2022/04/29 | tiré de l’Aut’journal
Pendant que les familles des classes ouvrière et populaire des pays avancés encaissent des chèques de paye tailladés par l’inflation, que les populations des pays sous-développés voient apparaître avec stupeur le spectre de la famine résultant de la hausse vertigineuse du prix du blé et des autres produits de première nécessité, nous apprenons que le total mondial des budgets militaires a atteint le chiffre astronomique incroyable de 2 113 milliards de dollars en 2021. De quoi régler amplement tous les problèmes de la faim et de santé sur la planète.
Le capitalisme porte la guerre
Le grand socialiste français Jean Jaurès déclarait, au début du XXe siècle, que « le capitalisme porte la guerre, comme la nuée porte l’orage ». Et c’est bien de cela dont il s’agit. La recherche du profit maximum, à la base du système capitaliste, précipite les entreprises les unes contre les autres dans une concurrence effrénée, chacune tentant d’éliminer ses adversaires pour atteindre le statut de monopole. Cette compétition se transporte, à l’échelle du globe, dans une guerre commerciale entre les grandes puissances pour s’accaparer les sources de matières premières, les marchés nationaux des autres nations et l’extension de leurs sphères d’influence.
Le développement du capitalisme n’a rien d’harmonieux. Une de ses lois les plus importantes est la loi du développement inégal. Des entreprises, hier prospères, en viennent à péricliter et sont remplacées par de plus performantes. Conséquemment, l’économie de certains pays, hier dominants, régresse, alors que d’autres, plus dynamiques, leur disputent leurs marchés et leurs zones d’influence. Vient un moment où la guerre économique se transforme en conflit militaire, où les propriétaires des grandes entreprises, bien en sécurité dans leurs « gate city », envoient les travailleurs servir de chair à canon pour la défense de leurs profits.
Le schéma précédent ne représente que l’ossature simplifiée de notre système économique et de nos sociétés. De multiples facteurs historiques, sociologiques, politiques et idéologiques le complexifient. Attardons-nous à la guerre en Ukraine et aux zones d’influence des grandes puissances. Pour nous aider à comprendre la situation ukrainienne, faisons d’abord un petit détour historique par les États-Unis.
La doctrine Monroe
De tous temps, les grandes puissances ont cherché à exclure la présence de puissances concurrentes dans leur proche environnement. En 1823, dans son message annuel au Congrès, le président américain James Monroe a condamné toute intervention européenne dans les affaires des Amériques (Nord et Sud). Il déclare que les Amériques ne sont plus ouvertes à la colonisation et que toute intervention européenne dans les affaires du continent sera perçue comme une menace pour la sécurité et la paix.
En vertu de cette « Doctrine Monroe », les États-Unis ont réalisé, seulement entre 1891 et 1915, de nombreuses interventions militaires : 1891, Haïti ; 1895, Nicaragua ; 1898, Porto Rico et Cuba ; 1899, Nicaragua ; 1903, Venezuela ; République dominicaine et Colombie ; 1904, République dominicaine et Guatemala ; 1906-1909, Cuba ; 1907, République dominicaine ; 1908, Venezuela ; 1909-1910, Nicaragua ; 1910-1911 Honduras ; 1912, Cuba, Nicaragua et République dominicaine ; 1915, Haïti, en outre, hors des Caraïbes, une action militaire est portée contre le Chili en 1891. On pourrait allonger la liste. Ne mentionnons, pour l’histoire récente, que les coups d’État au Guatemala en 1954, au Chili en 1973.
La « diplomatie du dollar » a aussi conduit à l’établissement de contrôles américains sur les finances de plusieurs États (Honduras, Nicaragua, République dominicaine, Haïti). Les États-Unis ont acquis des territoires comme Porto Rico après la guerre contre l’Espagne en 1898. Certains États ont été placés sous un statut proche du protectorat, comme Cuba, en vertu de l’amendement Platt et de l’obtention de la base navale de Guantánamo. Les États-Unis ont provoqué la création du Panama, détaché de la Colombie, pour la construction du canal et le déploiement permanent de forces américaines, le tout inscrit dans la Constitution panaméenne (rédigée avec la participation du consul américain).
Mais l’exemple le plus éloquent de l’application de la Doctrine Monroe est Cuba. Lors de la Crise des missiles de Cuba en 1962, John F. Kennedy a cité directement la doctrine Monroe pour justifier l’opposition américaine aux déploiements de missiles russes en sol cubain. Depuis, Cuba est l’objet de sanctions et d’un embargo.
Plus récemment, l’administration Trump a invoqué la doctrine Monroe pour justifier une intervention militaire possible au Venezuela ou pour mettre en garde contre les ambitions commerciales chinoises.
La Doctrine Monroe et le Canada
La Doctrine Monroe a également eu ses effets sur le Canada. À peine six mois après la ratification de la Confédération (1867), la Grande-Bretagne – craignant que les États-Unis invoquent la doctrine Monroe – a décidé de résilier la charte de la Compagnie de la Baie d’Hudson et de transférer au Canada les droits de la compagnie sur les vastes territoires de la Terre de Rupert et du Nord-Ouest qu’elle gérait.
Par la suite, les États-Unis se sont toujours assurés que la politique intérieure et étrangère du Canada n’aille pas – trop longtemps – à l’encontre de leurs intérêts. Dernièrement, ils ont torpillé les relations du Canada avec la Chine avec l’affaire Huawei et l’inclusion, lors de la renégociation du traité de libre-échange nord-américain, d’une clause leur assurant un droit de veto sur tout projet de libre-échange du Canada avec la Chine.
L’extension de la Doctrine Monroe dans les affaires européennes
La Doctrine Monroe stipulait qu’en contrepartie, les États-Unis n’interviendraient pas dans les affaires européennes. Ce qui n’a évidemment pas été respecté. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, à la Conférence de Yalta en Crimée, les États-Unis, l’Union soviétique et la Grande-Bretagne se sont partagé des zones d’influence. Elles sont demeurées stables tout au cours de la Guerre froide.
La donne a changé avec la chute du mur de Berlin (1989) et la dissolution de l’Union soviétique. Les États-Unis ont voulu profiter de l’effondrement de l’économie soviétique pour élargir leur zone d’influence. À l’époque, la moitié des banques russes ont fait faillite, la classe moyenne a perdu les deux tiers de son épargne, et l’inflation était galopante. En échange de l’accord de Gorbatchev à la réunification de l’Allemagne, le secrétaire d’État américain James Baker s’était engagé à ce que l’OTAN ne s’élargisse pas « d’un pouce » vers l’Est. Une promesse non tenue par les différentes administrations américaines qui se sont succédé. L’OTAN s’est déployée en trois vagues successives jusqu’à inclure, en plus des pays de l’Est, d’ex républiques soviétiques.
Cependant, Washington s’était toujours gardé d’inclure l’Ukraine dans ses projets d’élargissement de l’OTAN, sachant qu’elle était un « casus belli », en particulier à cause de sa longue frontière avec la Russie et que ses vastes plaines avaient été la voie royale empruntée par les armées de Napoléon et d’Hitler pour envahir la Russie. L’exclusion de l’Ukraine de l’OTAN faisait partie de la « doctrine Monroe » de la Russie.
Aussi, lorsque Bush fils, enhardi par la guerre en Irak, déclare au Sommet de l’OTAN de 2008 à Bucarest qu’il est favorable à l’inclusion de la Géorgie et de l’Ukraine, il franchit la « ligne rouge » établie par Vladimir Poutine, qui venait de remettre sur pied l’économie russe.
L’Ukraine, membre de facto de l’OTAN
En 2014, à la faveur d’événements politiques– une révolution selon certains, un coup d’État selon d’autres –, l’Ukraine a basculé dans le camp occidental et a inscrit dans sa constitution un article proclamant sa volonté d’adhérer à l’OTAN. La Russie a répliqué en annexant la Crimée et soutenant les républiques séparatistes à majorité russophone de Donetsk et Lougansk. Les négociations de Minsk pour résoudre le conflit n’ont rien donné.
Pendant ce temps, des soldats américains, canadiens et britanniques assuraient la formation de l’armée ukrainienne pour la « désoviétiser » et la rendre opérationnelle avec les forces de l’OTAN. De toute évidence, Poutine a jugé que l’Ukraine était en train de devenir membre de facto de l’OTAN et a envahi le pays pour protéger une zone d’influence qualifiée d’« existentielle » par le président de la Russie.
Au début de l’invasion, la guerre avait l’apparence d’une guerre de libération nationale de l’Ukraine. Mais il est graduellement apparu que cela était une fiction. L’armée ukrainienne n’avait rien d’une armée de volontaires, comme on s’est plu à la présenter au départ. C’est une armée moderne de plus de 240 000 soldats, bien armés et entraînés, bénéficiant du soutien logistique de l’OTAN. Si un doute subsistait sur le caractère de la guerre, il vient d’être dissipé avec l’annonce de l’envoi d’armes offensives et d’un changement d’objectif, proclamé par le secrétaire à la Défense américain, Lloyd Austin : « Nous voulons maintenant voir la Russie affaiblie au point qu’elle ne puisse pas recommencer ce genre de choses, comme envahir l’Ukraine. » Des propos qui renvoient à ceux tenus, au mois de mars, par Joe Biden affirmant que Poutine « ne peut pas rester au pouvoir ». Les États-Unis, avec un budget militaire annuel de 800 milliards $ contre 36 milliards $ pour la Russie, semblent prêts à se battre pour atteindre ce but jusqu’au dernier soldat ukrainien. Le président Biden vient d’ailleurs de demander au Congrès de voter un budget de 33 milliards $ pour l’Ukraine.
Les deux belligérants recherchent la victoire sans que, de part et d’autre, elle soit définie. La guerre risque d’être longue, car on voit mal comment la Russie ou les États-Unis pourraient accepter de voir l’autre camp crier : « Victoire ». Encore davantage que dans le cas de Cuba, l’emploi d’armes nucléaires n’est pas à exclure.
Solidaires pour la paix
Devant la concurrence que leur imposent les patrons, les ouvriers ont une arme : la solidarité, qui se manifeste souvent par la grève. Devant la guerre que se livrent oligarques, monopoles et marchands d’armes par États interposés pour élargir ou défendre leurs sphères d’influence, les travailleurs et les travailleuses doivent refuser de servir de chair à canon. Au premier chef, cela concerne ceux et celles des pays belligérants. Dans les autres pays, nous avons tous intérêt à dénoncer cette guerre, et plus particulièrement l’action de notre propre gouvernement, et militer pour une solution pacifique au conflit.
Il y a, bien entendu, le risque bien réel qu’il dégénère en conflit mondial. Mais, déjà, la guerre affecte le monde entier. Les prix du pétrole, du blé, des matières premières s’envolent. Et les banques centrales sont à planifier, avec la hausse des taux d’intérêt, une récession mondiale qui leur permettra, entre autres, de régler le problème de la pénurie de main-d’œuvre.
En ce Premier Mai, la solidarité internationale des travailleurs et des travailleuses doit prendre les couleurs du pacifisme.
Non à l’invasion de l’Ukraine, non à l’OTAN.
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