parmi les déplacé-e-s, qui sont devenu-e-s dépendant-e-s de l’aide alimentaire pour ne pas mourir de faim.

Par ailleurs, de très nombreux sites archéologiques d’une importance inestimable ont été détruits, alors que la Nubie est un des berceaux de la civilisation humaine (située entre la première et la troisième cataracte – cette région était le royaume de Kush, fondé pendant l’Empire du Milieu, environ 2000 ans avant J.-C. (4000 ans avant J.-C.).

La mobilisation contre le projet du barrage de Kajbar

En 1995, le gouvernement militaire issu du coup d’Etat d’Omar El-Béchir a annoncé un nouveau projet hydroélectrique à Kajbar : il s’agit d’un barrage de 23 mètres de haut et de 40 mètres de large, dont le coût de construction s’élève à 700 millions de dollars. Le réservoir créé par le barrage de Kajbar inonderait 110 km2 de la vallée du Nil, ce qui nécessiterait le déplacement de 10 000 personnes de 20 à 30 villages, ainsi que la submersion de 500 sites archéologiques.

Le projet hydroélectrique de Kajbar a rencontré une opposition massive de la part des communautés locales, dont la plupart appartiennent à la minorité nubienne. Des comités contre la construction du barrage de Kajbar se sont créés pour mobiliser la population face à ce projet qui menaçait leur vie : publication d’un mémorandum en novembre 1995 avec pour titre "Le barrage de Kajbar ne sera construit que sur nos corps" ; marches et manifestations ; sensibilisation de la population par la création d’assemblées locales et de centres culturels…

La lutte s’est également déplacée au-delà de la région concernée : les étudiant-e-s nubien-ne-s à Khartoum ont lancé des activités de sensibilisation dans la capitale sur le mouvement contre le barrage, notamment au sein des université et centre culturels. Par ailleurs, ces étudiant-e-s nubien-ne-s ont envoyé des convois de sensibilisation dans les régions concernées où ils et elles ont organisé des réunions publiques. En conséquence, de nombreux-ses étudiant-e-s et militant-e-s nubien-ne-s ont été arrêté-e-s par les services de sécurité.

Grâce à leur activité et celle d’autres militant-e-s sur le terrain, les citoyen-ne-s ordinaires ont gagné en confiance et en détermination pour résister au projet de barrage.

La marche de 2007 et la tentative de répression du mouvement

Pour écraser la mobilisation, une campagne de répression féroce a été conduite contre le mouvement en juin 2007. Le gouvernement a envoyé des blindés pour raser les fermes des résident-e-s. Des milices envoyées par l’Etat ont bloqué toute la zone du chantier, et fermé les routes qui menaient à la zone du futur barrage.

En réaction à cette violence, le comité contre les barrages de Kajbar a organisé un grand rassemblement de masse le 3 juin 2007. La marche est partie du village appelé Jaadi, près de Kajbar. Lorsque les manifestant-e-s se sont approché-e-s de la zone du chantier, les formes armées ont attaqué le cortège avec des gaz lacrymogènes, obligeant certain-e-s à descendre dans le Nil pour se laver le visage et revenir. Elles ont également tiré à à balles réelles sur les manifestant-e-s. Les forces militaires également mis le feu aux palmeraies, détruisant le capital agricole des habitants ainsi que la biodiversité. Cette répression a été suivie par une vague d’arrestations de militant-e-s nubien-ne-s, des journalistes et avocat-e-s, à la fois dans l’Etat du Nord et à Khartoum.

La lutte continue jusqu’à aujourd’hui

Moins d’un an plus tard, la construction du barrage de Merowe, plus en amont du Nil, a provoqué le déplacement de plus de 2 200 familles, la destruction de 700 maisons et la mort de 12 000 têtes de bétail. Les inondations ont recouvert les champs et détruit les cultures, et les villageois-e-s se sont retrouvé-e-s sans terre, sans abri, sans eau potable et sans nourriture.

A Kajbar, ces événements tragiques ont poussé la population locale à poursuivre sa résistance pour éviter de connaître le même sort. Des associations se mobilisant contre le barrage se sont formées dans tout le pays et même à l’étranger, par l’action de la diaspora. Aujourd’hui, plus de dix comités de lutte travaillent sur la question des barrages dans la région.

Initialement prévu pour être achevé en 2016, le projet a finalement été bloqué en raison de la forte opposition, et aucun progrès significatif n’a été réalisé jusqu’à maintenant.

La révolution démocratique soudanaise en 2019 a enfin permis, suite à l’établissement d’un gouvernement de transition, de mettre un terme au projet du barrage de Kajbar. Le 4 mai 2021, le Premier ministre soudanais Abdallah Hamdok a renoncé aux projets de construction des barrages de Dal et de Kajbar sur le Nil, suite à la longue opposition des communautés locales. Il avait alors déclaré :"Il est temps maintenant que toutes les communautés locales participent à toute décision [de réaliser des projets] et bénéficient des revenus de ces projets".

Cette déclaration de Hamdok laissait augurer un véritable tournant dans la politique soudanaise, que ce soit en termes de démocratie, de justice sociale, ou de protection de l’environnement. Cependant, le coup d’Etat militaire du 25 octobre 2021, remettant au pouvoir les membres de l’ancien régime et mettant un terme à l’expérience démocratique du gouvernement de transition, laisse planer un doute sur l’avenir du pays, y compris la question des barrages : le gouvernement soudanais reviendra-t-il en arrière sur ses engagements ?

Un article de Rifat SheikhEldeen Ismail


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