Un défi gigantesque
Le changement climatique donne la mesure du défi. Avoir une chance sur deux de ne pas trop dépasser deux degrés de hausse de la température requiert que la consommation finale d’énergie baisse de moitié dans l’Union Européenne, et des trois quarts aux Etats-Unis, d’ici 2050 (ONU, 2011). De tels objectifs ne peuvent être atteints sans une diminution de la production matérielle et des transports, au moins dans les pays dits « développés ».
Il s’agit de bâtir un système énergétique entièrement nouveau – décentralisé, 100% renouvelables, conçu pour maximiser l’efficience thermodynamique plutôt que l’efficience-coût – et cette mutation gigantesque doit être réalisée en deux générations. Cela nécessite la planification d’investissements gros consommateurs d’une énergie qui, en début de transition, reste fossile à plus de 80%. La transition elle-même sera donc source d’un surcroît d’émissions, à compenser impérativement.
Il va de soi que ces contraintes ne peuvent être respectées dans le cadre du capitalisme. Un capitalisme planifié, sans croissance et qui renoncerait au profit comme indicateur est évidemment impossible. La catastrophe ne peut être évitée que dans le cadre d’un mode de production de type socialiste, basé sur la satisfaction des besoins humains réels, démocratiquement déterminés, et la suppression des productions inutiles ou nuisibles.
Le marxisme en question
Cependant, face à cette contrainte écologique, la question se pose : dans quelle mesure la pensée de Marx reste-t-elle pertinente ? Sujet de la transformation socialiste, la classe ouvrière a construit un syndicalisme productiviste. Des régimes se réclamant du marxisme ont rivalisé -et rivalisent encore- avec le capitalisme dans la destruction de l’environnement. La quasi-totalité des groupes marxistes ont raté le rendez-vous avec la question écologique dans les années ’60 du siècle passé, et beaucoup se contentent encore d’utiliser les menaces environnementales à des fins de propagande anticapitaliste générale.
Pour certains, le matérialisme historique n’est pas approprié à la compréhension des rapports entre la société et l’environnement. Malthus revient à la mode, à telle enseigne que de nombreux auteurs le considèrent comme le premier écologiste moderne. La critique anhistorique de la technique par Heidegger trouve un écho dans les ouvrages de Hans Jonas, Jacques Ellul ou André Lebeau. Pour d’autres, c’est chez John Stuart Mill ou Proudhon qu’il s’agirait de chercher des pistes pour sortir du productivisme, du consumérisme et de l’hyper-centralisation technico-politique des sociétés.
A l’opposé, John B. Foster considère qu’il y a une « écologie de Marx » (FOSTER, 2000). Une opinion similaire est défendue par Paul Burkett (BURKETT, 1999). Ces deux auteurs ont le mérite de remettre les pendules à l’heure quant au soi-disant « productivisme » de Marx, mais ils tendent à verser dans l’apologie et l’anachronisme. La thèse qu’on défendra ici est différente :
• La conception marxienne des relations humanité-nature constitue un cadre adéquat et sa critique du mode de production capitaliste fournit des instruments indispensables à la compréhension de la « crise écologique ». Il y a beaucoup plus que des « intuitions écologiques » chez lui, contrairement à ce qu’écrivait Daniel Bensaïd (BENSAID 2002) ;
• En même temps, l’œuvre de Marx est traversée de tensions, de zones d’ombre et de contradictions. Son « écologie » n’est qu’un potentiel dont la réalisation passe par une réappropriation critique et une pratique de lutte - une reconstruction.
Deux faces d’une même médaille
La place manque pour discuter ici la conception qu’a Marx de la nature en général, de la nature humaine en particulier, de la relation entre les deux et de son évolution historique. On abordera directement le deuxième point : l’éclairage que la critique du capitalisme jette sur la « crise écologique » [1] contemporaine.
Il convient d’abord de souligner que, dans l’esprit de Marx, exploitation du travail et de la nature sont deux processus inséparables dans la société capitaliste. Pour quatre raisons principales :
• Primo, la force de travail humaine est elle-même une ressource naturelle. La « force naturelle de l’homme » et la « force naturelle de la terre » constituent « les deux seules sources de toute richesse » pillées par le capital ;
• Secundo, l’exploitation de cette force comme marchandise présuppose que le producteur soit séparé des autres ressources naturelles, par l’appropriation capitaliste de la terre. Sans cet « extrême déchirement » entre l’être humain et son « corps inorganique », pas d’industrialisation ni d’urbanisation capitalistes (MARX, 1972, p.159) ;
• Tertio : comme le monopole de la classe des propriétaires fonciers sur la terre fait obstacle à la péréquation du taux de profit, la productivité des plus mauvaises terres détermine la valeur des produits agricoles, ceux-ci peuvent être vendus à leur valeur – supérieure au prix de production- et tout investissement de capital sur les terres plus fertiles augmente le montant de la rente différentielle. De plus, aussi longtemps que la composition organique du capital agricole est plus faible en moyenne que celle du capital industriel, tout propriétaire perçoit aussi une rente absolue, même sur les plus mauvaises terres. Or, la rente est du surprofit accaparé aux dépens des autres secteurs et de la société tout entière. Prise comme consommateur, celle-ci gaspille donc du travail social pour payer les produits du sol au-dessus de leur prix ;
• Quarto : l’exploitation combinée du travail et des autres ressources a des conséquences à la fois sur l’agriculture et sur l’industrie. A la campagne, il favorise une agriculture de plus en plus intensive, spécialisée, capitalistique et pauvre en main-d’œuvre. A la ville, il contribue à compenser la chute tendancielle du taux de profit par une diminution relative de la valeur de la force de travail - rendue possible parce que l’agriculture capitaliste tend à réduire les coûts des aliments de base (grâce à la mécanisation, la concentration des terres, etc).
La capacité par cette analyse de saisir l’intégration croissante de l’industrie, de l’agriculture et de la finance et ses conséquences actuelles – la « malbouffe », les campagnes vides, les eaux polluées, la terre épuisée, l’appropriation des ressources - apparaît clairement dans la conclusion que Marx tire dans Le Capital, à la fin de la longue section consacrée à la rente foncière :
« La grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement agissent dans le même sens. Si, à l’origine, elles se distinguent parce que la première ravage et ruine davantage la force de travail, donc la force naturelle de l’homme, l’autre plus directement la force naturelle de la terre, elles finissent, en se développant, par se donner la main : le système industriel à la campagne finissant aussi par débiliter les ouvriers et l’industrie et le commerce, de leur côté, fournissant à l’agriculture les moyens d’épuiser la terre » (MARX, 1984, p. 848).
Productivisme ?
Marx n’est pas « productiviste » : il oppose la production de valeurs d’usage à celle de valeurs d’échange. Dès le quatrième chapitre du Capital, il pose clairement que la première diffère de la seconde notamment en ceci que la forme M-A-M (marchandise-argent-marchandise) est bornée par la finitude des besoins humains, tandis que la forme capitaliste A-M-A’ (argent-marchandise-plus d’argent) « n’a pas de fin » parce que « le commencement et la fin sont une seule et même chose, argent, valeur d’échange » (…) dont « la circulation possède son but en elle-même, car ce n’est que par ce mouvement toujours renouvelé que la valeur continue à se faire valoir ». « Le mouvement du capital n’a donc pas de limites » (MARX, 1969, pp 118-119). Plus exactement : il ne connaît d’autre limite que le capital lui-même, autrement dit le rapport social d’exploitation qui a pour condition l’appropriation des ressources. La formule célèbre par laquelle Marx pose que le capital épuise les deux seules sources de toute richesse – la terre et le travailleur (Ibid, p 363) – découle directement de cette analyse. C’est la même idée d’un épuisement conjoint des forces de l’homme et de la terre qui est développée dans la citation ci-dessus.
Les implications à long terme de la dynamique d’accumulation sans limite de la valeur sont explorées avec une prescience étonnante dans un passage peu connu des Grundrisse :
« La production de plus-value relative, fondée sur l’accroissement des forces productives, exige la création d’une consommation nouvelle ; au sein de la circulation, la sphère de consommation devra donc augmenter autant que la sphère productive. En conséquence : 1°) on élargit quantitativement la consommation existante ; 2°) on crée des besoins accrus en propageant les besoins à une sphère plus grande ; 3°) on crée de nouveaux besoins, on découvre et on produit de nouvelles valeurs d’usage. (…) Il faudra donc explorer toute la nature pour découvrir des objets de propriétés et d’usages nouveaux pour échanger, à l’échelle de l’univers, les produits de toutes les latitudes et de tous les pays, et soumettre les fruits de la nature à des traitements artificiels afin de leur donner des valeurs d’usage nouvelles. On explorera la terre dans tous les sens, tant pour découvrir de nouveaux objets utiles que pour donner des valeurs d’usage nouvelles aux anciens objets ; on utilisera ceux-ci en quelque sorte comme matière première ; on développera donc au maximum les sciences de la nature. On s’efforcera, en outre, de découvrir, de créer et de satisfaire des besoins découlant de la société elle-même » (MARX, 1973, pp 213-214).
Les manipulations génétiques, l’appropriation des génomes, le biomimétisme industriel, etc… entrent parfaitement dans ce cadre.
Certains affirment que la foi marxienne dans les possibilités de développement des forces productives serait analogue aux conceptions néolibérales sur la substituabilité absolue du capital aux ressources. La citation ci-dessous montre qu’il n’en est rien :
« Supposons, dit Marx, que des machines, des produits chimiques, etc. occupent une place de plus en plus grande. Il faut tenir compte du fait que, dans l’agriculture (comme dans l’industrie extractive) n’intervient pas uniquement la productivité sociale, mais aussi la productivité naturelle. Il est possible que l’augmentation de la productivité sociale compense à peine ou ne compense même pas la baisse de la force naturelle, mais de toute façon cette compensation n’aura qu’un effet temporaire » (MARX 1984, p 802). Pourquoi Marx pose-t-il que l’augmentation de la productivité sociale compensera à peine ou ne parviendra même pas à compenser la perte de la productivité naturelle ? Parce qu’il sait, grâce à Liebig, que la hausse de la productivité agricole n’est pas une fonction linéaire mais décroissante de l’apport en capital sous forme de machines et de produits chimiques (engrais, par exemple).
Pourquoi écrit-il que cette compensation ne sera de toute façon que temporaire ? Parce qu’il est conscient du fait que les apports en capital ne pourront que différer les conséquences de la rupture du cycle des nutriments entraînée par l’urbanisation, telle que Liebig l’a décrite.
Anticipations géniales
La compréhension de l’évolution combinée de l’agriculture et de l’industrie capitalistes, la première dépendant plus directement de la productivité naturelle et la seconde plus directement de la productivité sociale, permet à Marx de pointer plus finement une série de contradictions spécifiques au régime d’accumulation. On en épinglera cinq :
1. Fluctuations de plus en plus importantes des prix agricoles.
« Il est dans la nature des choses que des matières végétales et animales, dont la croissance et la production sont soumises à des lois organiques déterminées dépendant de certaines périodes naturelles, ne puissent être soudainement multipliées, dans la même mesure que des machines, par exemple, ou tout autre élément de capital fixe (…) dont la multiplication peut se produire en un temps très court (…). Il est donc possible et même inévitable dans une production capitaliste développée que la production et la multiplication de la portion de capital constant consistant en capital fixe, outillage, etc., prenne une avance considérable sur la portion constituée par des matières premières organiques, de sorte que la demande de ces matières premières augmente plus vite que l’offre et que partant leur prix monte » (Ibid, p. 129).
Marx en déduit une tendance à l’alternance de renchérissement et de dépréciation des prix des matières premières agricoles, avec pour conséquence le renforcement des régions primaires de production, l’augmentation du capital investi dans ces zones, donc la concurrence encore plus défavorable aux zones secondaires (MARX , 1984, pp 129-131). C’est en effet ce mécanisme qui explique que se soient constituées de grandes zones de monoculture agroindustrielles (maïs, soja, blé, riz) détruisant la souveraineté alimentaire des peuples, ruinant les petits paysans, et transformant de vastes régions en déserts verts.
2. Distribution biaisée par le profit des investissements dans la production des aliments et des matières premières agricoles.
Marx n’envisage pas explicitement que le mécanisme décrit ci-dessus déséquilibrera la division du travail au détriment des agriculteurs produisant de la nourriture, mais cette conclusion découle logiquement de son analyse. C’est elle qui se concrétise aujourd’hui dans la production massive d’agrocarburants à partir de cultures alimentaires, laquelle accélère à son tour la tendance à la hausse convulsive des prix agricoles.
3. Au sein de la production alimentaire, tendance à la disproportion des investissements dans l’élevage, au détriment de la production céréalière.
Marx ne considère pas la production de viande comme « essentielle ». Son analyse permet de comprendre les raisons qui poussent le capital en direction d’un surdéveloppement de l’élevage industriel d’animaux de boucherie, au détriment d’autres biens de subsistance – ce qui correspond bien à la tendance actuelle. Voici comment il aborde cette question. Outre la rente différentielle, il a prouvé l’existence d’une rente absolue, due à la composition organique du capital plus faible dans l’agriculture que dans l’industrie. Il répond alors à l’objection qui peut surgir du constat que « dans l’élevage à grande échelle, la masse de la force de travail employée est très faible, comparée au capital constant que représente le bétail lui-même ». Il le fait en s’appuyant sur Adam Smith :
« Un des mérites d’Adam Smith est d’avoir démontré que pour l’élevage et, en général, pour tous les capitaux investis dans le sol et qui ne sont pas consacrés à la production des aliments essentiels, comme le blé par exemple, la détermination du prix se fait tout différemment. Voici comme ce prix est établi : le produit d’un terrain, disons d’une prairie artificielle utilisée pour l’élevage, mais qui pourrait aussi bien être transformée en terre arable d’une certaine qualité, doit avoir un prix suffisamment élevé pour rapporter la même rente d’un terrain à blé de même qualité ; par conséquent, la rente de la terre à blé entre de façon déterminante dans le prix du bétail ; (…) de cette manière, le prix du bétail est artificiellement accru par la rente, par l’expression économique de la rente foncière, donc par la propriété foncière elle-même ». (MARX 1984, p 803).
4. Intérêt capitaliste accru pour les pêcheries, les mines et les forêts naturelles, où la gratuité de la matière première rend possible un surprofit particulièrement important.
Le raisonnement concernant l’élevage s’applique mutatis mutandis aux pêcheries, aux carrières et aux forêts naturelles : « La rente absolue joue un rôle plus considérable encore (dans ces secteurs) où un des éléments du capital constant, la matière première, disparaît complètement et où le capital a nécessairement la composition la plus basse » (ibid, p 808). L’appropriation et la destruction insensée des forêts tropicales ne s‘explique pas simplement par la logique du profit, mais par l’existence d’un surprofit, d’autant plus large que la demande est forte :
« Le capital consiste ici presque uniquement en capital variable, dépensé en travail, et met par conséquent en mouvement plus de surtravail qu’un autre capital de même grandeur. La valeur du bois contient donc aussi un plus grand excédent de travail non-payé, ou de plus-value, que celle d’un produit obtenu avec des capitaux de composition supérieure. Le bois peut donc payer le profit moyen et rapporter, sous forme de rente, un excédent considérable au propriétaire de la forêt. Inversement, comme la coupe du bois peut facilement prendre de l’extension et sa production s’accroître rapidement, on peut supposer qu’il faut un très considérable accroissement de la demande pour que le prix du bois soit égal à sa valeur et que tout l’excédent de travail non payé (excédant le profit moyen) échoie au propriétaire sous forme de rente ».
Cet accroissement considérable de la demande est aujourd’hui alimenté par des mécanismes tels que le non recyclage du papier et l’obsolescence programmée des meubles.
5. En période de crise, tendance du capital en quête de sécurité à affluer vers la terre et les autres ressources génératrices de rente, et à exploiter l’espace par le biais de la propriété immobilière.
Le grand avantage de la rente, c’est qu’elle permet au propriétaire « d’exploiter le développement social auquel il ne contribue en rien et pour lequel il ne risque rien » (L3, p. 809). La rente revient en effet à ceci que « une partie de la société exige de l’autre qu’elle lui paie un tribut » (p. 810). Mais la rente d’un bien non exploité ne peut être que réduite.
C’est pourquoi « en période de pénurie de capitaux, il ne suffira pas qu’un terrain non cultivé puisse rapporter au fermier le profit moyen (…) pour orienter du capital additionnel vers l’agriculture ». Par contre, « en période de pléthore, le capital afflue vers la terre même sans qu’il y ait hausse du prix de marché et pourvu seulement que des conditions normales existent par ailleurs. » N’est-ce pas ce que nous constatons aujourd’hui avec la ruée sur l’immobilier, les achats massifs de terre comme placement financier, l’appropriation des puits de carbone forestiers générateurs de crédits d’émission, etc ?
Gestion irrationnelle du « corps inorganique »
De tout cela, Marx tire à plusieurs reprises la même conclusion :
« L’esprit même de la production capitaliste, axé sur le profit le plus immédiat, (est) en contradiction avec l’agriculture, qui doit mener sa production en tenant compte de l’ensemble des conditions d’existence permanentes des générations qui se succèdent » (LC3, p. 652). Et encore : « La morale de l’histoire (…), c’est que le système capitaliste s’oppose à une agriculture rationnelle ou que l’agriculture rationnelle est incompatible avec le système capitaliste (bien qu’il favorise son développement technique) et qu’elle nécessite l’intervention du petit paysan qui travaille lui-même sa terre ou le contrôle des producteurs associés » (ibid, p. 132).
Plus généralement, l’analyse du double épuisement capitaliste de la terre et du travailleur conduit Marx à une conclusion en deux volets :
• Le développement humain est borné par une double limite : « La fécondité de la nature constitue une limite, un point de départ, une base. (…) Le développement de la force productive sociale constitue l’autre limite » ; (ibid, pp 670-671)
• Dans ce cadre, « la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à la nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme une fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail ». (ibid p. 855)
Comme on sait, ce deuxième volet est inspiré directement des travaux de Liebig sur la rupture du cycle des nutriments due à l’urbanisation capitaliste. Le génie de Marx est de généraliser le problème des sols traité par Liebig à l’ensemble des échanges entre l’humanité et le reste de la nature. Il en déduit :
• la nécessité du passage à un mode de production basé sur la valeur d’usage et la satisfaction des besoins humains réels, ce qui implique la suppression de la propriété capitaliste sur la terre, le retour aux « biens communs » :
« Du point de vue d’une organisation économique supérieure de la société, le droit de propriété de certains individus sur des parties du globe paraîtra tout aussi absurde que le droit de propriété d’un individu sur son prochain. Une société entière, une nation et même toutes les sociétés contemporaines réunies ne sont pas propriétaires de la terre. Elles n’en sont que les possesseurs, elles n’en ont que la jouissance et doivent la léguer aux générations futures après l’avoir améliorée en boni patres familias » (ibid, p. 812) ;
• l’indispensable abolition de la séparation entre villes et campagnes. Il va même plus loin : dans la mesure où il constate que le commerce mondial – des fibres notamment- aggrave l’irrationalité de la gestion des échanges avec la nature, il n’est pas exagéré de considérer que la relocalisation de l’économie et la souveraineté alimentaire sont des revendications parfaitement cohérentes avec la critique marxiste du capitalisme. Les citations mentionnées plus haut montrent que la contestation des monocultures et de l’élevage industriels trouvent également leur place dans une critique marxiste du mode de production capitaliste.
Une « écologie de Marx » ?
Bref, les anticipations de l’évolution des relations humanité/nature sont nombreuses et remarquables dans l’œuvre de Marx, en particulier dans Le Capital. Il ne s’agit pas de fulgurances aléatoires mais de conclusions rigoureuses découlant chaque fois de l’analyse de la dynamique d’accumulation de valeur.
De plus, Marx insiste sur le fait que sa critique de l’agriculture capitaliste est transposable mutatis mutandis à d’autres domaines d’activité générateurs de rente : l’eau, sa force motrice, les ressources minérales, les ressources en général et même l’espace géographique « élément de toute production et nécessaire à toute activité humaine » (ibid, p 810). C’est donc bien une vision générale du capitalisme en tant que perturbateur du métabolisme entre l’être humain et le reste de la nature qui émerge ici.
Peut-on pour autant parler d’une « écologie de Marx » ? Les plaidoyers de John B. Foster et Paul Burkett ont le mérite de réhabiliter l’auteur du Capital face à une offensive idéologique qui n’a aucun fondement sérieux. Il semble évident qu’il y a une continuité entre le jeune Marx qui définit la nature comme « le corps inorganique de l’homme » et le Marx de la maturité, qui fait de l’accumulation capitaliste l’obstacle absolu à la bonne gestion du métabolisme entre l’humanité et ce « corps inorganique ». La base de cette continuité, c’est sa conception matérialiste de la nature, de la nature humaine, et de la relation entre l’humanité et le reste de la nature.
« L’écologie de Marx » est pourtant une reconstruction. Brillante mais qui ne s’assume pas comme telle. De sorte qu’elle fait l’impasse sur les tensions, les questions non résolues, voire les failles dans la pensée marxienne. C’est ici qu’il faut se garder d’un double piège : l’apologie et l’anachronisme. Car Marx, qui n’a connu que des « crises écologiques » locales, ne tire pas toujours – et ne pouvait pas toujours tirer – les conclusions « écologiquement correctes » de ses propres anticipations. On pourrait donner de nombreuses illustrations de cette affirmation. On se contentera d’en mentionner quelques-unes.
Tensions, questions, failles
La citation remarquable des Grundrisse, par exemple, reproduite plus haut, se poursuit immédiatement par les considérations suivantes, qui la vident largement de sa portée écologique :
« La production fondée sur le capital crée ainsi les conditions de développement de toutes les propriétés de l’homme social, d’un individu ayant le maximum de besoins, et donc riche des qualités les plus diverses, bref d’une création aussi universelle et totale que possible, car plus le niveau de culture de l’homme augmente, plus il est à même de jouir ». La tension entre la critique radicale du capital et une certaine fascination pour sa « mission civilisatrice » est ici évidente.
L’attitude vis-à-vis de la paysannerie est une autre question sous tension. Le passage où Marx affirme qu’une agriculture rationnelle ne peut être pratiquée que par le petit paysan ou par les producteurs associés est partiellement contredite ailleurs dans l’ouvrage :
« Un des grands résultats du mode capitaliste de production, c’est qu’il a fait de l’agriculture une application scientifique consciente de l’agronomie –dans la mesure où cela est possible dans les conditions de la propriété privée -, alors qu’elle était une série de procédés purement empiriques et transmis mécaniquement d’une génération à l’autre, de la fraction la moins évoluée de la société » (MARX 1984, p. 652). Et plus nettement encore : « La rationalisation de l’agriculture, qui seule rend possible son exploitation sociale » est un des « deux grands mérites du monde capitaliste de production » (ibid, p. 653).
Ailleurs dans la même section du Capital, Marx ironise contre un auteur qui « croit à des légendes » telles que l’enrichissement du sol par « des plantes fourragères qui, puisant dans l’atmosphère les principaux éléments de leur végétation, ajoutent au sol plus qu’elles ne lui prennent » (Ibid p. 666). Il est vrai que ce phénomène a été établi scientifiquement après la mort de Marx, mais il avait été découvert « empiriquement » dès le XVe siècle (MAZOYER et ROUDART, 2002) : la première révolution agraire des temps modernes – l’abandon de la jachère, permettant une forte augmentation de la productivité et une baisse de la pression sur les forêts– a donc été l’œuvre de « la fraction la moins évoluée de la société ». Ici, Marx tend à nier les savoirs paysans au nom de « la raison » et de « la science agronomique ».
Cette tension en recouvre une autre, plus fondamentale, sur le rôle progressiste, ou non, du capitalisme. Analysant l’acharnement du capital à recycler les résidus et à trouver de nouveaux usages aux déchets, Marx écrit ceci : « Même dans la petite culture, pratiquée sur le mode horticole, comme en Lombardie, dans le Sud de la Chine et au Japon par exemple, on procède à une grande économie de ce genre. Mais en général la productivité de l’agriculture est obtenue dans ce système au prix d’un gaspillage considérable de force de travail humaine, dont sont privés d’autres sphères de la production » (MARX 1984, p 112).
Le gaspillage de la force de travail, et partant le blocage du développement, tels sont en effet les griefs de Marx à la petite agriculture paysanne précapitaliste :
« Pour que ce mode de production puisse se développer pleinement, la propriété du sol » – et « la propriété communale qui est partout le complément de l’économie parcellaire » - « est tout aussi nécessaire que la propriété des outils pour le libre développement de l’exploitation artisanale. Dans ce cas, elle constitue la base de l’essor de l’autonomie personnelle. Pour le développement de l’agriculture elle-même, elle constitue un moment nécessaire » (Ibid, P. 842). Mais « la petite propriété foncière suppose que l’énorme majorité de la population est rurale et que c’est le travail isolé qui domine et non le travail social. Dans ce cas, la richesse et le développement de la reproduction, ainsi que leurs conditions matérielles et morales, sont par conséquent impossibles » (Ibid, p. 848). « La propriété parcellaire exclut par sa nature même le développement des forces productives sociales du travail, l’établissement de formes sociales de travail, la concentration sociale des capitaux, l’élevage à grande échelle, l’application progressive de la science à l’agriculture ». (Ibid p.842)
Dans Le Capital, Marx ne parvient pas à trancher nettement entre la petite propriété paysanne et la grande propriété capitaliste, qu’il renvoie dos à dos :
« Dans les deux formes, au lieu que la terre soit consciemment et rationnellement traitée comme la propriété perpétuelle de la collectivité, la condition inaliénable d’existence et de reproduction de la série de générations successives, nous avons affaire à une exploitation des forces du sol qui équivaut à leur gaspillage. (…) Pour la petite propriété il en est ainsi par manque de moyens et de connaissances scientifiques (…) ; pour la grande, parce que fermiers et propriétaires utilisent ces moyens pour s’enrichir le plus rapidement possible. Pour les deux, parce qu’elles dépendent des prix du marché. (…)La petite propriété crée une classe de barbares presque en marge de la société, unissant la grossièreté des formes primitives à tous les tourments et toute la misère des pays civilisés. Mais la grande propriété foncière, par contre, mine la force de travail dans la dernière zone où son énergie naturelle cherche refuge : la campagne, où elle s’entassait, fonds de réserve destiné au renouvellement de la force des nations » (Ibid, p 848).
Déplorer cette indécision serait tomber dans l’anachronisme : les conditions historiques du dépassement de la contradiction – une agriculture paysanne bénéficiant à la fois des connaissances de la science et du régime des producteurs associés au niveau de la société tout entière - n’étaient pas réunies en Europe occidentale [2]. N’empêche qu’il y a dans ces pages une forme de « mépris pour la paysannerie ». Alors qu’il loue le savoir-faire des artisans, et dénonce le vol de celui-ci, cause de la déshumanisation du travail de l’ouvrier par le machinisme, Marx ne fait pas justice à la créativité des communautés rurales qui ont créé des systèmes agraires et des variétés de plantes adaptés à des milieux forts différents.
Outre ces tensions débouchant sur des questions non résolues, il y a une faille importante dans « l’écologie de Marx » : il ne distingue pas l’importance qualitative du passage d’une énergie de flux, renouvelable (le bois) à une énergie de stock, non renouvelable à l’échelle humaine des temps (la houille). Vu le rôle fondamental des énergies fossiles dans le capitalisme, il convient de considérer que Marx commet ici une erreur sérieuse dans sa modélisation de ce mode de production. Cela déstabilise de l’intérieur sa propre thèse écologique prémonitoire relative à la nécessaire régulation rationnelle des échanges entre l’Humanité et la nature, car une telle régulation est incompatible à long terme avec l’usage de cette source d’énergie. De plus, l’amalgame entre énergies de flux et énergies de stock peut susciter l’idée que les sources énergétiques sont neutres, ce qui peut à son tour susciter l’idée que les technologies de conversion de l’énergie sont neutres également (comme le prétendent en effet certains marxistes partisans du nucléaire). La critique marxienne du caractère de classe de la technique est ainsi prise à revers. Ici, on n’est pas en présence d’une simple contradiction dialectique mais d’un antagonisme entre deux thèses incompatibles qui coexistent à la faveur d’un angle mort, d’une zone d’ombre dans la compréhension du capitalisme (TANURO, 2010).
Néanmoins, d’une manière générale, les catégories mobilisées par Marx font plus que permettre la compréhension de la « crise écologique » : elles sont indispensables à celle-ci. Les autres théories en présence sont loin d’offrir les mêmes possibilités. La thèse de Malthus – la population croît exponentiellement alors que la productivité agricole croît linéairement – est battue en brèche depuis l’invention de l’agriculture. La conception anhistorique de la technique propagée par Ellul, Jonas, etc. se heurte au constat que la sortie de la « crise écologique » actuelle, tout en étant fondamentalement sociale, requiert cependant un changement technique (la substitution des renouvelables aux fossiles)... rendu impossible par la course au profit. Le capitalisme stationnaire de JS Mill est une contradiction dans les termes. Quant à Proudhon, qui pense que les marchandises sont vendues à leur valeur et que le profit vient de leur vente au-dessus de celle-ci, il est incapable de comprendre les mouvements du capital découlant de la chasse au surprofit, notamment sous la forme de la rente.
Pistes pour une reconstruction écologique
Il s’agit donc de revisiter l’œuvre de Marx, afin d’en « écologiser » les conclusions à la lumière de la « crise écologique » globale et d’aborder de nouvelles questions. On peut partir de l’objectif général d’une « gestion rationnelle des échanges entre l’humanité et la nature par les producteurs associés en tant que « seule liberté possible », et poser quelques questions : que signifie exactement « accomplir ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à la nature humaine » ? Quelle est la place des femmes parmi les « producteurs associés » ? Et quelle est cette rationalité qui doit guider la gestion des échanges ?
La question du « minimum de force » pose le problème de l’attitude face à la hausse de la productivité du travail dans l’agriculture. Cette question peut être abordée de façon pragmatique en constatant qu’il n’est pas possible de sortir de la « crise écologique » sans recourir partout à une agriculture organique de proximité, indispensable aussi pour atteindre la souveraineté alimentaire. Or, une telle agriculture requiert l’augmentation de la part du travail social affectée aux tâches agricoles (en tout cas dans les pays où celles-ci sont accaparées par l’agrobusiness) et, plus globalement, aux tâches d’entretien et de réparation de l’environnement. Un certain recul dans la productivité du travail agricole est donc nécessaire. Ceci soulève une question théorique importante, déjà effleurée par Ernest Mandel qui notait que « à partir d’un certain niveau, le développement des forces productives peut éloigner du socialisme au lieu d’en rapprocher » (MANDEL, 1973). Mais quel est ce niveau ? Ici, la question de la productivité agricole est liée à celle des « conditions les plus dignes, les plus conformes à la nature humaine ». L’élevage industriel est-il digne de la nature humaine ? N’est-ce pas plutôt de maltraitance, voire de torture des animaux qu’il s’agit ? Sans aucun doute. Or, cette maltraitance est une forme de l’objectivisation du vivant, caractéristique du système capitaliste, dont une autre forme, dénoncée par Marx, est l’objectivisation de la force de travail humaine, donc de l’être humain lui-même. S’y habituer revient à banaliser la maltraitance que le capital inflige aux exploité-e-s, au nom de la même raison instrumentale.
On retrouve ici le problème déjà effleuré : quelle raison ? On a vu que Marx tend à surinvestir la rationalité de la science agronomique face au savoir paysan empirique. Il ne s’agit pas évidemment pas d’idéaliser celui-ci mais d’ouvrir une réflexion sur la rationalité instrumentale en tant qu’expression « scientifique » de l’objectivisation du vivant.
Dans ce cadre, l’oppression spécifique des femmes devrait être prise en compte, car il y a une identité fondamentale entre l’appropriation sociale de la « force de la nature » par le capital, d’une part, et l’appropriation patriarcale de la « force reproductive » des femmes par les hommes. De plus, les femmes du Sud produisent 80% des moyens de subsistance. Leur rôle dans la « régulation rationnelle » est donc crucial, et lié à leur lutte autonome contre leur oppression spécifique.
Revenons à la raison. Une rationalité qui donne à croire que l’étude en pièces détachées de plus en plus microscopiques d’une nature complexe et en évolution constante dissipera un jour toutes les incertitudes, est-elle bien rationnelle ? Il se pourrait qu’Engels, dont l’admiration pour la science est bien connue, n’en était pas tout à fait certain... Dans le cadre de la reconstruction d’une « écologie de Marx », on peut lire cette citation célèbre de la Dialectique de la Nature comme une anticipation du principe de précaution :
« Ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences. » (ENGELS, 1977, P.180)
Enfin, une autre question à débattre est celle du lien entre planification et décentralisation. Elle aussi peut être abordée de façon très pragmatique. En effet, la nationalisation des groupes énergétiques est la condition sine qua non pour que la transition énergétique vers un système « 100% renouvelables » ait une chance d’aboutir dans les délais qui nous sont impartis. Mais la centralisation énergétique est une conséquence technique de l’usage des combustibles fossiles et nucléaires ; l’usage le plus « rationnel » des renouvelables, par contre, requiert la décentralisation énergétique. Par conséquent, la nationalisation ne doit être vue que comme un préalable nécessaire mais insuffisant pour aller vers un système énergétique mettant en réseau des systèmes locaux, utilisant les sources locales les plus adéquates, gérés/contrôlés localement par les communautés.
Dans son texte célèbre écrit après l’écrasement des insurgés parisiens, Marx disait de la Commune qu’elle était « la forme politique enfin trouvée de l’émancipation du travail ». Dans le cadre de la reconstruction écologique de sa pensée, cette formule mérite d’être complétée comme suit : « la forme politique enfin trouvée de l’émancipation du travail et de la soutenabilité écologique ».
BENSAID, Daniel, 2002, « L’écologie n’est pas soluble dans la marchandise » in Contretemps, N°4, mai 2002.
BURKETT, Paul, 1999, “Marx and Nature : a Red and Green Perspective”, Palgrave McMillan
ENGELS, Friedrich, 1977, “Dialectique de la nature”, Ed. sociales, Paris.
FOSTER, John Bellamy, 2000, “Marx’s Ecology – Materialism and Nature”. Monthly Review Press
MANDEL, Ernest, 1973, “Ten Theses on the Social and Economic Laws Governing the Society Transitional Between Capitalism and Socialism”. Originally published in Peter Hennicke (ed.), “Probleme des Sozialismus und der Übergangsgesellschaften”, Frankfurt/M. 1973. Disponible sur ESSF (article 20953).
MARX, Karl, 1969, « Le Capital », livre 1, Garnier Flammarion, Paris
MARX, Karl, 1972, « Les Manuscrits de 1844 », UGE 10-18, Paris
MARX, Karl, 1973, « Grundrisse », chap. du capital, UGE 10-18, Paris
MARX, Karl, 1984, « Le Capital », Edition du Progrès, Moscou, livre 3.
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ONU, 2011, World Economic and social Outlook
TANURO, Daniel, 2010, « Marxisme, énergie et écologie : l’heure de vérité” in Pistes pour un anticapitalisme vert (Vincent Gay coord.), Syllepse, Paris
Notes
[1] J’emploie l’expression « crise écologique » par facilité pour désigner ce qui est en réalité une crise historiquement déterminée des relations entre la société humaine et son environnement, donc une expression de la crise sociale.
[2] Marx entreverra toutefois une possibilité de sauter par-dessus le développement capitaliste dans le cas de la Russie, dans ses Lettres à Vera Zassoulitch.