Édition du 19 novembre 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Prendre le risque

Assis autour d’une table sympathique et chaleureuse, je me retrouve avec des camarades à se plaindre de l’hiver, de Legault, de Trump et quoi d’autre. Et puis, invisiblement, la discussion glisse vers LE sujet à l’ordre du jour : les signes religieux.

Bon, on en parle, on se dit que, on convient que c’est un terrain tout à fait intéressant pour la droite, que c’est en quelque sorte une arnaque. Mais peu à peu, une sorte de malaise s’infiltre autour de la table. Que faire ?

Alors là, les esprits d’échauffent un peu. Comme on n’est pas (trop) naïfs, on sent bien que cette attaque essentiellement islamophobe remet sur la table plusieurs vieux « démons » dans notre Québec chéri. Ce n’est pas d’hier que la partie la plus réactionnaire de la société, l’élite cléricale en tête, a longtemps mené le bal sous le couvert d’un nationalisme crispé, rétrograde, qui prétendait « sauver la nation » des Juifs et des communiste (qui étaient par ailleurs souvent les mêmes personnes), mais aussi des méchants intellectuels et artistes. Certes, la police de Duplessis cassait des bras, mais ce n’est pas surtout ce qui explique que les réactionnaires ont dominé la société qui avait fini, dans une large part, par intérioriser ces « valeurs » venues du Chanoine Groulx, mêlées de pétainisme, de mussolinisme et de franquisme.

OK, qu’on se redit autour de la table, nous ne sommes plus le « peuple à genoux » d’avant la guerre. Nous avons reconstruit, aux détours de la révolution pas-si-tranquille un autre « nous », qu’ont impulsé dans une large mesure le nationalisme de gauche, le féminisme et le syndicalisme des années 1960 et dont nos mouvements d’aujourd’hui, qui ont parfois la mémoire courte, sont les héritiers.

On sait aussi que la campagne contre le nationalisme québécois, souvent sous la forme d’un vulgaire Quebec bashing, est inspirée, non pas par des valeurs « humanistes » ou « libérales » (au sens philosophique du terme), mais dans la lignée de Trudeau papa qui avait été mandaté par l’élite canadienne pour en finir une fois pour toutes avec cette épine au flanc du capitalisme canadian. Nier l’aspiration légitime du peuple québécois à l’auto détermination n’est rien d’autre que la bonne vieille tactique coloniale et impériale du « divide and rule ».

Jusque là, j’imagine que tous et toutes se disent, ok, mais il où le problème ?

Nous devons être fiers de ce que nous avons construit, et en partant, cette vaste coalition arc-en-ciel qui s’appelle Québec Solidaire. Il faut reconnaître à ceux et celles qui ont vu cela avant les autres leur lucidité. Les Françoise David, Amir Khadir, François Cyr, Alexa Conradi, André Frappier et bien d’autres ont compris la nécessité de sortir la gauche du cercle initié et restreint dans lequel elle était confinée. Pour cela, il fallait écouter le peuple, arrêter de se prendre pour d’autres, et reconnaître que l’émancipation sociale et l’émancipation nationale devaient se combiner, tout cela en mettant de l’avant féminisme, écologisme et altermondialiste.

La job a été faite et cela a donné le résultat du 1er octobre dernier. Mais maintenant, il y a un certain péril dans la demeure.

Il est et était tout à fait prévisible que les élites réactionnaires n’allaient pas se laisser déplacer facilement, pas plus au Québec qu’en Grèce ou en Argentine et en Italie. Elles aussi ont leurs intellectuels « organiques » qui sont capables de lire Gramsci « à l’envers » pour mener la bataille des idées sur leur terrain. De là le retour des vieux démons. Le problème vient des « autres », qui ne sont plus juifs ou communistes, mais islamistes et arabo-musulmans. S’il y a des problèmes de société, de pauvreté et d’exclusion, et aussi de sécurité et de manipulation, c’est à cause des « autres ». Pire encore, c’est parce qu’ils deviennent « visibles », avec leurs mosquées, leurs habillements, leur culot de ne plus baisser la tête.

Et ainsi on se fait rentrer dedans.

L’autre soir autour de la table sympathique, il y avait deux postures, à la limite discutables et légitimes. Il y avait le « faisons attention pour ne pas heurter la sensibilité populaire ». Celle-ci est évidemment chauffée à blanc par les médias poubelles, et donc, certains se disent, « c’est malsain, mais attention, il ne faut pas la confronter ». Et il y a l’autre point de vue, qui est de dire, « non, il faut confronter cela, quitte à devoir subir le barrage médiatique, l’opprobre d’une partie du peuple, qui pense, surtout à l’extérieur des grands centres urbains, que les femmes voilées sont la plus grande menace ».

C’est en quelques mots le résumé des positionnements entre les positions « A » (accepter l’accommodement « raisonnable » à la Bouchard-Taylor), et « B » qui veut prendre à bras-le-corps toute politique discriminatoire, lesquelles seront débattues lors du prochain Conseil national de Québec Solidaire en mars prochain.

Je dois avouer que j’ai été longtemps dans le camp des « accomodationnistes », de peur d’aller trop vite en affaires, de s’isoler, etc. mais aujourd’hui, je crois qu’il faut franchir la barrière.

La « nouvelle » droite réactionnaire ne lâchera pas le morceau, même si elle réussit à imposer les politiques qui ciblent les Musulmans, ou devrait-on surtout dire, les Musulmanes. Elle ne va pas lâcher ce beau filon. Autrement dit, le vrai faux-débat autour des signes religieux est un symptôme, ou, si on peut dire, la pointe de l’iceberg. Après les femmes voilées, il y aura d’autres « histoires », les mosquées qui deviennent trop voyantes, le monde qui ne veut pas manger du bacon dans les cabanes à sucre, ceux qui veulent des congés lors de l’aïd, et quoi d’autre encore. On verra dans les Mohamed et les Mamadou des commandos téléguidés par Daesh. Et les « autres », mais c’est simple, ils doivent s’assimiler à « nos valeurs » et se la fermer.

Et donc il faut se tenir droit contre cela.

Je sais, je présume, qu’il y a des risques à prendre une position ferme, faussement présentée comme trop « radicale », mais qui en réalité est tout à fait en phase avec la défense des droits individuels et collectifs que nous préconisons. Ainsi, l’autre risque m’apparaît plus grand encore, soit celui d’être aspiré par un nationalisme réactionnaire qui ressemble, sans être identique, à celui de nos ancêtres.

Et il y aussi un autre facteur, beaucoup plus positif. Vous savez que QS est devenu le parti majoritaire des 18-30 ans. C’est un immense accomplissement que la plupart de nos camarades de gauche un peu partout dans le monde n’ont pu réaliser. Au cégep de mon fils, à l’université où j’enseigne, c’est cette multitude diversifiée, à la fois confiante en elle-même et inquiète, qui bascule, comme le 53 % des jeunes qui ont voté en octobre dernier pour QS au bureau de votation installé sur mon campus.

Ces jeunes, beaucoup plus que les générations antérieures, sont nées avec la réalité de la diversité, y compris celles qui s’exprime par les habillements, le langage, le comportement, qui vient de plusieurs pays, de plusieurs cultures. Et globalement, il faut le constater, cela aboutit à un processus fusionnel, qui était déjà apparent avec la grande grève de 2012 où on a vu, pour la première fois dans l’histoire de nos luttes sociales, une très grande implication immigrante.

Je n’ai pas entendu parler (mais peut-être qu’il y en a eu) de tiraillements, dans les cégeps et les universités, à part ceux qui viennent de certaines partisanes (qui sont surtout des femmes) de la « pureté » de nos valeurs et d’une fausse laïcité qui est grossièrement islamophobe, comme vient de l’avouer la comique de la CAQ qui a le culot de se présenter comme la « ministre de la condition féminine ».

Pour plusieurs jeunes, ces histoires de batailles autour de signes religieux semblent un truc d’hallucinés. Plus encore, cela ne sent pas bon. Si on veut enrégimenter les gens selon la religion, pourquoi la droite devrait-elle s’arrêter là ? On le voit ailleurs où on parle d’« interdire » la pensée critique des écoles, et pas seulement les femmes voilées. Contrairement à certains commentateurs qui accusent la gauche de vouloir tout censurer, c’est la droite qui veut empêcher le rap, interdire la « politisation » de débats scolaires, vouloir ramener les jeunes à l’ère des uniformes déterminés par les curés pour assurer la « chasteté » et la « bienséance ».

Cette jeunesse en mouvement, celle qui vote majoritairement pour QS, est en amour avec la liberté et les droits. Elle ne veut rien savoir de ceux qui leur disent comment ils doivent penser. Elle sait très bien que les vrais enjeux sont vers les dangers de la sixième extinction où nous mène le capitalisme prédateur. Elle apprend par ailleurs comment s’opposer aux excès de l’individualisme possessif, du « JE » exacerbé qui exclut de vivre ensemble, de faire la société ensemble.

C’est cette génération qui va trouver le chemin, s’il y a un chemin (le défi est énorme), avec l’appui de ceux et celles que j’appelle les « jeunes de cœur ». S’opposer à cela au nom de « valeurs » passéistes, réinventer le « eux » et le « nous » comme a tenté de le faire le PQ (ce qui l’a mené à l’autodestruction), non merci.

Alors on va prendre le risque. On va s’opposer à l’arnaque, celle qui est immédiate avec la loi islamophobe que propose la CAQ, et celle qui s’en vient et qui sera sans doute encore plus violente. On va reconstituer une convergence humaniste, on va faire une nouvelle révolution pas-si-tranquille. Je ne suis pas Catherine Dorion, mais j’essaierais de dire qu’on va prendre le pari de l’amour et de la solidarité.

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