"C’est dit c’est fait", gazouillait sans ponctuation, Ségolène Royal sur les réseaux sociaux, deux semaines avant les élections présidentielles, annonçant la signature et la publication du décret autorisant l’arrêt de la centrale nucléaire de Fessenheim. Il fallait bien une fois de plus sauver les apparences, trompeuses par définition. De fait, outre lʼ"indemnisation" de 450 millions dʼeuros qui sera versée à EdF dʼici à 2021 pour compenser les pertes de recettes des deux réacteurs, et les indemnités versées jusquʼen 2041 au même opérateur en fonction de paramètres tels que lʼévolution des tarifs de lʼélectricité, c’est aussi au prix d’un démarrage à venir de l’EPR de Flamanville (dont le chantier a été lancé en 2007 et le coût initial de 3,3 milliards d’euros réestimé en 2015 à 10,5 milliards) que la fermeture de Fessenheim a été concédée.
Où l’on voit à l’œuvre Mme Royal, présidente de la COP 21, chargée des relations internationales sur le climat, candidate (perdante, bien que le poste ait été "promis à une femme") à la direction du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et accessoirement représentant spécial de la communauté des "responsables" passés maîtres dans l’art de relancer le nucléaire en se donnant des airs d’en sortir.
On s’en étonnera peu, tant les chantages sont monnaie courante dans ce secteur d’activité où se vérifie pleinement la loi selon laquelle tout ce qui n’est jamais sanctionné est véritablement permis. C’est que le nucléaire est en effet une maladie d’État. Qu’il en soit propriétaire ou non, que le "parc" sur lequel il est censé veiller soit en marche ou à l’arrêt, qu’il finance l’avant catastrophe, la préparation à celle-ci, ou sa "gestion" après qu’elle soit survenue, l’État doit indéfiniment ponctionner les ressources collectives pour faire face à la récidive atomique. Nous proposons de rendre compte de quelques manifestations récentes et pour le moins spectaculaires des différentes facettes de cette infirmité structurelle qui touche l’État atomique dans de nombreux pays.
Un réacteur nucléaire de perdu, dix de retrouvés
Le 21 mars dernier, le ministre de l’Industrie Hiroshige Seko et la sus-citée ministre de l’Environnement et de l’énergie Ségolène Royal ont signé un accord de collaboration pour le prototype ASTRID de réacteur refroidi au sodium, qui devrait démarrer "dans les années 2030" et dont le seul coût de développement coûtera au bas mot 5 milliards d’euros. C’est à ce prix qu’il a été mis fin, en décembre 2016, au surgénérateur japonais … de gouffres financiers de Monju. Ce réacteur à neutrons rapides était censé doter le Japon d’un programme complet de recyclage de son combustible nucléaire, où le plutonium extrait du combustible retraité pourrait être utilisé dans d’autres réacteurs. Les avaries à répétition auront toutefois eu raison de ce projet qui a coûté 10 milliards d’euros depuis sa construction en 1986, dont l’entretien revient à 163 millions d’euro par an, dont le démantèlement prévu pour les trente prochaines années coûtera plus de 3 milliards d’euros, et qui n’aura produit de l’électricité que durant six mois. Autant dire qu’au regard de ce que ce jeune retraité aura englouti durant sa courte vie, les parachutes dorés des patrons du CAC 40 sont de l’ordre de l’argent de poche. Toutefois, ni l’expérience de cet échec, ni les réticences d’un haut responsable du ministère japonais de la science considérant encore l’automne dernier que, dans cette coopération avec la France, "le Japon pourrait bien finir comme la vache à lait du projet français", n’auront eu raison de l’apparente impériosité et de la réelle impéritie nucléaristes.
Une industrie qui sait se rendre utile
Dans cette logique du "on n’a jamais rien sans rien", l’industrie nucléaire finit toujours par avoir tout, c’est-à-dire par disposer librement de la manne publique pour garantir sa pérennité. Quel que soit le problème auquel nos sociétés et nos économies se trouvent confrontées – emploi, inflation et niveau de vie, réchauffement climatique, indépendance énergétique, balance commerciale – la résolution prétendue de ce problème consiste désormais quasi-systématiquement à reremplir les poches percées d’une industrie nucléaire qui prétend depuis sa naissance, pourtant récente, que sans son éternisation l’humanité n’a aucun avenir. C’est ainsi que la lutte pour "sauver le climat" fait partie de la gamme très étendue des bouées de secours lancées à une industrie indéfiniment "dans le besoin", qui a fait sienne une des lois du maniement profitable des affaires économiques selon laquelle ce qui ne s’étend pas doit disparaître, faisant ainsi fi de ce que son extension fait effectivement disparaître.
Il n’a pas dû échapper aux observateurs que le plan de Barak Obama pour le climat, récemment abrogé par l’administration de Donald Trump, consistait à conserver le nucléaire comme "énergie de base" dans le mix-énergétique américain, en lui garantissant une part de 20% de la production électrique, part stable depuis trois décennies. Le Clean Power Plan d’Obama, dans lequel "l’électricité nucléaire est un partenaire clé pour atteindre les objectifs", appelait en effet non seulement à maintenir les centrales nucléaires existantes, mais il enjoignait aussi à développer leurs capacités de production et à en construire de nouvelles.
Dans leur remise en cause de ce plan, essentiellement à coup de communications publiques et au grand dam des défenseurs du climat, les climatosceptiques de l’administration Trump n’ont fait ni plus ni moins qu’assurer le maintien de cette part visiblement inamovible de l’électro-nucléaire au niveau prévu par le plan de l’administration précédente, qu’ils prétendent pourtant avoir mis en pièces. Parler de "contre-révolution énergétique" au sujet de Trump comme l’ont fait certains commentateurs – données pourtant en main – mérite donc d’être largement nuancé, et pendant qu’experts, citoyens et médias s’invectivent sur la part à attribuer au charbon et au gaz dans la production d’électricité, personne ne s’interroge sur la signification de la constance avec laquelle, d’Obama à Trump (en passant par Hollande), celle du nucléaire perdure contre vents et marées. Dans le monde de l’Atom for Peace, le sauvetage du climat ne parvient décidément pas à faire chambre à part avec celui du nucléaire : que l’on soit climatosceptique ou climatocrédule, on n’en demeure pas moins un fidèle nucléariste.
Où l’on reconnaît un État malade du nucléaire, à sa volonté de nous familiariser avec le pouvoir de celui-ci – comme s’il avait depuis toujours été là – et d’en garantir de ce fait la sanctuarisation, alors même que l’on sait combien tous les usurpateurs ont toujours voulu faire oublier qu’ils viennent d’arriver.
Le rachat de Westinghouse par Toshiba : "un modèle d’acquisition étrangère réussie"
Que le nucléaire est une maladie d’État, cela nous est amplement confirmé, malgré l’indifférence feinte qui l’entoure, par le mode de gestion d’un des plus gros scandales financiers de notre époque : la falsification à répétition de ses comptes par le groupe Toshiba, impliqué dans le démantèlement de la centrale de Fukushima, qui vient de se solder par l’annonce d’une perte nette de 9 milliards d’euros fin mars 2017 – soit la perte la plus importante jamais atteinte par un industriel japonais – , une situation nette déficitaire de 5,3 milliards d’euros, et la mise en faillite de Westinghouse, sa filiale américaine de construction de centrales nucléaires.
Lorsqu’en 2006, dans l’euphorie de la "renaissance nucléaire", Toshiba a racheté pour 5,4 milliards de dollars – soit deux fois son estimation initiale – l’Américain Westinghouse, inventeur des réacteurs à eau pressurisée dont les brevets sont à la base du parc nucléaire français,son président Atsutoshi Nishida avait déclaré : "Je veux faire de ce rachat un modèle d’acquisition étrangère réussie". Les autorités japonaises ont apporté à Toshiba un soutien considérable à sa politique d’acquisition dans le nucléaire américain, que ce soit à travers des prêts à faible taux ou en accordant des garanties de prêts apportées par la banque d’État Japan Bank for International Cooperation. Onze ans, et quelques démissions plus tard, le groupe japonais de 190.000 salariés est au bord de la faillite et se retrouve contraint de céder son activité de mémoires flash, valorisée à 12,1 milliards d’euros, qui constituait son fer de lance, pour compenser les pertes entraînées par le dépôt de bilan de Westinghouse le 29 mars 2017, en lien avec l’explosion des coûts de construction de quatre centrales nucléaires en chantier aux États-Unis.
Des racheteurs coréens, taïwanais et américains sont sur les rangs pour reprendre l’activité de mémoires flash de Toshiba. Mais dans la résolution de la crise que traverse le groupe, l’État japonais entend jouer à nouveau un rôle central puisqu’il envisage d’injecter des fonds à la fois par le biais du consortium public-privé Innovation Network Corporation of Japan, et par celui de la Development Bank of Japan. Ces deux structures pourraient acquérir plus des deux tiers des parts de la filiale de semi-conducteurs Toshiba Memory, valorisée à 18 milliards de dollars. La production de mémoires flash est considérée comme une activité stratégique, car elles sont non seulement utilisées dans le secteur civil mais aussi dans l’industrie de la défense, jouant un rôle clef dans la sécurité nationale du Japon.
Du côté américain, l’administration Trump n’entend pas lâcher Westinghouse, désormais mise en vente par Toshiba, dans la nature, surtout chinoise. De fait, la nouvelle génération de réacteurs AP-1000 que Westinghouse envisageait de construire sur deux sites américains est observée de près par la Chine dont le niveau technologique est moins avancé. Freiner le rattrapage chinois est donc un premier motif de réticence des Américains vis-à-vis d’un rachat éventuel. Le second motif est plus stratégique. Bien que Westinghouse ne fabrique pas d’armes nucléaires, un accès des Chinois à la technologie de Westinghouse pourrait leur permettre d’améliorer leur arsenal. Ainsi, que ce soit à travers un blocage du Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS) au motif d’une menace sur la sécurité nationale, ou que ce soit en encourageant un racheteur américain ou situé dans un pays « ami » à se positionner sur la reprise de Westinghouse, l’État (sa bourse et celle de ses contribuables) sera, là encore, un acteur décisif. Il en va de même pour les Japonais, qui ne souhaitent pas voir leur voisin chinois effectuer un bond technologique jugé préjudiciable à leurs intérêts économiques et militaires.
Incidemment, on apprend le 5 avril 2017 que le Français Engie souhaite exercer auprès de Toshiba son droit de revente de sa part de 40% dans le partenariat que les deux firmes ont dans NuGen pour la construction de trois réacteurs à Moorside, dans le nord-ouest de l’Angleterre, un chantier confié à la défaillante Westinghouse. Toshiba est donc désormais l’unique propriétaire de NuGen, et cherche des investisseurs pour un projet de 20 milliards de dollars. Le gouvernement britannique qui souhaite renouveler son parc nucléaire prospecte actuellement des repreneurs en Corée du Sud.
Mitsubishi Heavy Industries et Hitachi sont également des constructeurs de réacteurs nucléaires dont les aventures financières sont soutenues par l’État : le premier vient d’annoncer, sous le haut patronage de Abe et Hollande, l’acquisition d’une part de 5% dans une filiale d’Areva dédiée au retraitement, tandis que le second vient d’essuyer une perte de 65 milliards de yen dans le cadre de son partenariat avec l’américain General Electric dans le domaine des combustibles nucléaires. Des discussions sont en cours sur une éventuelle fusion des activités nucléaires des trois groupes japonais.
Nous conclurons provisoirement que l’industrie nucléaire n’est pas seulement passée maître dans l’art de faire oublier les dégâts et les victimes de ses catastrophes, mais également dans celui de faire éponger les factures qu’elle ne réglera jamais.
Une machine-Fukushima assoiffée de liquidités
Autre symptôme, postcatastrophique celui là, de la maladie d’État qu’est le nucléaire, l’estimation du coût du désastre de Fukushima a été multipliée par plus de 12 depuis 2011, pour atteindre, selon le Japan Center for Economic Research, 626 milliards d’euros en mars 2017, sans compter les coûts liés au futur stockage des cœurs fondus. En outre, ce coût appelé à croître – représentant près de trois fois l’estimation récente du coût d’une sortie complète du nucléaire en France (217 milliards d’euros) réalisée par un "think-tank" pronucléaire – n’inclue aucune dépense liée à la détérioration de la santé des habitants du département de Fukushima et de ceux des départements adjacents touchés par la contamination radioactive.
Faisant fi des mesures de libéralisation du marché de l’électricité qu’il a pourtant lui-même instaurées, le gouvernement Abe a décidé de mettre autoritairement à contribution les opérateurs d’électricité nouvellement arrivés, notamment les fournisseurs d’électricité issue de ressources renouvelables, dont les tarifs d’utilisation des lignes de transmission qu’ils empruntent seront augmentés. Ce coût sera répercuté sur les consommateurs, y compris sur ceux ayant fait le choix de ne pas se fournir auprès d’un opérateur d’électricité d’origine nucléaire.
On considère aujourd’hui qu’une provision pour financer les dommages liés à un accident nucléaire aurait dû être constituée depuis les années 1960, même si, depuis les débuts du nucléaire japonais, autorités et opérateurs se sont toujours targués de la "sûreté" de leurs installations. Les profits accumulés par les opérateurs d’électricité nucléaire n’étant pas considérés comme une source potentielle de financement des dédommagements liées à l’accident, c’est donc désormais aux Japonais ayant bénéficié d’une électricité "bon marché" dont le prix n’incluait pas ces coûts, d’en supporter la charge réelle. Le même raisonnement de répartition de la charge, et au final de la responsabilité, a été adopté concernant les coûts de démantèlement de la centrale, tant il est vrai que la machine-Fukushima a besoin d’argent frais pour continuer à fonctionner ad vitam aeternam.
Le "rêve prométhéen du nucléaire" de M. Macron
Les formes multiples que revêt la transmission intergénérationnelle de cette maladie d’État qu’est le nucléaire, ne semblent toutefois pas émouvoir. Au contraire. "Le nucléaire est un choix français et un choix d’avenir", déclarait Emmanuel Macron, le 28 juin 2016, lors de la cérémonie d’ouverture de la World Nuclear Exhibition (WNE) qui se déroulait au Bourget. "La WNE est la vitrine du nucléaire dans un pays qui croit au nucléaire", avait-il encore assuré. "Nous croyons au nucléaire, non pas parce que c’est un héritage du passé mais parce qu’il est au cœur de notre politique industrielle, climatique et énergétique.. Pas le nucléaire actuel, mais le nucléaire à venir. Le nucléaire, c’est le rêve prométhéen !" avait conclu M. Macron à mi-chemin entre l’ébahissement immature du jeune garçon devant sa première maquette de navette spatiale et l’élan extatique du gourou de secte religieuse...
Pour les Japonais, le rêve atomique "prométhéen" de M. Macron (rejoint par Corinne Lepage) – qui aurait d’ailleurs tout aussi bien pu être celui de M. Fillon, ou de M. Hamon (rejoint par Yannick Jadot) remarié avec M. Montebourg qui déclarait à tout vent après l’explosion des trois réacteurs nippons que "le nucléaire est une filière d’avenir", et d’autres encore – ce rêve atomique donc, a plutôt des allures de cauchemar : celui de l’infernale machine-Fukushima qui, depuis plus de six ans et pour des dizaines d’années encore, s’avère une toujours plus inépuisable, insatiable et monstrueuse dévoreuse d’eau, d’espace, de liquidités et de liquidateurs.
Certes, Monsieur Macron ignorait en quel sens l’adjectif "prométhéen" était judicieusement choisi : Prométhée était un Titan auquel Zeus infligea une torture terrifiante. Or c’est à un travail titanesque effectivement, en plus que terrifiant et mortel, que sont soumis les hommes désormais asservis à cette machine-Fukushima, qui est la matérialisation de l’idéologie nationale-nucléariste. Cette idéologie nous fournit sans doute la meilleure définition que l’on puisse donner de la maladie d’État qu’est le nucléaire : elle est cette affection qui transforme le désastre en remède, et chacun d’entre nous en son cogestionnaire citoyen.
2017-04-22_Thierry-Ribault
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