Édition du 19 novembre 2024

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Débat dans le mouvement des femmes : quelle solidarité avec le peuple ukrainien

Le corps des Ukrainiennes comme champ de bataille

Lorsque j’ai eu connaissance que des soldats russes avaient violé des femmes ukrainiennes sitôt leur pays envahi, j’ai eu le cœur gros, mais je n’ai malheureusement pas été surprise.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Historiquement, des violences sexuelles sont associées à la plupart des conflits armés, parfois d’une ampleur massive et organisée. L’armée de Poutine a déjà eu recours à des tortures sexuelles, notamment en Tchétchénie. Le travail de documentation des exactions actuellement commises par les forces russes reste évidemment à accomplir, mais certaines premières analyses d’Ukraine, ainsi qu’une somme de recherches concernant d’autres conflits armés, mettent en évidence les dimensions idéologiques et stratégiques de ce que l’on qualifie communément de viol de guerre.

Il faut en effet se garder de simplement considérer les violences sexuelles, telles que celles qui sont commises par les soldats russes en Ukraine, comme la conséquence de « dérapages » individuels.

L’analyse qui suit se fonde sur 18 ans de recherches qualitatives et quantitatives engagées sur et avec des femmes victimes de violence sexuelle dans différents contextes. Le présent article s’appuie particulièrement sur mon ouvrage « Avant de tuer les femmes, vous devez les violer ! » : Rwanda, rapports de sexe et génocide des Tutsi.

Témoignages et appels à l’aide se multiplient

Des femmes politiques, des personnalités médiatiques et des militantes féministes d’Ukraine ont rapidement lancé l’alerte face aux violences sexuelles commises par les troupes russes, et commencé à organiser le soutien des femmes victimes.

La députée Maria Mezentseva a d’abord rapporté un cas à Brovary, dans la banlieue de Kiev, où deux soldats auraient violé une femme devant son enfant après que son mari eut été abattu. Il y a aussi des cas où des enfants ont été violentés en présence de leur mère ou de leurs parents, selon un article de presse qui cite Kateryna Cherepakha, présidente de la Strada Ukraine. Cette dernière a aussi déclaré au Guardian avoir reçu plusieurs appels de la part de femmes et de filles sur la ligne d’urgence de son organisation non gouvernementale ayant pour mission la lutte contre la traite humaine, sans pouvoir les aider, à cause des combats.

Le collectif « Feminist Workshop » basé à Lviv, près de la frontière polonaise, recueille pour sa part des fonds afin de soutenir son travail de terrain. Masha Efrosinina, une présentatrice de télévision, a quant à elle lancé un appel aux femmes ukrainiennes pour qu’elles signalent les agressions sexuelles aux autorités.

Il semble qu’après le retrait des troupes russes de certaines villes et banlieues d’Ukraine, des femmes et des jeunes filles ont commencé à raconter à la police, aux médias et aux organisations féministes ou de défense des droits humains les violences sexuelles que des militaires russes leur ont infligées. Human Rights Watch a entrepris de documenter les exactions commises dans le contexte de la guerre en Ukraine, confirmant qu’un soldat russe a violé une femme à plusieurs reprises le 13 mars dans une école de la région de Kharkiv, où elle s’était réfugiée avec sa famille.

Dans les témoignages rapportés par les médias, il est souvent question de viols collectifs, qui précèdent parfois le meurtre. Des cadavres de femmes nues gisant sur une autoroute proche de Kiev ont été photographiés par Mikhail Palinchak. Une autre terrible photo circule sur les réseaux sociaux, montrant le corps d’une Ukrainienne violée avant d’être assassinée, une croix gammée gravée sur son ventre par ses bourreaux.

Viol des femmes, viol de la nation

Une personne ukrainienne militant sous le nom Yosh au sein du « Feminist Workshop » s’est exprimée sur le sens à donner à ces violences dans une série de publications sur Twitter que je traduis ici librement. @yo_sh rappelle d’abord que les femmes ne deviennent pas des armes de guerre uniquement parce que l’agresseur est un dictateur fou. Ce phénomène est aussi possible, écrit-elle, à cause de certaines croyances qui découlent d’une culture patriarcale, sur laquelle s’appuie un gouvernement totalitaire.

La première de ces croyances est que les hommes ne peuvent pas vivre sans satisfaire leurs besoins sexuels en se servant des femmes. Une deuxième croyance est que les femmes doivent satisfaire les besoins sexuels des hommes. Une troisième croyance est qu’une femme violée devient une femme abimée et sans valeur. Une quatrième croyance, toujours selon Yosh, conçoit les femmes comme propriétés de l’État. En portant atteinte aux femmes, l’agresseur porte atteinte à l’État, conclut-elle.

En tant qu’armes de guerre, les violences sexuelles affectent physiquement et émotionnellement les femmes, qui en sont les principales cibles ; et en tant qu’outils stratégiques, elles constituent une façon d’atteindre des objectifs assez diversifiés pour imposer une domination politique. Globalement, le corps et la sexualité des femmes sont réquisitionnés pour mettre en œuvre le viol de la nation.

Ceci fait référence à la règle tacite que les femmes peuvent être « conquises » en même temps qu’un territoire. On mise sur la honte produite par l’agression, sur le sentiment d’honneur lié à l’appartenance plus ou moins symbolique de la femme à sa communauté et aux hommes eux-mêmes indirectement visés par l’attaque. En cas de viol collectif, les bourreaux peuvent faire la démonstration mutuelle de leur virilité. La servitude sexuelle est imposée aux femmes emmenées comme butin de guerre. Les violences sexuelles contribuent ainsi à établir un climat de terreur, à détruire le tissu social, à faire fuir les populations, accélérant leur sujétion.

Des crimes trop souvent impunis

Formellement condamnées par la Convention de Genève depuis 1949, les violences sexuelles ont plus récemment fait l’objet d’une reconnaissance juridique internationale comme crimes contre l’humanité et crimes de guerre, puis comme un acte de génocide, dans le cadre d’un procès concernant le Rwanda.

L’Ukraine vient néanmoins de s’ajouter à la longue liste des conflits armés et des génocides qui se sont traduits par l’instrumentalisation stratégique des violences sexuelles à l’encontre de filles et de femmes par les troupes adverses. Le gouvernement ukrainien demande la mise sur pied d’un Tribunal pénal spécial qui pourrait permettre de sanctionner ces violences, mais le droit international peine toujours à tenir compte des dimensions genrées des conflits armés et des génocides. Le bilan décevant du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), entre autres, laisse craindre que les Ukrainiennes n’obtiendront pas davantage justice que les Rwandaises.

Les témoignages provenant de l’Ukraine confortent une analyse qui conçoit les viols en situation de conflit armé comme une guerre dans la guerre. En ce sens, les femmes ukrainiennes doivent, hélas, craindre aussi les hommes de leur « camp ». The Guardian rapporte déjà qu’un membre des services ukrainiens de défense territoriale a été arrêté, après avoir tenté de violer une enseignante qu’il avait traînée dans la bibliothèque de l’école.

Enfin, en ce qui concerne la « communauté internationale », que penser des hommes qui prennent d’assaut les structures d’aide aux personnes réfugiées ou les agences matrimoniales pour « héberger » une belle femme ukrainienne blonde de 18-30 ans, intelligente et soignée ? Il ne faut ainsi jamais perdre de vue qu’en temps dit de paix, nombre de femmes vivent sous la contrainte de violences patriarcales de tous ordres. Elles sont de plus en plus nombreuses à le dénoncer afin que cela change.

Sandrine Ricci

Article publié le 1é avril 2020 sur le site The Conversation

https://theconversation.com/le-corps-des-ukrainiennes-comme-champ-de-bataille-181015 ?

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