Tiré de Entre les lignes et les mots
Nous [auteurs de cet article], deux Afro-Américains et un Chicano, nous avons décidé qu’il est temps de nous élever contre une interprétation erronée de ce qui s’est passé en Ukraine et contre cette tendance à excuser l’agression russe ou à défendre une position de neutralité. En tant que socialistes ayant été intégralement impliqués dans les luttes de nos peuples respectifs pour la démocratie et l’autodétermination, nous ne pouvons tout simplement pas rester silencieux, même si cela nous met en désaccord avec des camarades que nous connaissons, respectons et aimons depuis des années.
Nous publions ce document afin de lancer une discussion et un débat plus approfondis. Nous ne prétendons en aucun cas que notre point de vue soit le dernier mot sur cette question. Nous pensons cependant que l’incapacité à aborder la question nationale a conduit à des erreurs d’analyse, de stratégie et de réponse de la part de nombreux militants de gauche au sens large et des mouvements progressistes aux États-Unis.
De quel côté êtes-vous ?
Les actions du gouvernement russe ne peuvent être interprétées comme une « opération militaire spéciale ». Elles ont représenté une invasion, en dehors de toute provocation, d’un pays souverain. Il est essentiel que nous comprenions cela et que nous n’hésitions pas. Les troupes russes, et non les troupes de l’OTAN, ont franchi la frontière sur le territoire souverain de l’Ukraine. L’Ukraine n’a jamais menacé la Russie.
Il ne fait aucun doute que l’expansionnisme de l’OTAN est injustifié. En fait, nous affirmons que l’OTAN, qui n’a jamais été une alliance défensive, aurait dû être dissoute dès la fin de la guerre froide. L’expansion de l’OTAN s’est heurtée à l’opposition de plusieurs régimes russes et a été inutilement provocatrice.
Pourtant, ce qui est rarement discuté dans les cercles de la gauche américaine, c’est le désir des pays de l’ancien bloc soviétique de se lier à l’OTAN par crainte des intentions de la Russie post-URSS. Nous, la gauche américaine, nous pouvons et devons critiquer l’OTAN, mais nous devons comprendre les craintes sous-jacentes et les préoccupations des pays de l’ancien bloc soviétique.
Il est également vrai qu’il y avait une opposition au sein de l’OTAN à l’intégration de l’Ukraine. Non seulement le soutien à l’intégration dans l’OTAN était faible en Ukraine même – avant 2014 –, mais avant l’invasion russe de 2022, il y avait une opposition au sein de l’OTAN à admettre l’Ukraine. Comme l’intégration dans l’OTAN doit être décidée à l’unanimité, il était peu probable que des pas pouvaient être franchis en ce sens. Et le régime de Poutine ne l’ignorait pas.
Le régime de Poutine affirme qu’il est venu à l’aide des régions sécessionnistes de l’est de l’Ukraine. Cette affirmation pose quelques problèmes. À commencer par le fait qu’en 2014 la Russie a envahi l’Ukraine, en s’emparant de la Crimée, et qu’elle a en outre provoqué des révoltes sécessionnistes dans la région orientale, notamment en envoyant des soldats sans signes de reconnaissance.
Certains de nos amis ont fait valoir que les Russes ont envahi la Crimée en réponse à un prétendu coup d’État parrainé par les États-Unis en Ukraine, c’est-à-dire le soulèvement de Maïdan. Ils affirment également que les révoltes dans la région orientale étaient entièrement manipulées.
Commençons par le début. Premièrement, il y a peu de preuves que Maïdan 2014 fut un soulèvement parrainé par les États-Unis. Ce n’était pas le [pustch du] Chili de 1973. Il y avait un mouvement de masse avec une variété de forces allant de l’extrême droite à la gauche – et beaucoup entre les deux – en révolte contre les oligarques, la corruption, et pour renverser la décision de l’administration de resserrer les relations avec l’Union européenne. Il s’agissait d’une affaire interne à l’Ukraine. On peut avoir une opinion sur les causes et les résultats, mais suggérer que cette affaire venait principalement des machinations des États- Unis transforme le peuple ukrainien en de simples marionnettes [dans les mains] des étrangers, ce qui va à l’encontre de la réalité. Si les États-Unis ont pu soutenir une certaine issue au soulèvement de Maïdan, ce soutien ne signifie pas qu’ils soient à l’origine de la révolte.
Deuxièmement, la prise de la Crimée était une violation flagrante des accords de Budapest (1994) selon lesquels l’Ukraine avait remis ses armes nucléaires à la Russie qui, en échange, s’engageait à ne jamaisattaquer l’Ukraine. L’idée que la Russie avait le droit de s’emparer de la Crimée ne tient pas compte du fait que ce territoire fait partie de l’Ukraine depuis 1954. Des secteurs de la gauche américaine ont également gardé un silence très étrange sur un autre aspect de la question de la Crimée : l’ignorance ou le mépris des Tatars de Crimée – la population indigène – et de leur remplacement/expulsion par les colons russes (qui remonte à l’époque du dirigeant soviétique Joseph Staline). Oui, avant 1954, la Crimée faisait partie de la Russie. Mais il est également vrai que les colons russes ont déplacé les Tatars de Crimée, ce qui complique encore la compréhension de la « question de la Crimée ».
Par ailleurs, certains suggèrent que le référendum organisé à la suite de la prise de contrôle de la Crimée par la Russie a, en quelque sorte, rendu cette prise de contrôle légitime. Croire qu’un référendum sur la future relation de la Crimée avec la Russie pourrait être organisé librement alors que les troupes russes y sont déployées en force est, littéralement, incroyable.
Troisièmement, les mouvements sécessionnistes dans la région de Donbas sont le reflet des défis internes de l’Ukraine. L’Ukraine connaît depuis longtemps (depuis l’ère post-soviétique) des problèmes régionaux et linguistiques évidents. Les forces de droite ukrainiennes ont tenté de supprimer l’usage de la langue russe. Dans les prétendues républiques populaires (dans la région orientale), des efforts ont été entrepris pour effacer la langue et l’histoire ukrainiennes. Mais rien ne prouve que ces prétendues « républiques populaires », créées en 2014 avec l’aide de la Russie, aient un quelconque rapport avec une demande légitime et populaire de séparation ; en fait, leur niveau de soutien populaire est très discutable. Il convient de noter que seule la Russie a reconnu ces prétendues républiques populaires, et cette reconnaissance est intervenue à la veille de l’invasion de l’Ukraine. Cela rappelle les bantoustans/« républiques » indépendantes établis par l’Afrique du Sud de l’apartheid afin de légitimer la relocalisation de la population et le contrôle total de l’Afrique du Sud.
Quatrièmement, selon le droit international (et les accords de Budapest), les Russes n’avaient aucun droit d’envahir l’Ukraine, ni en 2014 ni en 2022. La justification utilisée par le régime de Poutine de neutralisation et de dénazification n’est qu’un sophisme. La situation politique interne de l’Ukraine était et reste une question que doit résoudre le peuple ukrainien, et pas un étranger. La gauche américaine devrait être claire à ce sujet, surtout si l’on considère son opposition à l’agression américaine contre l’Afghanistan et, plus tard, contre l’Irak.
Cinquièmement, Poutine a avoué ses motivations la nuit de l’invasion lorsqu’il a décrit l’Ukraine comme une « fiction nationale » et a poursuivi en contestant le droit même de l’Ukraine à exister (notamment en polémiquant contre les théories sur l’autodétermination nationale élaborées par Lénine et Staline).
Enfin, l’appel à une défense ou à une légitimation des prétendus intérêts stratégiques régionaux de la Russie est presque comique pour au moins deux raisons. Tout d’abord, la gauche n’était pas traditionnellement partisane des sphères d’influence des pays ou des empires. Lorsque les États-Unis ont décrit la révolution cubaine, la révolution nicaraguayenne et d’autres mouvements et gouvernements radicaux d’Amérique latine et des Caraïbes (par exemple, celui de Grenade) comme une menace pour les intérêts américains, nous avons rejeté de discours et nous avons combattu bec et ongles les différentes administrations démocrates et républicaines qui ont avancé de telles absurdités. Pourtant, dans le cas de l’Ukraine, il y a des militants respectables de gauche qui suggèrent que les prétendus intérêts géographiques de la Russie devraient être respectés alors que l’Ukraine n’a fait peser aucune menace sur eux.
Il y a cependant un deuxième élément sur ce point. La question des frontières avait des implications stratégiques sur le plan militaire à l’ère prénucléaire, lorsque des opérations militaires terrestres massives étaient menées, par exemple, l’opération Barbarossa (l’invasion de l’URSS en 1941). Aujourd’hui, une invasion terrestre massive d’une puissance nucléaire est hautement improbable. Le plus grand danger réside plutôt dans les armes nucléaires tactiques et stratégiques et leurs vecteurs, ainsi que dans la menace d’une guerre chimique et biologique. La Russie dispose du plus grand arsenal nucléaire de la planète et d’un système de livraison qui le confirme. Pour les puissances nucléaires, les frontières n’ont pratiquement pas d’importance, du moins au niveau militaire. En revanche, lorsqu’il s’agit de politique et d’économie, les frontières peuvent être très pertinentes et nous mettre sur la piste de certaines des véritables motivations de l’agression russe.
Aucune défense de l’invasion russe ne passe le test de la vérité. Les efforts visant à justifier l’invasion par des critiques des régimes ukrainiens de l’après-1991 ignorent l’interdiction de telles invasions par le droit international. Seule une invasion sanctionnée par les Nations unies aurait été justifiée, comme le savent bien tous ceux qui connaissent les débats qui ont précédé l’invasion américaine de l’Irak en 2003.
Qu’en est-il de la question nationale ?
De nombreux militants de gauche américains n’ont pas compris l’importance de la tirade de Poutine contre Lénine et Staline sur la question de l’auto- détermination nationale. Si l’on ignore l’histoire des premiers mouvements communistes, cela peut ressembler à une exploration de la théologie chrétienne médiévale.
Le mouvement communiste russe d’avant 1917 s’est trouvé confronté à plusieurs dilemmes, l’un des plus critiques étant l’empire russe lui-même, que l’on décrivait autrefois comme une « prison des nations ». L’empire russe s’était développé par l’absorption forcée d’une myriade de nationalités s’étendant de ce qui est aujourd’hui la Pologne à l’océan Pacifique. Cet empire n’était pas une fédération mais une formation dominée par les Grands-Russes, c’est-à-dire l’ethnie russe et sa classe dirigeante monarchique/capitaliste.
Lénine a chargé Staline d’élaborer une théorie sur ce qu’on appelait la « question nationale » , c’est-à-dire de comprendre les circonstances exceptionnelles des nations de peuples qui avaient subi une oppression et une domination particulières, dans ce cas par la Russie. Les complexités et les questions contenues dans les conclusions de Staline dépassent largement le cadre de cet article, sauf dans un domaine particulier : la notion selon laquelle les nations et les peuples qui avaient subi une oppression et une domination en tant que nations (notamment, la discrimination linguistique, la terreur, la subordination dans tous les domaines par rapport à l’ethnie russe, l’absence de pouvoir politique) avaient droit à l’autodétermination nationale. En d’autres termes, qu’ils soient finlandais, ukrainiens ou des peuples de l’ancien Turkestan, entre autres, ils avaient le droit de décider de leur propre avenir sans l’interférence de forces extérieures.
L’approche soviétique initiale du droit à l’auto-détermination nationale était novatrice, voire révolutionnaire. Elle s’est cristallisée dans l’idée que la société post-révolutionnaire devait être une union des Républiques socialistes soviétiques.
Poutine avait raison de dire que le régime stalinien était incohérent – au mieux – dans son approche de la question nationale et il ne fait aucun doute que la Russie a dominé l’État soviétique, mais cette domination a été périodiquement remise en question. Une fois au pouvoir, Staline a fait preuve de peu d’intérêt pour une autodétermination nationale cohérente. La mise en œuvre par le régime stalinien de la politique relative aux questions nationales allait de l’innovation – la « délimitation territoriale nationale » (la création d’États-nations où les peuples avaient auparavant vécu dans des conditions semi-féodales, sans droit réel à la sécession) – à la criminalité pure et simple, par exemple, le déplacement et la suppression du statut de nation (ou d’autonomie) de quinze nationalités pendant la Seconde Guerre mondiale (y compris les Tatars de Crimée !) pour comportement prétendument antisoviétique. Ce dernier comporte- ment était en contradiction avec l’intention déclarée de Lénine d’une union volontaire de Républiques égales.
La tirade de Poutine a démontré plusieurs choses qui méritent d’être mentionnées dans ce contexte. Premièrement, l’OTAN n’était pas la question principale. Même un consultant en communication incompétent aurait su recommander à Poutine de se concentrer entièrement sur l’OTAN pour justifier l’invasion, afin de gagner, ou du moins de neutraliser, l’opinion publique mondiale. Au lieu de cela, Poutine a choisi, au moment le plus inopportun, de contester la légitimité nationale d’un État-nation internationalement reconnu. On peut se demander pourquoi.
Deuxièmement, Poutine a exposé sa vision de l’avenir de la Russie. Il s’agit d’un avenir où l’ethnie russe est unie en Russie, en Ukraine et en Biélorussie. Il ne s’agit pas d’une Russie multiethnique, mais plutôt de l’articulation d’une Russie ethno-nationaliste. Cette vision est tout à fait cohérente avec la politique profondément réactionnaire du régime de Poutine.
Troisièmement, Poutine lui-même est un produit de l’ancien appareil soviétique. Il n’était cependant pas marxiste, mais il a toujours voulu faire partie du KGB. Il a utilisé la formation et l’expérience du KGB afin de construire le type de réseau et de plate-forme politique nécessaires à son ascension au pouvoir. Sa tirade contre Lénine et Staline démontre son aversion pour le projet politique que Lénine tentait de mettre en place afin de remédier à la réalité de la « prison des nations ». La tirade a démontré autre chose, à savoir le revanchisme du régime Poutine. C’est-à- dire la fureur du régime de Poutine en réponse à la défaite de l’URSS dans la guerre froide, à laquelle s’ajoute le fait que la Russie n’est pas pleinement acceptée dans le bloc capitaliste mondial. Le revanchisme de Poutine est analogue à celui qui a dominé les cercles de droite dans l’Allemagne de l’après-Première Guerre mondiale où, à la suite de la guerre, de la perte des colonies et des réparations qu’elle a été obligée de payer, il y avait une demande de boucs émissaires et un désir pour l’Allemagne de récupérer ce que les cercles de droite pensaient lui avoir été volé.
Ainsi, l’agression russe semble dériver des ambitions géopolitiques spécifiques du régime de Poutine (alimentées par le revanchisme), combinées à une image critique ethno-nationaliste de l’avenir, une image critique qui a plus en commun avec celle des forces « blanches » russes, c’est-à-dire le mouvement contre-révolutionnaire et restaurateur après la Révolution russe, qu’avec l’expérience socialiste qui a été tentée.
La pertinence de cette analyse réside dans le fait qu’elle se concentre sur les forces internes à la Russie qui sont à l’origine de cette agression plutôt que de considérer la Russie comme une petite puissance impérialiste maladroite soumise aux caprices et aux machinations des États-Unis et de l’OTAN. De plus, en examinant ce que le régime de Poutine a écrit et dit, il apparaît clairement que ses ambitions n’ont pas grand-chose à voir avec la neutralisation de l’Ukraine ; elles concernent la neutralisation des Ukrainiens. En tant que tel, il semble que les Ukrainiens n’aient aucun droit que le régime de Poutine soit tenu de respecter.
Deux camps contre l’opposition à l’oppression nationale ?
Une grande partie du débat au sein de la gauche américaine commence – et se termine – en regardant les États-Unis. Le cadre est simple : les États-Unis sont le principal ennemi des peuples du monde ; les États-Unis ont permis/encouragé l’expansion de l’OTAN ; les Russes se sont opposés à l’expansion de l’OTAN ; par conséquent, les États-Unis/l’OTAN ont provoqué l’invasion russe.
L’essence de cette analyse est que, parce que les États-Unis sont le principal ennemi des peuples du monde, cela doit signifier qu’ils sont le seul ennemi important et, en outre, que dans chaque circonstance, si les États-Unis sont impliqués, ils doivent être le principal auteur d’activités néfastes.
Ce n’est pas une analyse. C’est un sophisme. Et une sorte particulière de sophisme qui considère les luttes sur la planète Terre comme se déroulant entre les États-Unis et leurs alliés, d’une part, et ceux qui s’opposent à l’impérialisme américain, d’autre part. Toutes les autres questions sont subordonnées à cette contradiction. La notion implicite de cette analyse est que quiconque s’oppose verbalement ou pratiquement à l’impérialisme américain doit être un ami des opprimés et, par conséquent, doit être soutenu.
Ce cadre ne tient pas compte des particularités d’une situation donnée et n’examine pas les facteurs internes d’un pays (ou des pays en conflit), mais privilégie les facteurs externes. Au niveau philosophique, il s’agit d’une violation de la dialectique, qui cherche toujours à comprendre les contradictions internes avant d’examiner le contexte plus large.
Dans le cas de l’Ukraine, des secteurs de la gauche américaine ont cherché des réponses uniquement à travers les activités des États-Unis, mais n’ont pas réussi à analyser les motivations potentielles (ou réelles) du régime de Poutine. Il est intéressant de noter que la majeure partie de la gauche s’est entièrement trompée sur les préparatifs de Poutine pour une invasion de l’Ukraine, suggérant pendant des mois que Poutine ne faisait que négocier durement et que les États-Unis et la Grande-Bretagne tentaient de provoquer la situation en suggérant qu’une invasion russe était imminente. Les camarades se sont vraiment trompés.
Les contradictions internes supposeraient égale- ment d’examiner la relation particulière et historique entre la Russie et l’Ukraine. C’est pourquoi il est si important d’écouter attentivement les paroles de Poutine et celles de ses propagandistes. Le régime de Poutine s’est donné beaucoup de mal pour reconfigurer l’histoire de la relation entre la Russie et l’Ukraine. C’est dans ce contexte que Poutine a polémiqué contre Lénine et Staline. Poutine ne croit pas que l’Ukraine soit et ait jamais été une nation ; pour lui, elle fait partie de la Grande Russie.
Ceux qui ignorent les propos de Poutine sont, en fait, complices de l’appel à l’élimination de l’Ukraine. Ils ignorent également un débat de longue haleine au sein de la Russie et de l’Ukraine concernant la nation ukrainienne et l’autodétermination. Plus périlleux encore, des secteurs de la gauche ne sont pas loin d’embrasser l’ethno-nationalisme ou ne parviennent pas à le distinguer du nationalisme révolutionnaire.
L’ethno-nationalisme est un courant important du populisme de droite et de son sous-ensemble, le fascisme. Il identifie la nation à l’ethnicité plutôt qu’au territoire, à la culture et à l’histoire. Hitler a utilisé l’ethno-nationalisme pour orchestrer l’Anschluss (l’annexion de l’Autriche) en 1938, ainsi que les demandes de cession des Sudètes à l’Allemagne par la Tchécoslovaquie (également en 1938). Plus récemment, l’ethno-nationalisme a déchiré l’ancienne République socialiste multinationale de Yougoslavie et a joué un rôle déterminant dans le génocide rwandais mené contre les Tutsis et leurs alliés parmi les Hutus.
Le régime de Poutine exprime l’ethno-nationalisme et affiche des ambitions expansionnistes. Il cherche à unir les ethnies de la Grande Russie, ainsi qu’à rétablir les frontières de l’ancien empire russe. Il a un nom : l’eurasisme. Il est centré sur la notion de développement d’un pôle indépendant du bloc « atlantique » des États-Unis, du Canada et de la Grande-Bretagne. Bien qu’il s’agisse d’une notion multipolaire, c’est une proposition multipolaire pour un avenir autoritaire de droite, pas très différent de celui décrit dans 1984 de George Orwell.
La lutte pour un monde multipolaire a été inhérente au capitalisme, en particulier lorsqu’il a atteint son stade impérialiste. Si, à différents moments, l’un ou l’autre des États impérialistes a détenu l’hégémonie, il y a toujours eu une coopération et des conflits entre les États capitalistes, tout comme entre les entreprises capitalistes. Le repositionnement de la Russie par Poutine est tout à fait cohérent avec cela.
Ainsi, la question qui se pose immédiatement est de savoir si la contestation entre les États impérialistes, et plus particulièrement l’émergence d’États impérialistes anti-américains, implique ipso facto que les forces contestataires émergentes sont en quelque sorte progressistes et anti-impérialistes ? Cette question n’est pas nouvelle et il existe une analogie historique qui mérite d’être signalée et que nous aborderons.
Il convient d’ajouter que l’une des réponses à l’invasion russe, proposée par de nombreux militants de gauche sincères, est que si l’invasion russe était une erreur, nous devrions nous concentrer sur le rôle des États-Unis et de l’OTAN, car il n’y a pas grand-chose à faire pour influencer le régime de Poutine, mais nous pouvons en revanche influencer le gouvernement américain.
Indépendamment de l’intention, il s’agit effectivement d’un argument isolationniste déguisé en internationalisme. Les militants de gauche se sont historiquement opposés aux aventures impérialistes des États-Unis, mais aussi à celles d’autres pays où les États-Unis n’étaient pas directement impliqués. L’invasion italienne de l’Éthiopie, en 1935, n’avait rien à voir avec les États-Unis, mais la gauche (de diverses tendances et pays), les panafricanistes et les nationalistes noirs ont réagi. La guerre civile espagnole de 1936-1939 a également mis en avant les demandes de la gauche mondiale pour que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France – chacune étant une puissance coloniale – fournissent une assistance militaire au gouvernement espagnol dans sa lutte non seulement contre les fascistes nationaux, mais aussi contre l’intervention illégale de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie. Cet appel a été lancé alors même que chacune de ces puissances impérialistes menait ses propres formes de domination coloniale.
En effet, on aurait pu faire valoir que rien n’aurait dû être exigé ou demandé à ces gouvernements, précisément en raison de leur caractère. Pourtant, les demandes ont été formulées sur la base d’une évaluation de l’intervention fasciste/nazie et des implications plus larges tant de l’intervention que de la résistance à celle-ci.
L’impérialisme japonais et le « mouvement pacifique du monde oriental »
Au lendemain de la victoire japonaise sur l’empire russe dans la guerre russo-japonaise (1904-1905), une onde ce choc se fait sentir dans la politique du monde colonial et semi-colonial. Un peuple « non blanc » avait vaincu de manière décisive une puissance impérialiste européenne grâce à une utilisation sophistiquée de la stratégie et de la technologie militaires modernes.
Bien que l’empire japonais naissant ait ironiquement accepté d’être désigné comme des « Aryens asiatiques » (une appellation encouragée par le président américain Theodore Roosevelt et adoptée plus tard par Hitler), les « peuples de couleur » du monde entier, c’est-à-dire ceux colonisés ou semi-colonisés, dans ce que nous appelons aujourd’hui le Sud, par l’impérialisme occidental (y compris, mais sans s’y limiter, les États-Unis), ont vu dans le Japon une source d’inspiration. Il n’était cependant pas nécessaire de creuser trop pour comprendre que les Japonais construisaient leur propre empire. Cela est devenu plus clair avec l’annexion de Taïwan et de la Corée par les Japonais, leur rôle dans la Première Guerre mondiale – soutenant les alliés occidentaux contre les Allemands, obtenant ainsi des bases insulaires dans le Pacifique – et plus tard, avec l’invasion et l’annexion de la Mandchourie, puis l’invasion du reste de la Chine.
Malgré l’agressivité du Japon, ce pays restait attirant pour l’Asie […]. Au sein de l’Amérique noire, un sentiment pro-japonais émergea, influençant diverses forces, y compris, et de manière surprenante, le grand W.E.B. Dubois. De nombreux apologistes du Japon le considéraient comme un État fort s’opposant à l’impérialisme occidental et étaient prêts à nier l’existence d’une oppression japonaise et ce que l’on ne peut que décrire comme le racisme japonais à l’égard des autres populations asiatiques, malgré l’appel japonais à une « sphère de coprospérité » de la grande Asie orientale.
Aux États-Unis, le Pacific Movement of the Eastern World est devenu le centre du mouvement pro-japonais. Ce mouvement, souvent négligé et largement basé dans le Missouri, a été étudié et exploré par le Dr Ernest Allen de l’université du Massachusetts-Amherst. Bien que ce mouvement se soit effondré dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, son héritage idéologique a dépassé son existence organisationnelle. Il est intéressant de noter que ce sont les communistes asiatiques, dans des pays tels que la Chine, les Philippines, la Corée et l’Indochine, qui ont démasqué les objectifs impérialistes de l’empire japonais naissant, soulignant que cet impérialisme ne représentait pas une voie de libération. Aux États-Unis, le parti communiste était de ceux qui contestaient ce soutien pro-japonais.
La notion sous-jacente selon laquelle l’ennemi de mon ennemi est mon ami a conduit à des actes de collaboration malheureux dans divers pays occupés par les Japonais à partir de 1931. Et l’aveuglement face aux atrocités japonaises, par exemple, les viols de Nanjing, rappellent étrangement la manière dont une partie de la gauche américaine a été prête à fermer les yeux sur l’impérialisme russe, qu’il s’agisse des atrocités commises en Tchétchénie, des atrocités commises par l’intervention russe aux côtés du régime tyrannique d’Assad lors du soulèvement démocratique syrien, ou plus récem- ment, lors de l’invasion de l’Ukraine. L’incapacité à comprendre les objectifs du régime de Poutine rapproche dangereusement certains segments de la gauche de la position adoptée par ceux qui voyaient dans l’empire japonais le salut du monde colonial et semi-colonial.
Le point de vue selon lequel « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » ne doit pas être aussi extrême que celui de ceux qui auraient collaboré avec l’impérialisme japonais et/ou l’auraient justifié. Dans l’environnement de l’après-guerre, les mouvements de libération nationale et les projets populistes nationaux (pour reprendre le terme de feu Samir Amin) dans le Sud ont souvent été profondément influencés par le mouvement communiste international et, plus généralement, par la politique de gauche. De nombreux dirigeants de ces mouvements ont été formés par l’URSS, la Chine et, plus tard, Cuba, entre autres.
Ces mouvements nationalistes du Sud ont souvent cherché à devenir indépendants à la fois des États-Unis et de leurs alliés et de l’URSS et de ses alliés. Ces mouvements ont affirmé la nécessité de l’indépendance et de la liberté, mais dans un trop grand nombre de ces pays, les mouvements sociaux de libération n’ont pas réussi à mettre en œuvre un programme de transformation complète.
Les dirigeants de certains de ces États, par exemple Kadhafi en Libye et Mugabé au Zimbabwe, ont choisi de marcher sur la corde raide de la guerre froide, alternant leurs allégeances et protégeant leurs intérêts entre le bloc dirigé par les États- Unis, l’URSS et, dans certains cas, la Chine, tout en proclamant leur « non-alignement ». Sur le plan interne, leurs projets étaient très mitigés. Une dépendance excessive à l’égard de l’exportation de matières naturelles, par exemple, le pétrole, a permis de soutenir, pendant un certain temps, certains des projets populistes nationaux. Compte tenu de l’inégalité des investissements économiques nationaux, de l’incapacité à redistribuer les richesses et du manque de diversité économique, sans parler de l’ambivalence – dans le meilleur des cas – du pouvoir populaire, cela s’est révélé très risqué.
Ainsi, il y avait des régimes qui avaient une rhé- torique de gauche ou orientée à gauche, en particulier sur les questions internationales, mais qui, sur le plan intérieur, suivaient une voie différente et souvent non révolutionnaire/non radicale. En fait, ils pouvaient être carrément répressifs. Le Zimbabwe en est un bon exemple : le gouvernement Mugabé a accepté l’ajustement structurel, même si c’était contraire à la politique déclarée du gouvernement et du parti politique au pouvoir. Face à la protestation, le gouvernement a exercé sa répression. Plus récemment, un phénomène similaire s’est manifesté au Nicaragua avec la coquille de l’ancien FSLN (sandinistes) qui reste à la tête du pays et suivant une approche très conservatrice des questions sociales et économiques, sans parler de la répression de toute dissidence.
Une grande partie de la gauche américaine a été influencée par la rhétorique des régimes prétendument anti-impérialistes d’une manière comparable à celle de tant de forces politiques de la période d’avant 1941 qui étaient influencées par la rhétorique « anti-impérialiste » de l’impérialisme japonais. Ce n’est qu’en creusant que l’on pouvait commencer à se faire une idée plus exacte de la réalité.
Il est difficile de savoir combien de fois la gauche américaine devra réapprendre cette leçon. Dans les années 1970, l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola (Unita) s’est présentée à la gauche américaine comme un mouvement de libération nationale dirigé par des marxistes-léninistes. Lorsque les Portugais se sont retirés de l’Angola, en 1975, l’Unita a démontré qu’elle était plutôt l’alliée du régime d’apartheid sud-africain et ennemie du progrès. Pourtant, elle avait réussi à influencer de nombreux militants noirs jusqu’à ce moment-là. L’absence d’une analyse concrète a donné lieu à des conclusions erronées.
Regarder l’Ukraine, regarder le monde
Les conclusions à tirer sont simples. Tout d’abord, il faut partir des faits sur la base d’une analyse concrète. Examinez, en particulier, les facteurs sur le terrain qui sont essentiels pour comprendre une situation. Cela signifie examiner l’état de la lutte des classes et des autres luttes contre l’oppression.
Une deuxième conclusion est que les forces extérieures ne peuvent pas conduire à la libération, même avec les meilleures intentions du monde. Cette conclusion a été tirée par les bolcheviks russes en 1921 lorsqu’ils ont cherché à étendre la révolution russe en envahissant la Pologne. Plus précisément, les conditions d’une révolution n’étaient pas réunies en Pologne et l’Armée rouge n’aurait rien pu y faire, si ce n’est – si elle avait réussi – imposer sa volonté. En effet, après la Seconde Guerre mondiale, c’est précisément ce qui s’est passé dans les pays d’Europe de l’Est qui ne s’étaient pas libérés (la Yougoslavie et l’Albanie l’avaient fait, cependant).
La troisième est qu’une invasion doit immédiatement être passée au crible du droit international et de la question nationale. Le droit international, en particulier après la Seconde Guerre mondiale, est clair au sujet des guerres d’agression, et c’est précisément la raison pour laquelle la réponse des États-Unis à l’invasion russe de l’Ukraine est hypocrite si on la compare à leur position sur l’occupation israélienne des territoires palestiniens et l’imposition de l’apartheid, ainsi que par rapport à l’occupation marocaine des deux tiers du Sahara occidental.
Une quatrième conclusion est que Poutine a œuvré plus que tout autre dirigeant dans le passé récent au renfort de l’OTAN. Au moment où nous écrivons ces lignes, la Suède et la Finlande envisagent la possibilité d’entrer dans l’OTAN. L’OTAN était elle-même la cible de divers mouvements sociaux en Europe qui, à juste titre, la considéraient comme inutile et belliqueuse. Nous sommes aujourd’hui dans une situation où l’on fait l’éloge de l’OTAN et où les budgets militaires du monde occidental sont augmentés – au lieu d’être réduits – au détriment de ressources dont on a désespérément besoin pour des questions sociales et qui se retrouvent négligées au profit du canon. En outre, l’invasion russe a constitué un revers pour les efforts visant à faire face à la catastrophe climatique, avec des appels plus importants aux combustibles fossiles plutôt que des efforts visant à éliminer l’utilisation de ces combustibles (et à éliminer leur industrie !).
Une cinquième conclusion est que le régime de Poutine accentue la menace de guerre nucléaire. Par le biais de références biaisées à des mesures de rétorsion majeures et par l’affichage de menaces intercontinentales, le régime de Poutine met en scène ce qui ne peut être considéré que comme un jeu insensé avec l’OTAN […]. Cela peut s’apparenter à la célèbre référence de Richard Nixon selon laquelle il était dans l’intérêt des États-Unis que l’URSS et la Chine le considèrent un peu comme un fou. Le problème est que lorsque l’on est perçu comme fou, les réactions potentielles sont nombreuses. L’une d’entre elles consiste à relancer la course aux armes nucléaires, dont les conditions sont particulièrement favorables au vu des différents traités dont l’ancien président Trump s’est retiré.
Outre les questions de droit international et les menaces d’une nouvelle escalade, il est d’une importance vitale d’identifier la relation historique entre les belligérants. Compte tenu de la longue histoire de la domination russe sur l’Ukraine, y compris ce qui ne peut être décrit que comme une relation coloniale à certains moments, l’invasion russe ne peut pas être considérée comme une étape bienveillante d’une partie autrement désintéressée. Il s’agit plutôt de l’acte d’agression d’une puissance qui a historiquement occupé et opprimé le peuple ukrainien.
En ce sens, la gauche doit se tenir aux côtés du peuple ukrainien contre l’agression et contre l’occupation. Il ne s’agit pas d’encourager une prétendue « lutte jusqu’au dernier Ukrainien » – comme si les Ukrainiens n’étaient que de stupides marionnettes entre les mains des étrangers – mais, au contraire, de soutenir la lutte des Ukrainiens contre l’agression et pour l’autodétermination, y compris le droit à l’autodéfense.
La solidarité avec les Ukrainiens ne consiste pas à soutenir l’Occident et sa position hypocrite sur la question de savoir quand une occupation est une occupation. Se tenir aux côtés des Ukrainiens est un acte de solidarité internationale avec les opprimés. Et cette solidarité doit également inclure la solidarité avec ceux qui, en Russie, s’opposent à la répression et à l’agression du régime Poutine.
Pour paraphraser l’évêque Desmond Tutu, il n’y a pas de place pour la neutralité face à l’oppression. Ou, pour le dire d’une manière différente, mais tout aussi familière, travailleurs et peuples opprimés du monde entier, unissez-vous !
Bill Fletcher Jr, Bill Gallegos, Jamala Rogers
New Politics, 11 mai 2022
Bill Fletcher, Jr. a été cofondateur du Black Radical Congress, ancien président du TransAfrica Forum, écrivain et syndicaliste. Bill Gallegos est un militant de longue date de la libération chicano et auteur de The Struggle For Chicano Liberation et de The Sunbelt Strategy and Chicano Liberation. Jamala Rogers est une militante socialiste qui milite aussi avec le mouvement libération noire en tant qu’organisatrice, théoricienne et autrice.
Publié dans Les Cahiers de l’antidote : Soutien à l’Ukraine résistante (Volume 7) :
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2022/05/24/les-cahiers-de-lantidote-soutien-a-lukraine-resistante-volume-7/
Télécharger gratuitement le livre de 104 pages : Liberté et démocratie pour les peuples d’Ukraine7
https://www.syllepse.net/syllepse_images/articles/liberte—et-de–mocratie-pour-les-peuples-dukraine7-.pdf
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