C’est la série des grandes mobilisations des secteurs démocratiques et populaires tout au long des années 1980 et 1990 qui ont déstabilisé l’oligarchie et ses alliées, tout en réussissant à maintenir le flambeau de la rébellion qui a éclaté un peu partout en Amérique latine durant cette période. Ces « avancées » ont été durement arrachées au prix d’énormes sacrifices par le peuple vaillant, le peuple Caco (KAKO) [1] d’Haïti.
Mais, les impérialismes de tout acabit se sont ligués pour freiner la « propagation » de la rébellion et faire payer cher leurs humiliantes défaites.
Au-delà des invasions, des occupations et de la répression exercées systématiquement par l’impérialisme et ses sbires locaux, des manœuvres ont été engagées pour diviser le peuple, coopter son leadership, isoler les éléments les plus déterminés. Le peuple haïtien comme n’importe quel peuple est constitué de classes sociales, dont une classe dominante (avec plusieurs fractions), une oligarchie, qui a accepté plus souvent qu’autrement cette subordination au système capitaliste mondial.
Les stratégies impérialistes
On se retrouve aujourd’hui au début de 2011, à un nouveau carrefour de notre histoire, un point tournant. Durant les dernières années, les impérialismes et en particulier l’impérialisme états-unien ont tout fait pour casser l’élan d’émancipation de notre peuple. Les opérations militaires se sont succédées avec la mise en place de « gouvernements » globalement illégitimes et sans moyen. Dans sa version actuelle, le gouvernement Préval/Bellerive est devenu le faire valoir des plans de « restructuration » visant la destruction de la paysannerie et la transformation d’Haïti en un immense sweatshop.
Cette profonde décomposition de l’État a pris une nouvelle tournure après le séisme du 12 janvier. Sous prétexte de répondre à l’urgence humanitaire, la dite « communauté internationale » menée par l’impérialisme états-unien a mis en place une tutelle qui masque à peine la réalité d’une occupation. Les Haïtiens étant transformés en clochards assistés, l’aide dite humanitaire a été incapable de répondre aux besoins de base, ce qu’on constate par l’effroyable situation dans laquelle des millions de nos compatriotes se retrouvent aujourd’hui.
À l’insulte s’est ajoutée l’injure avec la « Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH) », un « gouvernement parallèle » sous la gouverne de Bill Clinton. En même temps, diverses manœuvres ont été impulsées pour « légitimer » cette nouvelle occupation dont la mascarade « élection-sélection » du 28 novembre 2010, condamnée par la grande majorité des acteurs politiques et sociaux.
Le point tournant
À ce carrefour, le pays est devant plusieurs possibles directions. L’occupation et ses plans de « reconstruction » se retrouvent sur la sellette. « Le roi est nu », peut-on dire, devant la gravité de la situation sociale et économique, la corruption sans limite des élites haïtiennes et internationales, la totale inaptitude de la gouvernance, etc. De toute évidence, les forces coalisées des occupants sont profondément divisées sur plusieurs questions stratégiques.
À Washington, c’est la pagaille entre l’administration Obama et le congrès pratiquement dominé par la droite dont le rêve est d’encercler Haïti d’un anneau de fer. Entre les États-Unis, le Canada et l’Union européenne subsistent de profondes divergences puisque l’impératif principal des États-Unis (éviter le débordement de la crise) entre en contradiction avec des perspectives de développement à long terme.
Également, on peut observer que le « consensus » latino-américain (qui avait conduit plusieurs pays à s’investir dans la Minustah) est en train de s’éroder. Brasilia par exemple se rend compte que les militaires brésiliens ne servent à rien sinon que de faire le jeu de l’occupation. Le Chili sous la houlette d’un gouvernement de droite voudrait prendre le « relais », ce qui suscite de vifs débats partout dans l’hémisphère.
Les classes populaires et leurs alliées
Dans cette conjoncture, les classes populaires et leurs alliées sont à la fois extrêmement révoltées et interrogatives. La résistance contre l’état des choses actuel, cet ordre inacceptable, est en ébullition et prend de la profondeur. Mais de quel côté faut-il aller ? L’attraction de pseudo solutions autour de « personnalités » hyper médiatisées est un piège trop évident. Une autre tentation serait de se dire qu’il faut appuyer « les moins pires » des acteurs politiques qui prétendent ramener l’« ordre ».
Pour autant, le pays est désordonné non pas parce que le peuple est « ingouvernable », mais parce que les élites, haïtiennes et internationales, ont lamentablement échoué. Pourquoi ne pas aller, alors, vers une autre voie ? Certes, il faut admettre que les forces populaires, aussi bien au niveau social que politique, restent faibles et divisées. Certaines de ces divisions sont anciennes, d’autres sont plus récentes, liées à la gestion de l’occupation qui a coopté, jusqu’à un certain point, une partie du leadership populaire. Chose certaine, sans une réunification fondamentale, le mouvement populaire et le mouvement démocratique n’auront pas la capacité de faire face à la nouvelle stratégie des classes dominantes, l’oligarchie. Par où commencer ?
Construire un leadership dans la crise actuelle
La bouffonnerie des élections-sélections du 28 novembre 2010 avait déjà été condamnée par la quasi-totalité des forces populaires de gauche. Cette dénonciation doit aller jusqu’au bout de sa logique, en s’opposant à la mise en place d’un pseudo gouvernement issu des urnes et qui résultera sans doute d’un autre « deal » orchestré en-dessous de la table par l’impérialisme pour faire en sorte que les classes dominantes et leurs alliées se remettent ensemble.
La déclaration du 8 décembre 2010 de quatre sénateurs dans ce contexte pourrait être le point de départ d’une grande campagne populaire exprimant d’une part, un refus total de cette légitimation d’un gouvernement qui sera, encore plus qu’avant, le faire-valoir sinon le restavèk (le valet) de l’impérialisme, et d’autre part, l’appel sans équivoque à la mise en place d’un gouvernement de sauvetage national dont le mandat serait essentiellement de :
1. Remettre le pays à l’endroit en commençant par la relocalisation immédiate des déplacés dans des conditions qui leur permettent de vivre décemment.
2. Redéfinir les relations de l’État haïtien avec la « communauté internationale », ce qui passe par l’abolition du « gouvernement parallèle », la CIRH, dominé par Bill Clinton.
3. Élaborer un nouveau programme d’aide à la reconstruction orienté vers les besoins des couches populaires, urbaines et paysannes.
Ces revendications, qui aboutiront à une grande et difficile lutte, doivent être mises de l’avant par les plateformes unifiées des mouvements sociaux et populaires ainsi que par des partis ou organisations de la gauche plurielle, au-delà de leurs allégeances particulières, dans le cadre d’un front patriotique. En clair, il faut que toutes les sensibilités soient au rendez-vous (mouvements sociaux, gauche radicale, partis social-démocrates, secteurs progressistes du mouvement Lavalas) pour mettre sur ses deux pieds ce front uni, sous la forme d’un gouvernement de sauvetage national.
La bataille à moyen et long terme
Si un tel sursaut se matérialise, cela sera un immense pas en avant, mais un pas seulement. En effet, la reconstruction d’Haïti ne sera pas une affaire de quelques mois. Dans le passé, de grandes révolutions comme celle de 1804 ou des années 1980 ont échoué sur l’écueil du pouvoir. Aujourd’hui, ces dures leçons doivent redonner de l’impulsion à un projet de transformation globale. Pour y parvenir, il faudrait, parallèlement au gouvernement de sauvetage national :
1. Amorcer une lutte pour la mise en place d’une assemblée constituante populaire et démocratique, représentant les divers secteurs du peuple engagés dans le combat, pour refonder le pays en fonction des intérêts populaires. Cette constituante doit être un processus, et non une proclamation ou un document élaboré par quelques élites, même « de gauche ».
2. Entretemps, il faut renforcer ou créer dans les quartiers, les camps de réfugiés, les habitations, les sections communales, les communes et les départements de nouvelles formes d’organisations populaires, en mettant l’accent sur l’éducation, la formation des cadres (à tous les niveaux), la construction de mouvements articulés, démocratisés et unitaires de la gauche tout en maintenant le travail de propagande et d’agitation au sein des masses urbaines et rurales.
L’internationalisme
Pour passer à travers ces phases, le peuple haïtien aura besoin d’aide. Mais attention, pas de l’aide dite « humanitaire » dispensée par cette gaspilleuse armée d’organismes onusiens et de la majorité des ONG internationales, et dont le mandat, au-delà des bonnes intentions, est essentiellement de préserver le statu quo. Il faudra travailler fort pour aller chercher de réels appuis internationalistes, du côté notamment, des mouvements populaires d’Amérique latine et du reste du monde. Une attention particulière devrait être consacrée aux dynamiques où le mouvement populaire est en marche, comme en Bolivie, en Équateur, au Venezuela, au Brésil.
Notes
[1] Guérilléro paysan dirigé par Charlemagne Péralte et Benoît Batraville pendant l’occupation américaine de 1915