Le thème et la division du texte
Hippias d’Élis est de passage à Athènes où il effectue un bref séjour durant lequel il va donner une conférence. Il rencontre Socrate trois jours avant sa présentation orale. Dans ce dialogue, Socrate demande à Hippias de l’aider à répondre à quelqu’un qui « (l’)a mis dans l’embarras » (286c). L’interlocuteur anonyme lui reprochait de ne pas pouvoir identifier d’une manière précise le critère qui permet de juger une chose belle et une autre laide : « Comment fais-tu, Socrate, pour savoir quelles choses sont belles et lesquelles sont laides ? Voyons, serais-tu capable de dire ce qu’est le beau ? » (286c-d).
Le dialogue porte, on l’aura deviné, sur la définition du beau et les critères qui le fondent. Qu’est-ce que le beau[3] ? Sept définitions contenues dans ce texte seront réfutées. Mais ne concluons pas trop rapidement à un discours aporétique stérile. Il y a, à la fin du texte, une hypothèse de définition qui semble convenir aux deux interlocuteurs. On retrouve également dans ce dialogue une leçon importante sur notre capacité à définir d’une manière juste et universelle les concepts.
Le texte comporte trois grandes parties : premièrement, le long prologue (Hippias se présente comme le « sage » parmi les sages[4] et explique à Socrate le sort qui lui a été réservé à Sparte par les Lacédémoniens (281a-286c)) ; deuxièmement, le dialogue en tant que tel avec la formulation de la question du beau (286c-293d), les trois définitions proposées par Hippias (une « belle vierge » (287d-289d), l’or (289e-291d) et une vie heureuse[5] (291d-293d)), le tout étant suivi par la définition de l’interlocuteur anonyme (le convenable) (293e-295a) ainsi que par les trois hypothèses de Socrate (295a-303e) en lien avec l’utile (295c-296d), l’avantageux (296d-297e) et ce qui procure du plaisir à la vue et à l’ouïe (297e-303e) ; et troisièmement, l’ensemble prend fin avec l’épilogue (304a-304e).
Les trois définitions proposées par Hippias
Selon Hippias, « (l)e beau, […] pour dire vrai, c’est une belle vierge » (287e). Or, Socrate demande, est-ce « (qu’)une belle jeune fille » peut sérieusement rivaliser, sur le plan de la beauté, avec une déesse (« le genre des dieux » (289b)) ? Non, évidemment. Le sophiste revient à la charge en soutenant qu’il n’y a alors que l’or pour enjoliver toutes ces choses qui sont réputées belles. Qu’en est-il de l’ivoire et des pierres précieuses, objecte Socrate ? Phidias, le sculpteur, a-t-il eu tort d’employer l’ivoire et le marbre au lieu de l’or pour le visage de son Athéna ? Hippias reconnaît que l’ivoire et le marbre peuvent être beaux quand ils « conviennent » (290c) et accepte donc l’objection de Socrate. Comme ultime tentative, il prétend que c’est la richesse qui permet la vie facile, la vie heureuse. Cette définition hélas ne peut pas être appliquée ni à Achille ni à Héraclès et ni aux dieux. Elle est rejetée, elle aussi, par Socrate.
Chose certaine, Hippias semble faire de la beauté un attribut caractéristique à ce qui est valorisé, tels que la jeunesse et la richesse (incluant l’or) ; autrement dit, à ce qui est socialement désiré et désirable selon un certain point de vue. Et en ce sens, les ripostes de Socrate démontrent le caractère singulier de la beauté, dans la mesure où elle fait appelle à la subjectivité de la personne qui s’exprime à son sujet. Est-ce donc dire que Phidias n’a pas su percevoir la beauté de l’or, alors qu’il a préféré l’ivoire et le marbre ? Plus encore, est-ce qu’il faut aussi réduire la beauté à ce qui « convient » ? Pourtant, ce n’est pas l’or ni l’ivoire ou le marbre qui représentent la beauté, mais bien l’oeuvre à laquelle ces matériaux ont participé, à savoir ici la sculpture étant à la fois une beauté par elle-même et une forme possible de celle-ci par rapport à un objet modèle. Qui plus est, la richesse sert d’outil pour acquérir des formes et des objets de la beauté, sans l’être nécessairement par elle-même, insinuant donc la difficulté pour Hippias de faire la distinction entre ses désirs et l’authentique beauté.
La définition de l’interlocuteur anonyme
Se pourrait-il que le beau soit ce qui convient ? Hippias aurait-il fourni enfin une idée acceptable de ce que pourrait représenter la beauté ? Après un examen de la chose, Socrate constate que le convenable produit uniquement une apparence de la beauté. Ce point de vue peut laisser sous-entendre une proximité entre le convenable et l’utile, précisément en suivant une réflexion selon laquelle on se demanderait : l’utilité est-elle belle ? À titre préliminaire, disons que l’utile doit servir et n’a pas besoin de la beauté pour se réaliser. Ainsi, la définition suggérée par l’interlocuteur anonyme est aussi rejetée.
Les trois hypothèses mises de l’avant par Socrate
Mais cette association entre le convenable et l’utile exige de poser clairement la question : serait-ce l’utile qui est le beau, demande Socrate ? En plus de la possible objection soutenue auprès de l’interlocuteur anonyme, le sens de la vertu intervient à son tour, alors que l’utile est jugée indissociable de la puissance et les hommes qui n’en sont pas dépourvus font plus souvent le mal que le bien. Ainsi, la beauté doit-être perçue comme un bien et non un mal. L’avantageux alors ? Certes, l’avantageux est la cause du bien ; notons toutefois que la cause et l’effet doivent nécessairement être deux choses distinctes. Dans ce cas, le beau ne correspondrait-il pas au plaisir associé aux sens de la vue et de l’ouïe en priorité, à savoir ceux les plus souvent utilisés ? Mais pourquoi éliminer les plaisirs qui viennent du toucher, de l’odorat et du goût ? Cette définition a le défaut de présenter un caractère quantitatif et non qualitatif. Elle se situe au niveau de la perception de l’objet et non du beau en soi. Néanmoins, il n’est pas faux d’estimer le vue et l’ouïe plus que les autres sens, car disons-nous, par exemple, que la saveur de la pomme est bonne ou belle ? Qui plus est, une bonne pomme pour le goût doit-elle être nécessairement belle à la vue ? Un constat similaire concerne le toucher et l’odorat, puisque l’agréable est-il beau ou bon ? Et lorsqu’on entend une musique agréable à l’oreille, ne dit-on pas qu’elle est belle et non pas bonne ? Socrate a su décortiquer les sens de manière à déborder de l’avantageux pour exiger notre effort à considérer l’agréable, c’est-à-dire ce qui est bien et beau : ce qui est agréable à la vue et à l’ouïe est beau et par conséquent bien ; et ce qui est agréable au toucher, à l’odorat et au goût est bon, sans supposer être beau. Ainsi, la beauté caractérise des aptitudes à percevoir le monde pour mieux le définir. À noter toutefois que la vue et l’ouïe constituent les sens qui n’ont pas besoin d’être stimulés par un contact avec le corps pour être effectifs ; ils se rapportent davantage à notre appréciation du monde extérieur et impliquent à devoir utiliser les autres sens pour en arriver à statuer sur le bien que ses êtres et objets du dehors peuvent nous apporter.
La réaction d’Hippias
Hippias s’emporte contre Socrate et sa démarche analytique (304a) qui divise et distingue sans cesse. Aux doutes et aux chicaneries de Socrate, il oppose ses certitudes tirées de la vie politique et sociale : la beauté, selon lui, réside dans la puissance et l’art de persuader les hommes par la parole. Hippias tente de s’en tirer en évoquant l’aptitude charismatique d’un orateur qui saura convaincre quiconque sur ce qui doit être jugé beau. Il dénigre alors l’absolu de la beauté, afin de supputer sur une forme de relativisme donnant du poids à la force de persuasion de quelques-uns sur la majorité. Encore faut-il y joindre la relativité du temps et de l’espace, puisque la subjectivité de la beauté demeure depuis toujours dynamique.
Au final, Hippias renonce à poursuivre ce dialogue qui, selon lui, ne mène nulle part ; il voit dans sa discussion avec Socrate un simple bavardage (304b).
Récapitulation du dialogue jusqu’à maintenant
Dans ce dialogue, Hippias ne propose aucune définition de portée générale. Il se contente de multiplier les exemples particuliers ; il ne précise pas « ce qu’est le beau », il énumère plutôt « ce qui est beau » pour lui, tandis que Socrate est à la recherche d’une définition claire et surtout de portée générale (universelle) qui convient à l’objet, à savoir une définition qui nous ferait découvrir la réalité immuable du beau présent dans toutes les belles choses. En bref, il cherche à découvrir l’essence du beau, c’est-à-dire ce qui fait de la beauté ce qu’elle est. Mais deux voies parallèles, ne conduisant pas au même but, s’expriment et suscitent davantage de questionnements que de réponses.
À la suite de ce dialogue vous aurez compris que pour Platon, aucun objet, aussi valorisé soit-il aux yeux de la personne qui le détient, ne peut correspondre aux caractéristiques décisives et distinctives d’une chose belle (le « beau » en soi). Soutenir que c’est une belle fille « vierge », l’or ou la vie heureuse ne permet pas de cerner ou d’atteindre l’essence du beau. Les quatre définitions suivantes (le convenable, l’utile, l’avantageux ou ce qui procure du plaisir à la vue et à l’ouïe) s’avèrent inadéquates pour dégager une caractéristique unique et spécifique au beau. Cette série d’échecs successifs ne semble pas avoir eu pour effet de perturber outre mesure Hippias qui y voit dans son échange infructueux avec Socrate le signe d’une méthode inadéquate qui a pour effet d’engendrer « des raclures, des rognures, un émiettement de langage » (304a-b) et qui conduit nécessairement à des apories.
Quoi qu’il en soit, le dialogue se clôt sur une conclusion hypothétique qui semble convenir provisoirement — et certes provisoirement — aux deux interlocuteurs principaux : le beau serait « le plaisir avantageux » (303e).
La leçon politique à retenir de ce dialogue
Dans Hippias majeur, l’utile « est tout ce qu’il y a de plus beau » (295e) et, selon le sophiste Hippias, « utile » et « puissance » ne font qu’un. Rien d’étonnant ici, car pour ses homologues « la puissance est quelque chose de beau et l’impuissance quelque chose de laid » (295e) et, particulièrement, « dans les affaires de la cité, et surtout de sa propre cité, [car] c’est d’avoir la puissance qui est la chose la plus belle de toutes, alors que d’y être impuissant est la plus laide de toutes » (296a). Il est impossible, selon Socrate, de concevoir comme beau la puissance qui peut servir à faire le bien et le mal indifféremment. Chez Hippias, le beau se confond et coïncide avec l’utile. Est beau ce qui a la capacité d’atteindre un but déterminé et donc ce qui a une « puissance » déterminée ; est donc beau le pouvoir politique. Son point de vue a pour effet de scandaliser Socrate, en raison de son caractère immoral. Nous le savons, puisque Platon dans ses écrits, à travers Socrate, a toujours soutenu que ceux qui se trompent et agissent mal le font involontairement. Le tyran qui croit faire le bonheur de son peuple et le sien a le pouvoir, plutôt la « puissance », d’agir ainsi. Mais le tyran se trompe. L’utile est beau dans la mesure où il sert à faire le bien. Socrate propose donc de préciser que le beau doit coïncider avec « l’avantageux » (296e), c’est-à-dire ce qui est absolument utile (296d), d’où un effet visant à exclure le mal.
Conclusion
Le sophiste vantard et imbu de lui-même qu’est Hippias ne semble retenir aucune leçon fondamentale de cet exercice « dépourvu d’intelligence » (304b), selon lui, alors que le sage Socrate y voit pour sa part la confirmation d’un « proverbe » qui dit : « Les belles choses sont difficiles » (304e). Cette conclusion ironique montre que l’Hippias majeur est un dialogue aporétique qui n’apporte pas de réponse définitive à la question formulée au départ et qui semble donc aboutir dans une impasse. Le caractère aporétique d’un dialogue n’est pas en soi une chose négative, puisque les définitions proposées ici par Socrate ont permis d’explorer le beau en fonction de l’harmonie (la convenance, le rationnel), de l’avantageux (le bien, le moralement acceptable) et du plaisir (le monde sensible, le beau esthétique). Ce dialogue sur le beau est aporétique en raison de l’objet même du beau qui ne se laisse pas saisir de façon univoque. Ce texte est une belle démonstration qu’il est parfois difficile de dégager les caractéristiques universelles d’un concept. D’où le caractère inépuisable des débats d’écoles autour des critères à retenir dans la définition d’un être, d’un objet ou d’une chose.
Dernière chose à mentionner : l’instrument qu’Hippias et les sophistes proposent pour devenir puissants est la rhétorique, c’est-à-dire l’art de persuader par la parole. Socrate est plutôt d’avis que c’est par la recherche de la vérité qu’il est possible d’atteindre le beau. Mais en montrant qu’Hippias ne sait pas ce qu’est le beau, Socrate suggère implicitement que les sophistes en général, et Hippias en particulier, ne sauraient reconnaître, si elles existaient, de belles lois et une belle cité.
Guylain Bernier
Yvan Perrier
28 août 2022
yvan_perrier@hotmail.com
Références
Dixsaut, Monique. 1998. « Platon ». Dans Dictionnaire des philosophes. Paris : Encyclopaedia Universalis/Albin Michel.
Platon. 2005. Hippias majeur. Présentation et traduction par Jean-François Pradeau et Francesco Fronterotta. Paris : GF Flammarion, p. 9-142.
Platon. 2020. « Hippias majeur ou Sur le beau ». Dans Luc Brisson (Dir.), Platon oeuvres complètes. Paris : Flammarion, p. 523-551.
[1] Dialogue « anatreptique », c’est-à-dire qui réfute, qui renverse des opinions erronées, qui tourne en tous sens les arguments dans le but d’éveiller la pensée.
[2] Par sophiste, il faut comprendre celui qui s’y connaît plus que tout en matière de discours.
[3] Le beau est ce par quoi « toutes les belles choses sont belles » (287c). Tant et aussi longtemps que « beau » et « belle » ne sont pas définis dans leur essence, force est de constater que nous sommes en présence d’une « belle » tautologie. Socrate affirme plus loin dans le dialogue ceci : « ce qui fait et ce qui est fait […] sont deux choses distinctes » (303e). Il faut comprendre ici qu’il y a une distinction majeure entre le « producteur » et le « produit ».
[4] Hippias est grammairien, moraliste, historien (285d) et se dit expert dans toutes les branches des mathématiques grecques (astronomie, géométrie, arithmétique et science du calcul) (285c-d). Le sophiste Hippias est arrogant et vantard sur le savoir qu’il semble posséder.
[5] Hippias dit : « J’affirme donc maintenant que ce qu’il y a de plus beau pour un homme, en tout temps, en tout lieu et pour tous, c’est d’être riche, bien portant et honoré par les Grecs ; d’atteindre la vieillesse, d’avoir fait à ses parents de belles funérailles et de recevoir soi-même de ses enfants un bel et magnifique enterrement » (291d-e).
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