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Europe

Quand ils sont venus chercher Assange…

Le sort de Julian Assange, tout comme celui de Chelsea Manning ou d’Edward Snowden, dépasse sa personne, ses fautes ou ses erreurs. Ce que la puissance américaine et ses alliés étatiques veulent lui faire payer, c’est d’avoir ouvert la voie à une nouvelle utopie démocratique dont l’arme pacifique est le droit de savoir.

15 avril 2019 | mediapart.fr

Faussement attribuée au dramaturge Bertolt Brecht, une parabole inventée juste après la Seconde Guerre mondiale par un pasteur allemand désigne le premier allié des ennemis de la démocratie et des adversaires de nos libertés : l’indifférence, notre indifférence. Avec plusieurs variantes, elle souligne combien l’on se trouve toujours de bonnes excuses pour ne pas se soucier du sort des premières cibles des dérives ou des régimes autoritaires. En l’occurrence, dans le contexte des années 1930, le fait de ne pas être communiste pour ne rien dire quand ils sont venus les chercher, ni social-démocrate, ni syndicaliste, ni juif quand ce fut ensuite leur tour. « Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester », conclut-elle.

Il y a plein de raisons légitimes d’être indifférent au sort de Julian Assange, arrêté jeudi 11 avril par la police britannique dans l’ambassade d’Équateur où il s’était réfugié depuis près de sept ans : les accusations de violences sexuelles qui le visent en Suède ; son aventurisme égocentrique dans la gestion de WikiLeaks qui a fait le vide autour de lui ; sa dérive déontologique vers la diffusion brute de documents, sans travail de vérification ni de contextualisation ; son obscure complaisance, à tout le moins, pour le pouvoir russe et son jeu géopolitique ; ses récentes élucubrations idéologiques sur les réseaux sociaux, visant notamment l’athéisme, le féminisme et l’immigration.

Reste qu’aucune de ces raisons ne tient face à la raison d’État qui, depuis bientôt dix années, le persécute. Si les États-Unis d’Amérique veulent s’emparer du fondateur de WikiLeaks, le juger, le condamner et l’emprisonner, c’est pour le punir d’avoir mis à nu leur puissance en révélant, preuves à l’appui grâce à la révolution technologique du numérique, leurs nombreuses, répétées et impunies violations des droits humains fondamentaux de par le monde. Il y a tout à craindre du jury longtemps secret mis en place pour traquer Assange, et auquel il cherchait à échapper dans sa fuite solitaire : ce qu’il entend criminaliser, c’est la recherche et la divulgation d’informations d’intérêt public.

Que la « conspiration en vue de commettre une intrusion informatique » soit la seule charge retenue pour l’heure contre Assange, infraction punie d’une peine de cinq années de prison, n’a rien pour rassurer. Le but est de dénier le travail d’information réalisé par WikiLeaks, en collaboration avec de nombreux partenaires médiatiques sérieux et prestigieux, afin de le soustraire à la protection accordée, depuis 1791, par le premier amendement de la Constitution américaine à la presse et aux journalistes. De plus, ce travail de révélation, dévoilant notamment la part d’ombre de l’invasion et de la guerre américaines en Irak, s’appuyait sur une source qui en a déjà payé le prix lourd, Chelsea Manning.

Loin d’être considérée comme une lanceuse d’alerte, au service du droit d’être informé, elle a été traitée comme une espionne, menace pour la sécurité nationale. Arrêtée en 2010, inculpée de vingt-deux charges dont espionnage et collusion avec l’ennemi, enfermée deux mois dans une cage au Koweït, tenue sept mois à l’isolement total dans une cellule minuscule où elle était forcée de dormir nue, condamnée à trente-cinq ans de prison après avoir été reconnue coupable de vingt des chefs d’accusation, graciée par Obama à la fin de sa présidence en 2017 après qu’elle a fait deux tentatives de suicide, Chelsea Manning est récemment retournée en prison pour avoir refusé de témoigner sur ses liens avec WikiLeaks et Assange, dans le cadre de l’enquête secrète qui vise ce dernier.

Rien ne garantit que, s’il est extradé aux États-Unis, Julian Assange ne se retrouvera pas face aux mêmes accusations, puisque l’ajout de charges nouvelles n’est pas exclu par la justice américaine. Quant à l’administration Trump, son utilisation cynique d’Assange pendant la campagne présidentielle, avec notamment les fuites montrant la manipulation des primaires démocrates, ne l’empêchera pas de surenchérir en ce sens. « Si c’était arrivé en Chine, ces gens auraient reçu une balle dans la tête dans les vingt-quatre heures, déclarait Donald Trump en 2010 lors des révélations de WikiLeaks permises par Manning. En ce qui me concerne, c’est de l’espionnage. » Et de ne pas exclure la peine de mort contre la source de WikiLeaks : « Vous savez, dans l’ancien temps, si vous étiez un espion, et c’est ce qu’il est, vous étiez condamné à mort. »

Du camp républicain à nombre de démocrates, le pouvoir américain entend bien faire du cas WikiLeaks un exemple définitif pour que ne se reproduise plus cet assaut pacifique de sa puissance par des informations tirées de fuites massives. En somme, pour que le règne absolu de Goliath reprenne dans toute sa démesure en piétinant les espoirs fragiles des David numériques. Ce qui se joue dans l’affaire Assange n’est donc pas son sort particulier mais l’avenir, démocratique ou autoritaire, de la révolution digitale. Aucune technologie n’est libératrice automatiquement, ce sont les usages sociaux, politiques et économiques qui en détermineront l’avenir, émancipateur ou rétrograde. Et c’est de cet enjeu que le sort d’Assange, comme de Manning et de Snowden, est le champ de bataille symbolique : l’appropriation démocratique des outils numériques par les peuples eux-mêmes ou leur confiscation autoritaire par l’alliance des pouvoirs étatiques et des monopoles économiques.

Nul besoin de les apprécier personnellement, encore moins de les soutenir aveuglément, pour comprendre que ces trois personnes, qui ont pris leur risque avec l’audace de la jeunesse, resteront comme les figures emblématiques, courageuses et vaincues, des espérances démocratiques nourries par la troisième révolution industrielle de notre modernité. Tout comme celles de la machine à vapeur, puis de l’électricité, la révolution numérique ouvre l’horizon d’un « nouvel âge démocratique », selon la formule d’un rapport parlementaire français de 2016 (il est ici), immédiatement enterré pour cause d’audace prophétique. Tout comme les précédentes, elle a pour moteur ces droits fondamentaux grâce auxquels les peuples redeviennent maîtres de leur destin : liberté de dire et droit de savoir.

Notre Renaissance, entre Réforme et Contre-Réforme

Julian Assange, jeune hacker australien, en fut le premier théoricien alors qu’il n’avait pas trente ans, inventant cette arme du faible au fort que constituent les « leaks » (fuites), relayées par les « links » (liens) ; Chelsea Manning, jeune soldat d’à peine plus de vingt ans, répondit spontanément à cet appel depuis une base américaine en Irak où, se prénommant encore Bradley, elle fut témoin d’actes criminels de son propre pays ; Edward Snowden, ancien analyste de la CIA, prit le relais alors qu’il avait seulement vingt-neuf ans après avoir méthodiquement cherché à avoir les preuves de la surveillance planétaire généralisée organisée par la NSA américaine et en organisant lui-même ses révélations avec le recours du défenseur des droits humains Glenn Greenwald et de la documentariste Laura Poitras.

Manning fut dénoncée et immédiatement arrêtée en 2010 ; Assange s’est réfugié à l’ambassade londonienne de l’Équateur en 2012, prisonnier volontaire en quelque sorte tant son sort n’était guère enviable ; Snowden est bloqué à Moscou depuis 2013, otage non consentant du pouvoir russe et, sait-on jamais, monnaie d’échange demain. Neuf ans, sept ans, six ans. Tous trois sont des héros du droit de savoir qui ont déjà payé fort cher pour le défendre. Quelles que soient leurs faiblesses, leurs égarements, leurs solitudes, leurs fragilités, nous leur devons reconnaissance et solidarité. Ils se sont battus pour que tout document concernant le sort des peuples, des nations et des sociétés soit connu du public afin qu’il puisse se faire son opinion, juger sur pièces, choisir pour agir, influer sur la politique des gouvernements et les affaires du monde.

« La publicité est la sauvegarde du peuple », avait proclamé à l’été 1789 Jean Sylvain Bailly, le premier président du tiers état au début de la Révolution française, au moment où il fut élu premier maire de la Commune de Paris. Tout ce qui est d’intérêt public doit être rendu public. En démultipliant ses effets, la révolution technologique dont le numérique est le moteur accroît la dimension émancipatrice de cette promesse radicalement démocratique. C’est ce que les pouvoirs installés ne supportent pas, que leur ressort soit la domination étatique ou l’appropriation marchande.

Ils voudraient que la démocratie reste l’affaire de spécialistes, de compétents et d’experts, au service de leurs intérêts et de leurs ambitions, qu’il faudrait laisser agir à l’abri du secret. C’est une pensée de propriétaires, une pensée oligarchique, au croisement de l’avoir et du pouvoir, de la puissance et de la finance, où, par privilège de fortune, de diplôme ou de naissance, une petite minorité se pense plus légitime que le peuple ordinaire pour parler et agir en son nom.

En faisant la démonstration que l’information est à portée de clavier, WikiLeaks a proposé de renverser cette domination par les armes de l’information, de la connaissance et du savoir, armes ô combien pacifiques quand celles des États sont autrement violentes, humiliantes, offensantes et blessantes, voire meurtrières.

C’est cette audace démocratique qu’à travers le cas de Julian Assange, les tenants de l’ordre établi, dans une coalition sans principe où seul le pouvoir compte, veulent sanctionner dans l’espoir de l’effacer, ne serait-ce que momentanément.

Dans un essai récent, Culture numérique (Presses de Sciences-Po), Dominique Cardon, auteur d’un optimiste La Démocratie internet en 2010, estime que le surgissement du numérique dans nos usages quotidiens évoque, plutôt que les révolutions industrielles de nos modernités, cet ébranlement sans retour et définitif que fut l’invention de l’imprimerie au XVe siècle : « Une rupture dans la manière dont nos sociétés produisent, partagent et utilisent les connaissances. » Fin du monopole du savoir par les clercs, début de sa démocratisation avec, dans la foulée, l’exceptionnelle Renaissance, ses grandes découvertes, son effervescence artistique, ses libres penseurs et ses libertins, bref le début de ce long chemin jusqu’à la proclamation que nous naissons libres et égaux en droits, sans distinction d’origine, de condition, d’apparence, de croyance, de sexe, etc.

Long chemin en effet, tant les audaces émancipatrices furent d’abord martyres avant d’être reconnues et célébrées. Souvenons-nous de Thomas More, l’inventeur de l’utopie, ce lieu de nulle part qui désigne l’espérance toujours inachevée, toujours à recommencer, décapité en 1535. Souvenons-nous de Giordano Bruno, brûlé vif à Rome, en 1600, pour avoir pensé le tout-vivant du tout-monde à l’encontre de la projection conquérante de l’Europe sur la planète Terre.

Souvenons-nous de Michel Servet, également brûlé vif à Genève en 1553, parce qu’il combattait le repli autoritaire et sectaire de la dissidence protestante avec Jean Calvin, tout en partageant sa révolte originelle. Souvenons-nous enfin d’Étienne Dolet, cet imprimeur humaniste brûlé place Maubert à Paris en 1546 parce qu’il défendait cet accès libre et pluraliste au savoir et à la connaissance.

Comparaison n’est certes pas raison, et l’on ne brûle pas de nos jours en place publique les pionniers du droit de savoir. Mais il arrive qu’en secret, on les torture, découpe, dissolve, c’est-à-dire qu’on leur fasse subir un sort terriblement semblable aux cas précités dans l’indifférence générale de nos gouvernants supposément démocrates, si l’on veut bien regarder en face le martyre de notre confrère saoudien Jamal Kashoggi.

La révolution numérique est lourde d’une Réforme, à l’instar de ce que fut le surgissement du protestantisme face à la corruption de la chrétienté, de ses prévarications et de ses impostures. Pour la contrecarrer, se dresse désormais une Contre-Réforme dont l’affaire Assange est le symbole : faire reculer les libertés numériques, diaboliser le peuple qui s’y exprime, regarder d’en haut une supposée foule afin de rester propriétaire de la vérité, se prémunir contre le surgissement des questions et des solutions portées par ce « n’importe qui » démocratique dont la révolution numérique permet l’épanouissement.

Dans notre époque incertaine et fragile, nous n’avons collectivement qu’une protection, celle que nous procurent ces quatre droits fondamentaux que sont ceux de se réunir, de s’exprimer, de manifester et de savoir. Les défendre est aujourd’hui devenu un engagement prioritaire, et c’est pourquoi le sort de Julian Assange nous concerne. L’Europe, qui n’a pas su être au rendez-vous de ses valeurs autoproclamées en offrant l’asile aux pionniers de nos libertés numériques, ne devrait pas tolérer l’extradition du fondateur de WikiLeaks vers les États-Unis.

La culture numérique, avec ses utopies et ses promesses, est désormais à l’épreuve d’une double régression étatique et marchande, unie dans la méfiance de peuples indociles et incontrôlables. L’hiver numérique approche, avec ses lois de surveillance et de contrôle, ses refus du participatif et sa diabolisation des réseaux, sa désignation des pionniers des libertés numériques en boucs émissaires d’une crispation sécuritaire et identitaire. Le désenchantement de l’Internet analysé par l’universitaire Romain Badouard est aussi une régression démocratique, entre perte de foi, crise de confiance et tentation autoritaire.

« Pire que le bruit de bottes, le silence des pantoufles » : cette lucidité du dramaturge suisse Max Frisch fait écho à la mise en garde initiale de cet article : si nous restons indifférents au sort des pionniers des libertés numériques, nous serons les premières victimes de leurs mises en cause.

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