Édition du 17 décembre 2024

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Économie

Pétrole. Les paris risqués du prince héritier saoudien

Il ne manque pas d’idées, le prince héritier « modernisateur », premier de ce calibre et d’une telle opiniâtreté depuis la fondation en 1934 de la maison des Saoud. Mais pour son malheur et celui du monde qui l’entoure, ses décisions prises sous le sceau de la royauté ne font que desservir ses desseins. Dernier exemple en date dans le domaine pétrolier.

Tiré de Orient XXI.

Qu’ils soient guerriers, diplomatiques, policiers, stratégiques ou encore économiques, les choix du jeune prince de 34 ans Mohamed Ben Salman (mondialement connu sous sa marque déposée « MBS ») ont grosso modo couru d’échec en échec. Serait-ce à mettre sur le compte de sa « nubilité », étant donné les âges très vénérables atteints par les dirigeants qui ont gouverné ce royaume de sable et de pétrole ? Ou bien de ses accointances, avec des personnages tels Jared Kushner, gendre du président américain Donald Trump ?

Son dernier coup de maître qui a tourné au fiasco et créé des vents de panique mondiaux s’est joué dans le domaine pétrolier, avec à la clé l’effondrement des prix du baril menaçant, selon les experts, l’économie mondiale déjà mise à mal par la pandémie du coronavirus.

Au départ, une première réunion s’est tenue à Vienne en décembre 2019 entre les quatorze membres de l’Organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP) pour sauver les prix de l’or noir, dont la baisse sur les marchés inquiétait les pays producteurs. Cette rencontre n’ayant pas débouché sur des résultats satisfaisants, le ministre saoudien de l’énergie Abdelaziz Ben Salman (demi-frère de MBS) a alors réclamé une réunion extraordinaire pour forcer la Russie à accepter une nouvelle baisse de la production pour faire augmenter les prix. Ce pays joue un rôle essentiel sur le marché pétrolier et il est partenaire de l’OPEP et du royaume depuis 2017. La réunion de l’OPEP qui s’est tenue le vendredi 6 mars devait en effet déboucher sur une baisse collective supplémentaire de la production pour atteindre 1,5 million de barils sur l’année 2020, et s’ajouter aux 2,1 millions de barils de réduction déjà décidés et reconduits en juin 2019.

Le refus de Moscou

Mais Moscou a refusé de jouer le jeu jusqu’au bout. La réunion a duré une demi-heure, selon des participants cités par le Financial Times. Pour Riyad, il était nécessaire de soutenir les prix du pétrole, qui avaient chuté de 30 % depuis le début de l’année en raison de l’épidémie du Covid-19 qui affecte la demande de brut, pour atteindre un équilibre budgétaire, l’Arabie saoudite a besoin de maintenir le prix du baril de pétrole à 80 dollars (71,64 euros). Dans le cadre de ces négociations, la Russie a accepté de prolonger l’accord initial de réduction de production jusqu’à fin 2020, mais a rejeté toute baisse supplémentaire de la production, s’estimant satisfaite du prix du Brent (le brut de référence) prévalant.

Le résultat de ce refus de Vladimir Poutine face à l’exigence du prince héritier a mis le feu à la maison OPEP. La réaction de ce dernier a été, contre toute attente, d’ouvrir les vannes et d’inonder le marché pour maintenir ses parts, mais il l’a fait dans un contexte de baisse mondiale de la demande, aggravée par une crise économique globale contre laquelle les banques centrales paraissent pour l’heure impuissantes.

La guerre des prix lancée par l’Arabie saoudite, avec une augmentation de sa production de 25 % pour atteindre 12,3 millions de barils par jour — un pic sans précédent — est d’ores et déjà un coup dur pour les voisins arabes producteurs de pétrole, mais aussi pour la Russie dont la monnaie a dévissé, même si elle a les moyens de tenir grâce à ses réserves en devises de 562 milliards de dollars (503 milliards d’euros) plus élevées que celle du royaume qui ont fondu à 501 milliards (448,65 milliards d’euros), selon les derniers chiffres disponibles. Un coup dur aussi pour la production des compagnies américaines de pétrole et de gaz de schiste. Ces dernières peuvent-elles tenir bon, alors que leurs coûts de production sont déjà plus élevés que leurs prix de vente ? Le président Donald Trump pourrait les sauver en achetant leur huile à un prix plus élevé que les cours, mais est-ce possible ? Le débat anime Washington…

Naïveté ou inconscience de la part du prince, son geste a accentué la chute du prix du baril de pétrole, qui a sombré, passant de 110 dollars (98,50 euros) en 2014-2015 à presque 20 dollars (17,91 euros) le mercredi 18 mars, son niveau le plus bas depuis 2003. Et dans une proportion encore plus grande par rapport au début de l’année 2020, où il se maintenait aux alentours de 50 dollars (44,77 euros). Le 18 mars, il avait chuté de plus de moitié en l’espace de deux semaines, aidé certes par l’épidémie mondiale. Une prouesse ! Dans ce contexte, le royaume a décidé de tailler de 5 % ses dépenses pour l’année 2020, et ce n’est sans doute qu’un début. L’industrie pétrolière (dans le monde) est confrontée « à sa pire crise depuis 100 ans », estimait ainsi le Financial Times dans un éditorial mardi 21 mars alors que le prix de l’or noir continuait de dégringoler, le quotidien britannique ajoutant que « nombre d’analystes le voyaient même revenir sous la barre des 10 dollars ».

Un déficit budgétaire qui s’accroît

Dans ce contexte, MBS semble se punir lui-même. Nombreux sont les experts qui n’hésitent plus à s’interroger sur le bon sens de la politique lancée par le jeune prince, avec son plan de diversification économique baptisé « Vision 2030 » et établi en 2016, dont il porte le fardeau. Et qui vise à faire de son royaume rien de moins que le « cœur du monde arabe et des mondes islamiques » ainsi qu’une « société vibrante », selon ses vœux lors du lancement officiel du projet, qu’on peut encore lire sur le site officiel qui lui est consacré.

Ce plan, évalué à 500 milliards de dollars (447 milliards d’euros) comporte plusieurs mégaprojets, dont la construction sur les rives de la mer Rouge de Neom, une « cité futuriste et autosuffisante » digne d’un film de science-fiction. D’où l’idée de mettre en vente 5 % de Saudi Aramco, la compagnie nationale d’hydrocarbures, pour multiplier les investissements hors du secteur énergétique et financer son programme de réformes et son ouverture au monde (tourisme, etc.). En décembre 2019, 1,5 % du capital seulement a été mis en bourse, et seulement sur le marché saoudien. Or, Aramco (dont la valeur en bourse a chuté sous le prix d’introduction, et de 12 % depuis le 1er mars) a annoncé pour sa part, le 14 mars, une chute de ses bénéfices de 20 % en 2020, pour atteindre les 88,2 milliards de dollars (79 milliards d’euros), selon son PDG Amin Nasser. Et d’après le centre de recherche Capital Economics, cité le 18 mars par l’AFP, l’impact combiné du coronavirus et de l’effondrement des prix du pétrole augmentera le déficit budgétaire saoudien en 2020, le faisant passer de 6,4 à 16 % du PIB.

Arrestations dans la famille royale

Ce bilan pour le moins maussade est cependant à confronté aux réalisations « positives » du prince héritier pour moderniser la société conservatrice sur laquelle il règne : plus grande tolérance religieuse, autorisation donnée aux femmes de conduire des voitures, relative ouverture au monde, etc. Or si MBS affectionne les spectacles de courses automobiles sous les luxueux balcons de son palais par goût personnel, pour impressionner ses visiteurs et pour faire la publicité d’un pays qui entend se placer à l’avant-garde de la modernité, il semble confondre les fins et les moyens. Comment concilier police, sécurité et démocratisation ? La société saoudienne est-elle toujours sous surveillance ? Des centaines d’opposants sont en prison souvent sans procès. La police religieuse a disparu par la bonne grâce du prince héritier. Mais celui-ci n’hésite pas à mettre de l’ordre en assassinant ses propres citoyens (comme on l’a vu avec le journaliste Kamal Khashoggi) pour faire taire les critiques, soient-elles de sang royal. Ou extorquer des milliards à des hommes d’affaires et pairs du royaume en les emprisonnant… La question se pose ainsi de savoir si la modernisation revendiquée peut se conjuguer avec l’absence de démocratie.

Dans un nouvel épisode pour renforcer le pouvoir du prince héritier et éliminer toute opposition, la garde rapprochée de MBS a procédé à l’arrestation début mars d’au moins deux membres de la famille : Ahmad Ben Abdelaziz Al-Saoud, frère du roi, ainsi que le neveu du monarque, ex-ministre de l’intérieur et ex-prince héritier Mohamed Ben Nayef, tous deux accusés d’avoir préparé un coup d’État pour évincer le nouvel homme fort. Dans le même temps, quelque 300 fonctionnaires, y compris des haut gradés de l’armée ont été arrêtés notamment pour corruption, a indiqué jeudi le quotidien londonien Financial Times, citant Al-Nazaha, l’organe anti-corruption du pays.

Une politique régionale en échec

Enfin, quid de la volonté de MBS de vouloir bâtir un Proche-Orient à sa main, ou selon sa vision ? La guerre du Yémen qui n’en finit pas s’est avérée un sinistre échec sur les plans humain, militaire, économique. Et des pays alliés comme les Émirats arabes unis se sont mordu les doigts, mais tardivement, pour leur soutien.

Son blocus du Qatar, minuscule émirat aussi post-moderne face à l’immense Arabie saoudite, a été dénoncé de par le monde ainsi que par les pays arabes. Cette punition — encore une initiative inédite — a même embarrassé son plus grand allié américain.

Sans oublier son bras de fer contre son plus grand ennemi, l’Iran (encore une idée fixe), sans résultat probant. Malgré les sanctions qui font tant de mal à son économie, Téhéran est devenu un acteur majeur dans la région, de l’Irak au Yémen en passant par la Syrie — et même au Liban pro-occidental, mais avec la corde au cou tenue par le Hezbollah chiite.

Et pour conclure, l’intervention indirecte en Syrie (via armes, milices et argent) qui a lamentablement échoué, car si MBS s’est battu pour faire tomber Bachar Al-Assad, celui-ci s’est maintenu, voire renforcé (avec l’aide de la Russie et de l’Iran).

Pour l’heure, la nouvelle Arabie saoudite sous l’égide de son rénovateur souffre d’un manque de stratégie bien pensée et ordonnée, malgré la « vision » de son jeune prince aux pleins pouvoirs.

Henri Mamarbachi

Ancien journaliste de l’Agence France presse (AFP). A exercé les fonctions de chef de poste à Beyrouth et à Rabat, ainsi qu’aux services économique et diplomatique au siège de l’agence.

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