4 mars 2023 | tiré de medipart.fr-quotidienne-20230304-184833&M_BT=733272004833] |Photo : Gabriel Boric à Santiago, le soir de sa victoire à l’élection présidentielle chilienne, le 19 décembre 2021.
L’échec du processus de changement constitutionnel au Chili a laissé un goût amer. Après la révolte d’octobre 2019, l’élection du président de gauche Gabriel Boric et le travail patient de la Convention constitutionnelle qui a rendu la Magna Carta la plus démocratique et avancée qui soit, son rejet par 62 % des suffrages exprimés le 4 septembre 2022 a sonné le glas d’une sortie du système néolibéral, maintenu depuis la fin de la dictature de Pinochet.
Dans son essai, La Mémoire du futur. Chili 2019-2022 (Lux, 2023), le philosophe Pierre Dardot analyse rigoureusement les raisons de ce fiasco, des erreurs de la Convention elle-même au poids de « l’expérience néolibérale » sans oublier la « défaite politique » du gouvernement dont « la seule vertu est d’avoir protégé par son existence l’espace de la Convention ». Mais son regard n’est pas désenchanté pour autant.
En s’attardant sur trois composantes de l’explosion sociale, le mouvement mapuche, le mouvement étudiant et le mouvement féministe, ce spécialiste du néolibéralisme, coauteur avec le sociologue Christian Laval de plusieurs livres phares (dont dernièrement Dominer – Enquête sur la souveraineté de l’État en Occident, La Découverte), montre comment une politique émancipatrice est possible dans une société marquée au fer rouge par le néolibéralisme, en dépit de la faiblesse structurelle des organisations du mouvement ouvrier.
Même si des symboles de l’Unité populaire ont été convoqués, l’octobre chilien était tout sauf une répétition. « C’est l’irruption du nouveau qui donne rétrospectivement sens au passé en mettant au jour la continuité d’une politique », écrit Pierre Dardot. Les leçons de la révolte sont donc fécondes pour la gauche, bien au-delà des frontières chiliennes. Alors qu’au Chili un comité d’experts doit rédiger un nouveau projet de Constitution d’ici la fin de l’année, loin de l’expérience radicalement démocratique de l’année dernière, le philosophe s’explique.
Mediapart : L’expérience chilienne de 2019 à 2022 a soulevé un immense espoir, contrarié par le rejet de la nouvelle Constitution lors du référendum du 4 septembre 2022. Le Chili est-il tout de même sorti transformé par cette séquence ?
Pierre Dardot : Oui, sans nul doute. Quelque chose d’irréversible s’est produit dans la reconfiguration des rapports à l’intérieur de la gauche dite « inorganique ». La gauche parlementaire avait tendance à la dénigrer en lui attribuant un refus de l’organisation. En réalité, inorganique ne signifie pas inorganisé, mais articulation insuffisante entre les organisations.
Même si les mouvements sociaux marquent le pas depuis l’échec du 4 septembre, quelque chose demeure qui ne peut pas se perdre, comme en témoigne l’énergie du mouvement féministe à organiser la grève générale du 8 mars. La capacité collective à s’auto-représenter, à refuser la délégation de pouvoir ou la représentation par un parti politique demeure un acquis. Cette capacité va mûrir, se renouveler, mais elle est trop profonde pour disparaître.
J’étais au Chili début novembre 2019, et j’ai été transporté par ce mouvement, son dynamisme, la joie d’être ensemble qu’on sentait palpable dans les manifestations. Une des leçons qu’on peut tirer de ce processus, c’est que la fracture entre les mouvements sociaux et les partis politiques n’est jamais une bonne chose. La nouvelle gauche parlementaire issue du mouvement étudiant de 2011 au Chili a une responsabilité dans l’impasse de la situation présente.
On ne peut se satisfaire d’un partage tacite du travail entre cette gauche, qui se cantonnait aux institutions de l’État, et les mouvements sociaux qui luttaient pour de nouveaux droits. Ce partage est toujours préjudiciable.
Dans les manifestations, on a vu resurgir des références à l’Unité populaire : le visage d’Allende, de la militante communiste Gladys Marín, les chansons de Victor Jara… Mais vous expliquez que ces symboles n’avaient rien de nostalgique, et que ce mouvement n’avait rien d’une répétition.
C’est le sens du titre de mon livre, « la mémoire du futur », une expression que j’emprunte à Karina Nohales, une des porte-parole de la Coordinadora 8M [une organisation féministe chilienne – ndlr], qui s’inscrit en faux avec la tendance à la fétichisation de l’histoire de l’Unité populaire. Ce qui est important, dans la référence à Allende par exemple, ce n’est pas le passé qui refait surface, c’est l’irruption du nouveau dans le présent de l’action collective, qui amène à reconsidérer le passé à la lumière des tâches à venir.
Le mouvement féministe a exprimé cette idée en une belle formule dans la synthèse de la « cinquième rencontre plurinationale des femmes et des dissidences en lutte » : « Pour celles d’hier, nous sommes aujourd’hui, et pour celles d’aujourd’hui, nous continuerons à être demain » [« Por las de ayer somos hoy y por las de hoy, seguiremos siendo mañana » – ndlr]. Cette formule condense à mes yeux un nouveau rapport de l’action collective au temps.
Ce qui est aussi frappant dans votre analyse des mouvements féministe, étudiant et mapuche, et qui contraste avec hier, c’est que les partis politiques sont absents de la révolte. Est-ce un effet de l’expérience néolibérale ?
En effet, et cela tient au rôle historique que ces partis ont joué depuis la fin de la dictature. L’explosion sociale chilienne est un défi lancé au système établi par la Concertation [coalition post-dictature de Pinochet réunissant le Parti démocrate-chrétien, le Parti socialiste et le Parti pour la démocratie – ndlr], qui a nourri un rejet très fort des partis politiques.
Le rôle de la Concertation pendant le mouvement étudiant de 2006 contre une loi qui déléguait la responsabilité de l’éducation à des sociétés privées a été très mal vécu. Après des manifestations historiques, la Concertation avait simplement renommé la loi pour mieux la célébrer lors d’une cérémonie « des mains levées » soigneusement orchestrée pour donner l’illusion d’un accord avec les étudiants.
Entre 2006 et le mouvement étudiant de 2011, il y a eu une transformation du regard que les acteurs des mouvements sociaux posent sur les partis politiques. Pour l’immense majorité des manifestants en 2019, les partis ne devaient plus exercer leur emprise néfaste. Il ne s’agissait pas d’interdire les partis, mais de contester leur prétention au monopole de l’activité politique en affirmant que l’activité des mouvements indépendants des partis relevait pleinement de la politique.
Le président élu en 2021, Gabriel Boric, était un leader étudiant lors du mouvement de 2011, il a ensuite été élu député du parti Gauche autonome (GA) avec d’autres de ses camarades. Il matérialisait cette idée que les mouvements sociaux pouvaient modifier le champ politique. Et pourtant, il a déçu. Pourquoi ?
Il y avait un débat très fort à l’intérieur de la Gauche autonome au milieu des années 2010. Une divergence profonde séparait les partisans du parti-mouvement, comme Francisco Figueroa, et les partisans du populisme à l’espagnole, inspiré de Podemos, comme Gabriel Boric ou le jeune maire de Valparaíso, Jorge Sharp. Boric était très influencé par la théorie d’Ernesto Laclau, il voulait unifier des demandes populaires hétérogènes en misant sur l’identification du peuple à un leader. Il concevait donc le parti comme une machine électorale tendue vers la conquête du pouvoir.
Mais Boric a évolué depuis la victoire du « rechazo » (« rejet ») le 4 septembre 2022. Il affirme désormais qu’il ne faut pas que la Constitution entérine et consacre les demandes sociales, qui seraient un facteur de division. La Constitution doit selon lui être « très générale ». Cette dévalorisation des demandes sociales va encore au-delà de l’accord du 15 novembre 2019 pour la « paix sociale », qu’il avait signé et qui lui avait valu d’être suspendu de son statut de militant par son parti, Convergence sociale.
Au Chili, on a retrouvé le même problème qu’avec Syriza en Grèce : la gauche parlementaire se laisse enfermer très facilement dans un dialogue avec la droite d’où elle sort automatiquement perdante.
En fait, depuis 2017, lui comme d’autres issus du mouvement étudiant ont eu tendance à réduire les mouvements sociaux à un rôle de soutien à des positions déterminées au sein du Parlement. Comme l’écrit le politiste Luis Thielemann : « Les masses en lutte ont commencé à être perçues comme un public qui soutenait ou rejetait la politique, mais ne la décidait ni ne la déterminait jamais. »
Devenus politiciens professionnels, les Boric et Jackson [Giorgio Jackson, ancien leader étudiant de 2011, devenu ministre sous le gouvernement de Boric – ndlr] ont finalement oublié à qui ils devaient leur propre existence. L’horizon de cette gauche s’est finalement rétréci aux rapports entre partis dans l’arène parlementaire. Ils ont alors totalement perdu de vue la possibilité pour les mouvements sociaux de jouer un rôle autonome, ce qui n’a fait qu’accentuer le fossé entre ces derniers et les partis.
Est-ce l’une des raisons pour lesquelles le texte issu du travail de la Constituante n’a pas été approuvé ? Etait-il jugé trop influencé par les mouvements sociaux pour que le gouvernement se risque à le soutenir pleinement ?
En partie. Les mésententes entre le gouvernement, les partis de la nouvelle gauche parlementaire et les mouvements sociaux n’ont pas permis une campagne stratégiquement unifiée. On ne peut pas dire pour autant que s’il y avait eu cette unité, le « oui » l’aurait emporté. L’écart aurait été certainement beaucoup plus serré, comme beaucoup à gauche s’y attendaient.
Pour autant, même si je constate qu’au Chili, Boric fait l’objet d’une détestation dans une partie du mouvement social, je pense qu’il ne faut pas en faire le seul responsable du rechazo. Simplement, on a retrouvé le même problème qu’avec Syriza en Grèce : la gauche parlementaire se laisse enfermer très facilement dans un dialogue avec la droite d’où elle sort automatiquement perdante.
Il faut donc voir les choses autrement, chercher comment modifier le rapport de force en prenant appui sur les mouvements sociaux au lieu de leur demander leur soutien électoral quand les choses tournent mal. Désormais, alors qu’il apparaissait lors de son élection comme un jeune président en rupture avec la politique de la Concertation, Boric semble s’inscrire dans cette continuité.
Dans votre livre, vous répondez à l’historien chilien Gabriel Salazar, ancien militant du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), qui était très sceptique dès le départ sur Boric, et qui a une conception maximaliste de la Constituante, comme devant nécessairement succéder à un renversement de l’ordre établi. Pourquoi cette solution ne vous convainc pas ?
Pour moi, ça participe d’une vieille mythologie très datée, celle de la constituante souveraine qui, du seul fait de son existence, va renverser le gouvernement établi. Ça m’a toujours semblé stérile politiquement. Je différencie constituante souveraine (au-dessus de tous les pouvoirs) et constituante libre (non limitée par des règles a priori).
Telle qu’elle a surgi des accords du 15 novembre, les pouvoirs de la Constituante chilienne étaient limités par la Constitution de 1980. Je condamne ces limitations, mais ça ne me gênait pas pour autant qu’elle coexiste avec un gouvernement qui procède de l’ancienne Constitution. Toute la question était de savoir ce qui allait en sortir.
La Constituante s’est d’ailleurs affranchie de la logique stricte des accords du 15 novembre. Le projet de Constitution fait pour moi date dans l’histoire du constitutionnalisme chilien. Il était très prometteur et aurait pu aider toute la gauche, pas seulement en Amérique latine mais aussi en France.
Dans la postface à l’édition espagnole de votre livre, à paraître bientôt, vous qualifiez le nouveau processus constituant engagé au Chili de « parodie ». Il semble en effet beaucoup moins démocratique. Est-ce un retour du « concertationnisme » à vos yeux ?
En effet, c’est très important. Au départ, quand Boric a pris acte du rechazo, il n’était pas favorable au « Congrès constituant » (réunissant sénateurs et députés) réclamé par la droite. Le mandat du référendum du 25 octobre 2020, c’était qu’une constituante élue au suffrage universel direct travaille à un nouveau texte. Mais la droite, majoritaire au Parlement, a exercé une pression terrible, et ses positions l’ont emporté.
La valeur de l’expérience chilienne, c’est qu’elle s’est faite à partir d’une réinvention radicale de la démocratie. Pas au nom du populisme, pas au nom du néolibéralisme, mais en faveur d’une réinvention de la démocratie.
On ne parle plus de Congrès constituant mais de trois instances : une commission d’expertise désignée par les sénateurs et les députés, une commission technique de recevabilité désignée par les sénateurs, et enfin un Conseil constitutionnel qui doit se mettre en place en avril-mai, seul organe élu, qui est chargé d’écrire la nouvelle Constitution.
La prédominance des partis est donc très largement consacrée, selon la plus pure logique du concertationnisme. Les citoyens n’ont aucune part dans le processus. Ils n’interviendront qu’au moment de la ratification. C’est déplorable, après tout ce qui s’est passé.
Autant la précédente Constitution était peut-être trop avancée sur le reste de la société, autant la nouvelle risque donc de représenter une classe politique déconnectée. Dans ces conditions, le prochain texte pourrait à son tour être rejeté ?
Oui, un « rejet de gauche » est possible. Tout est très incertain. Le fait le plus notable, c’est la mainmise de la bureaucratie parlementaire sur tout le processus. Le texte ne sera pas rédigé sous la pression des mouvements sociaux. C’est une différence énorme.
Cet été, Jean-Luc Mélenchon, qui a un tropisme pour l’Amérique latine, s’est rendu au Mexique, au Honduras et en Colombie, où ce sont aussi des gouvernements de gauche qui dirigent. Pourquoi
l’expérience chilienne ne retient pas davantage son attention ?
L’expérience chilienne a été instrumentalisée par certains membres de La France insoumise (LFI), qui ont traduit le discours d’ouverture de la présidente de la Convention constitutionnelle, Elisa Loncón. Leur idée était que ce processus pourrait nourrir la campagne en faveur d’une VIe République. Pourtant, le discours d’Elisa Loncón était aux antipodes du discours sur la « République une et indivisible », porté au Chili par la droite. L’État-nation fut directement remis en question par la Constituante au nom de la reconnaissance de droits collectifs aux peuples autochtones.
Il y avait donc un malentendu, car au Chili la volonté était de rompre avec la continuité de l’histoire nationale. Il y avait cette conscience qu’il fallait aller au-delà de ce qui avait toujours dominé : la fiction de l’État-nation qui condamnait les peuples autochtones au silence. Les membres de la Constituante ont fait preuve d’un courage salutaire, en dépit du rejet final. C’est une leçon fondamentale.
Quant à Mélenchon, il y a une logique politique à ce désintérêt. S’il fait volontiers référence à Andrés Manuel López Obrador, le président du Mexique, c’est que ce dernier incarne une variante du populisme autoritaire, celle de la « démocratie hégémonique » (Alain Rouquié) qui entend modifier la structure de l’État dans un sens autoritaire.
Il faut être clair en France là-dessus. La valeur de l’expérience chilienne, c’est qu’elle s’est faite à partir d’une réinvention radicale de la démocratie. Pas au nom du populisme, pas au nom du néolibéralisme, mais en faveur d’une réinvention de la démocratie. Cette inspiration doit valoir aussi bien pour les mouvements sociaux que pour les partis et le rapport du gouvernement avec ses propres citoyens.
C’est à la lumière de cette visée démocratique radicale qu’il faut réinventer la place des mouvements sociaux et le rôle des partis en France. Si on y parvient, on aura tiré les leçons à notre échelle et à notre usage de l’expérience chilienne.
Mathieu Dejean
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