Suivre l’itinéraire d’une tomate, comprendre ses implications, est une invitation à un freinage d’urgence, à une sortie radicale de cette course effrénée à l’abîme, une invitation à inscrire notre avenir dans le temps lent de la nature, aux antipodes de celui du profit. En ce sens, changer la manière de nous nourrir et de nous procurer les aliments est un levier puissant.
Fin 2016 au Maroc, avec mon ami Omar Aziki, responsable syndical et membre d’Attac-CADTM Maroc, nous avons participé à une réunion des ouvriers de la tomate dans un village de la plaine du Souss proche d’Agadir. Petit patron d’une dizaine de travailleurs, il a été contraint de vendre son exploitation pour éviter la faillite, il produisait des tomates sous 7 hectares de serres canariennes. Devant ces hommes et femmes réunis par leur syndicat, il me demande d’intervenir avec lui. Calmes et chaleureux, le teint buriné par le soleil, les pesticides et des conditions de travail très dures, ils sont attentifs. Alors, je parle de l’extractivisme et de la catastrophe qui vient.
L’agriculture productiviste à tout bout de champ
Produire avec toujours plus d’engrais et de pesticides dans ce système de marché à flux tendu, répondre à la demande en toute saison, c’est rentrer dans le cercle infernal du monde financier. Les commandes des supermarchés européens, la rotation incessante des camions, le besoin toujours plus pressant de rentrées financières imposent un rythme qui ne tient pas compte du temps nécessaire à la régénération des écosystèmes. Les sols se stérilisent à cause des épandages de pesticides, d’engrais chimiques, de l’irrigation continue. La dégradation de la matière organique du sol en est la conséquence dramatique. Micro-organismes, champignons, mycorhizes, bactéries, insectes, vers… la microfaune et la microflore qui constituent la fertilité sont tuées. Coûte que coûte, il faut faire pousser des plantes « malades dans un sol mort » comme le disent les Bourguignon, célèbre couple d’agronomes spécialisé dans l’étude des sols.
Dans la plaine du Souss, à force de pompage, la nappe phréatique s’épuise. Demain, comment vivront les centaines de milliers d’habitants de la région d’Agadir et bien d’autres Marocains ? Que mangeront-ils dans un pays aux sols stérilisés avec une nappe vide ? A-t-on le temps et la volonté de penser cet abîme ? L’impératif d’un présent dominé par le profit et les immédiatetés efface le futur. Chaque jour, il faut travailler, prendre soin des légumes, épandre des engrais chimiques, pulvériser des pesticides, cueillir, emballer, expédier, nourrir la noria de camions étrangers qui avalent quotidiennement les milliers de caisses de tomates. Une grande réforme agraire, une dé-privatisation, le rétablissement du droit d’usage de la terre à celles et ceux qui la travaillent se feront un jour, car ces mesures sont le seul moyen de changer le cours de leur vie si difficile et aussi de nourrir la population de demain, avec l’indispensable respect de l’eau et des sols.
Cette proposition est en opposition frontale avec leur vécu d’aujourd’hui. Qui suis-je, petit Français juste débarqué de sa Bourgogne, pour pouvoir parler d’un futur hors de portée ? A eux qui sont si cruellement insérés, quasi esclaves de la mondialisation néolibérale et de son instantanéité, soumis à l’impérialisme des grands actionnaires des supermarchés, des banques et autres intermédiaires. Comment faire entendre ces impérieuses nécessités à ces junkies du bénéfice, qui vivent au rythme du trading
à haute fréquence, décident de la vie de milliers de travailleurs et ainsi de notre avenir et de celui de nos enfants ?
Une nouvelle révolution verte contre la nature et les peuples
Peu de temps auparavant, nous étions réunis dans la ville de Safi, à l’est de Marrakech, avec Omar et 150 autres militants venus du Maroc et d’autres continents pour participer à l’Alter COP 22 organisée en contrepoint de la COP officielle. Cette réunion était destinée à montrer les incohérences d’un monde et là, particulièrement, d’un pays et de son roi-businessman. Celui-ci prétend faire une nouvelle révolution verte agricole avec la production de phosphate dont son pays est un des grands producteurs. Cela avec l’exportation vers l’Afrique de ce fertilisant chimique, la construction d’une centrale à charbon et d’un port en eau profonde pour alimenter l’usine d’engrais phosphatés. Mohamed VI et les financiers qui l’entourent jouent le profit contre le climat et surtout l’avenir de centaines de millions d’Africains.
Industrialiser l’agriculture du Sud Global, c’est expulser les populations de leur territoire de vie, de leurs champs, les repousser vers les bidonvilles où elles devront se nourrir d’aliments issus de la « Junk Food » mondialisée, si toutefois elles peuvent les payer. Malbouffe, maladie et misère garanties. Et tout cela avec l’argument aussi « admirable » que mensonger : nourrir le monde de demain. Les terres tropicales se prêtent encore plus mal que celles du Nord à l’industrialisation avec tracteurs, engrais, semences clonées et irrigations à outrance. La couche arable y est beaucoup plus fragile, l’érosion par les pluies diluviennes et le vent l’emporte facilement si elle est mise à nu par les monocultures intensives. Les terres, conservées depuis des temps immémoriaux par l’agriculture familiale, deviendront rapidement impropres à nourrir qui que ce soit. Rendement et profits pour les spéculateurs ne dureront pas. L’irrigation à outrance asséchera les nappes - parfois fossiles - et les remontées de sel stériliseront les sols. Des milliers d’hectares de terres en Inde sont aujourd’hui stérilisés, les nappes d’eau y sont de plus en plus profondes et difficiles à atteindre et les grands glaciers himalayens fondent et diminuent chaque année. Les grands fleuves qui y prennent leur source assurent l’irrigation d’une l’agriculture nourrissant plusieurs centaines de millions de personnes en Asie. Déjà 25% des fleuves de la planète n’atteignent plus la mer.
La face cachée du « miracle économique » sous serre
Un camion chargé de cagettes de tomates est garé dans la rue boueuse, juste devant la salle du syndicat. Je suis étonné par cette production en décembre. On m’apprend que dix mois par an des milliers de tonnes de tomates (450 000 t/an) sortent des 12 000 hectares de serres de la région et sont en majorité exportées vers l’Europe. Pourtant la faillite les guette tous.
Le kilo de tomates est vendu 0,10 euro/kg à la sortie des serres alors que le coût de production est de 0,20 euro/kg – cela ressemble fort à la production du lait en France, alors que les producteurs sont au bord du dépôt de bilan, les transformateurs et distributeurs augmentent leur marge bénéficiaire.
Seuls les gros serristes, propriétaires d’au moins une centaine d’hectares de tomates, survivent encore. Pour combien de temps avec l’augmentation continue de leurs dettes ? 100 000 personnes travaillent dans les serres et font vivre la région. Les salaires de 150 euros par mois sont pourtant notoirement insuffisants pour permettre à une famille de mener une vie digne.
Chaque jour 33 camions (30 t par camion), soit 1 000 t, arrivent en Europe, en moyenne lissée sur l’année. Pour Paris, c’est 3 000 km aller plus 3 000 km retour : pneus, diesel (2 000 litres, soit 5 t de CO²), acier, plastique, bitume, sable pour construire les autoroutes. Tout cela pour bien peu de choses profitables sur un plan nutritionnel. En effet, dans les 95% d’eau et les 5% de matières sèches contenues dans une tomate, il y a peu des micronutriments indispensables au fonctionnement de nos cellules et beaucoup de poison. Les serristes sont contraints de remplacer le sol devenu stérile par de la fibre de coco irriguée avec de l’eau contenant tous les nutriments chimiques et pesticides nécessaires.
Il faut du pétrole pour produire les pesticides sans lesquels jamais une de ces tomates ne pourrait survivre à toutes les maladies liées à ces monocultures intensives. Du pétrole encore pour les transports de toutes sortes, les machines agricoles, la transformation des minéraux en engrais chimiques comme le phosphate et la potasse. Du gaz et du pétrole aussi pour extraire l’azote de l’air et le transformer en engrais azotés. Du pétrole toujours et toute l’année pour extraire l’eau et irriguer les pieds de tomates. 5 litres d’eau minimum sont nécessaires, donc virtuellement exportés, pour produire 1 kg de tomates. Une eau qui commence à manquer cruellement dans la plaine du Souss. Et pour extraire le pétrole, il faut de plus en plus de pétrole car il est de plus en plus difficile à extraire, mais il faut aussi de plus en plus de métaux. Or comme leur concentration est de plus en plus faible dans les minéraux métallifères, il faut aussi de plus en plus de pétrole. Une histoire sans fin avec une fin de plus en plus proche…
Réchauffement climatique, pollutions au diesel, détérioration de la santé, extraction sans fin de ressources naturelles limitées, etc. Tout ceci représente une dette écologique qui s’accumule, comme une bulle qui gonfle, une bombe sociale et écologique énorme qui ne pourra qu’exploser un jour prochain. Cette dette non financière, jamais prise en compte ni compensée ni réparée, est la contrepartie cachée de ces profits privés, cette drogue dure des 0,1%, voire 1%, extraite des bénéfices issus du vol des biens communs ?
L’humanité peut-elle échapper à cette destruction organisée ?
Les tomates sont ici une illustration des ravages du libre-échange et de l’extractivisme qui diminuent chaque jour notre espérance de vie à tous. On agite pourtant le mythe de « demain tous centenaires ». Mais des enfants nés avec ce siècle, combien atteindront 2 100 ? Comment feront-ils pour vivre sur une planète qui sera plus chaude de 3 à 5 degrés ? On sait que 50 000 personnes sont mortes en Europe suite à une élévation de la température de quelques degrés (4-5) pendant quelques jours en 2003.
Alors ! Avec une élévation permanente de la température et des pointes encore plus élevées - selon notre capacité à ralentir le désastre en cours - sans énergie fossile, avec des sols en grande partie stérilisés (si l’agriculture productiviste est maintenue), des mers vidées de leurs poissons par la pêche industrielle, une montée des océans et une santé abîmée par une alimentation polluée et de plus en plus difficile à produire : combien atteindront cent ans ? Combien pourront seulement survivre sur une planète réchauffée, désolée par les gaspillages et les pollutions inutiles de la civilisation ? Les famines mondialisées de demain se construisent aujourd’hui.
Ce modèle n’est pas inéluctable
Comment construire une société résiliente au réchauffement climatique, à la disparition des ressources naturelles, à un très probable effondrement d’une civilisation de plus en plus complexe, avec ces mégapoles immenses et dépourvues de toute autonomie alimentaire et énergétique ? Les changements de comportements individuels sont porteurs d’espoir, et toutes les avancées collectives pour lutter contre la catastrophe en cours sont très importantes car elles entraînent toujours plus de personnes à prendre conscience de l’urgence d’une transformation de leur quotidien vers la simplicité volontaire. Mais cela restera insuffisant si des décisions politiques globales allant à contre-courant des grandes tendances actuelles ne sont pas prises.
Pour commencer, il est vital de ne maintenir que la partie indispensable des transports intercontinentaux par bateaux et avions de la nourriture si nous voulons diminuer l’impact de notre alimentation sur l’avenir de nos enfants. Fini les centaines de milliers de tonnes de soja américain pour le bétail européen ou chinois. En effet, largement utilisés par l’agro-business, ils ont un impact considérable - qui croît fortement avec l’augmentation du PIB mondial et du libre-échange - sur le climat mais aussi sur l’eau, l’effondrement de la biodiversité, la déforestation, l’eutrophisation des océans, la santé, etc.
Ensuite, il faut participer financièrement et culturellement à l’émergence de petites exploitations en poly-culture et poly-élevage plutôt que de faire disparaître celles qui se sont maintenues jusqu’à aujourd’hui et, surtout, cesser de subventionner l’accroissement des grandes exploitations destructrices de l’environnement. Ces petites fermes seront bien différentes de celles qui maillaient le territoire européen un demi-siècle en arrière grâce aux nouvelles compréhensions de la vie des plantes et du sol. Comme elles, leur fonctionnement se fera avec très peu d’intrants extérieurs, sans pétrole ou si peu, et beaucoup d’autonomie. En 2017, plus des 2/3 de la population mondiale sont encore nourris par l’agriculture locale et familiale, sans profit pour les détenteurs de capitaux. La permaculture, l’agroforesterie et l’agroécologie, issues tant des savoirs anciens que des découvertes récentes, sont les nouveaux chemins de la résilience alimentaire.
Capables de nourrir les populations locales, ces fermes feront disparaître d’immenses gaspillages. Elles diminueront les transports alimentaires et agricoles de toutes sortes. Y compris celui consistant à utiliser un véhicule à pétrole de plus d’une tonne d’acier et de plastique pour aller, dans un supermarché éloigné, acheter de la nourriture importée et des plats préparés industriellement. Alors qu’ils sont incapables de nous maintenir en bonne santé. Fini les énormes robots agricoles pétrolivores, les monocultures mortifères, les paysans solitaires et endettés.
Décoloniser notre imaginaire de valeurs omniprésentes comme le matérialisme, la cupidité et l’individualisme est urgent. Décroissance des inégalités, reconstruction des communs, partage, relégation du profit sont les premiers pavés du chemin qui permettra d’aller vers un monde vivable pour tous les êtres vivants et les végétaux.
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