Édition du 17 décembre 2024

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Débats

Nous avons besoin d’une renaissance de l’analyse marxiste des classes sociales

Sans données d’enquête solides, les discussions sur les classes et la conscience de classe ne sont souvent que des suppositions. Les études marxistes empiriques de la structure et de la conscience de classe sont inestimables pour une élaborer une robuste orientation politique socialiste : nous avons besoin de davantage d’enquêtes.

Tiré du site de la revue Contretemps
15 avril 2024

Par David W. Livingstone

La contribution la plus importante de Karl Marx à l’analyse moderne des classes sociales a été de documenter la manière dont les propriétaires capitalistes extraient continuellement du travail non rémunéré des travailleurs.ses salarié.es dans le cadre du processus de production, ce qui constitue la principale source de leurs profits.

Après sa mort, de nombreux analystes ont négligé l’importance qu’il accordait à cette « antre secrète » de la production dans le processus de travail capitaliste, se concentrant plutôt sur la distribution inéquitable des marchandises. Plus tard, des intellectuels marxistes et d’autres ont analysé avec perspicacité d’autres effets généraux dévastateurs du développement capitaliste. Mais l’accent mis sur le processus du travail a été ressuscité dans le sillage des manifestations d’étudiant.es et des travailleurs.ses des années 1960, notamment par l’ouvrage de Harry Braverman (1920-1976) intitulé Travail et capitalisme monopoliste, publié en 1974. Une série d’études ont suivi pour identifier la structure de classe des sociétés capitalistes avancées sur la base des relations de travail rémunéré entre les propriétaires et les employés embauchés.

L’intérêt initial de Marx pour l’identification des conditions dans lesquelles les travailleurs.ses salarié.es développeraient une conscience de classe s’opposant au capitalisme a connu un parcours similaire : de nombreuses affirmations sur la nécessité d’une conscience de classe, mais peu d’enquêtes empiriques sur son existence – jusqu’à ce que les protestations des années 1960 déclenchent une série d’études, telles que Consciousness and Action Among the Western Working Class, (Conscience et action parmi la classe ouvrière occidentale ) de Michael Mann (1942 -). Ces études spécifiques sur la structure et la conscience de classe ont eu lieu alors que les organisations syndicales atteignaient des niveaux d’adhésion historiques et que la part de la main-d’œuvre menaçait les marges bénéficiaires normales dans de nombreuses économies capitalistes. Ces développements ont conduit la contre-attaque néolibérale du capital.

Cette offensive capitaliste s’est déroulée à des moments différents et avec des degrés de coordination variables dans les pays capitalistes avancés. Cependant, dès les années 1990, ses effets sont devenus évidents, se manifestant par des réductions importantes de l’impôt sur les sociétés, la déréglementation des entreprises, des réductions dans le financement de l’éducation, de la santé et de la protection sociale, la privatisation des services publics, et des efforts soutenus pour affaiblir et démanteler les syndicats. Cette attaque a eu pour conséquence une diminution de l’intérêt et du financement de la recherche sur les études marxistes des rapports de classe, coïncidant avec l’attention croissante portée à la diversité raciale et sexuelle de la main-d’œuvre. Depuis le début des années 1980, lorsque Erik Olin Wright (1947 – 2019) a coordonné des enquêtes nationales dans plusieurs pays capitalistes avancés, il n’y a pratiquement plus eu d’études marxistes empiriques majeures sur la structure des classes et la conscience de classe dans le Nord global.

Point de bascule

Nous vivons probablement l’époque la plus dangereuse pour l’espèce humaine depuis ses origines. Les nombreux incendies de forêt qui ont détruit de vastes étendues de terre dans de nombreux pays durant l’été 2023 sont un signe parmi d’autres que nous ne sommes plus qu’à quelques années d’une dégradation irréversible de l’environnement. Les preuves scientifiques sont désormais irréfutables : ces conditions exigent une action humaine immédiate. La guerre en Ukraine et la guerre d’Israël contre Gaza nous rappellent que nous pourrions à nouveau être confrontés à la perspective d’un hiver nucléaire.

Nous assistons à des pics historiques d’inégalité des richesses et à des baisses historiques de la confiance du public dans la capacité des gouvernements élus à remédier aux inégalités. La COP28 – la conférence des Nations unies sur le changement climatique de 2023 – s’est achevée sans qu’aucun mécanisme réel n’ait été mis en place pour garantir une action environnementale, tandis que les entreprises de combustibles fossiles déclarent des bénéfices et des plans de production records avec une opposition publique minimale de la part des élu.es. Ces dernières années ont été marquées par les plus grandes manifestations sociales de l’histoire sur les questions d’environnement et de justice sociale. Aujourd’hui plus que jamais, l’identification des forces de classe et la mobilisation des travailleurs.ses sont essentielles dans la lutte pour un avenir durable.

Les années 1980 ont vu fleurir d’importantes études sur la manière dont les rapports de classe imprègnent les tâches ménagères et le travail communautaire non rémunéré, et interagissent avec les rapports entre les hommes et les femmes et les relations raciales. Mais les recherches récentes axées sur la structure des classes professionnelles et la conscience de classe ont été très rares. Il existe toutefois une exception significative. Wallace Clement et John Myles, de l’université de Carleton, ont mené l’enquête sur la structure des classes au Canada en 1982, contribuant ainsi à la série internationale d’enquêtes sur les classes et la conscience de classe menée par Erik O. Wright.

À partir de 1998, j’ai pu mener une série d’enquêtes similaires grâce aux réseaux de recherche générale que je dirigeais. Ces enquêtes ont eu lieu en 1998, 2004, 2010 et 2016. Elles permettent de mieux comprendre les relations de travail en faisant la distinction entre les employeurs, les cadres et les travailleurs non-cadres, ainsi que d’examiner les niveaux et les formes de conscience de classe. Les résultats sont documentés dans mon récent ouvrage, Tipping Point for Advanced Capitalism : Class, Class Consciousness and Activism in the Knowledge Economy (Point de bascule pour le capitalisme avancé : classe, conscience de classe et activisme dans l’économie de la connaissance). Certaines des conclusions les plus importantes sont mises en évidence dans cet article.

Structure et conscience de classe

La figure suivante résume la répartition des classes au Canada en 2016. Les sociétés capitalistes et les grands employeurs sont restés très peu nombreux. Une tendance notable depuis le début des années 1980 est le déclin des travailleurs industriels. Toutefois, le nombre d’employés professionnels non-cadres a considérablement augmenté, de même que le nombre de cadres moyens, qui contrôlent le travail de connaissance de plus en plus important des employés non-cadres. Les cadres ont connu une détérioration de leurs conditions de travail et un sous-emploi, tout en devenant la partie la plus organisée de la main-d’œuvre. Ces tendances basées sur le processus de travail sont confirmées au niveau international par les données sur les classes d’emploi de la base de données sur l’économie politique comparée.

La conscience de classe émerge à trois niveaux critiques : l’identité de classe, la conscience oppositionnelle et les visions de l’avenir basées sur la classe. Ces niveaux correspondent à des questions-clés : Vous identifiez-vous à une classe spécifique ? Avez-vous des intérêts de classe opposés à ceux d’une autre classe ? Avez-vous une vision de la société future qui s’aligne sur les intérêts de votre classe ?

Actuellement, les personnes engagées à gauche croient souvent que nombre de travailleurs s’identifient de manière erronée à la classe moyenne, qu’ils possèdent une conscience oppositionnelle confuse qui a été affaiblie par l’idéologie bourgeoise dominante et qu’ils sont incapables de concevoir une véritable alternative au capitalisme. Cela est loin d’être vrai. L’analyse comparative des enquêtes d’Érik Olin Wright des années 1980 et des enquêtes canadiennes plus récentes a révélé ce qui suit :

 Si de nombreuses personnes s’identifient avec précision comme appartenant à la « classe moyenne » – par opposition à ceux qui sont manifestement riches ou démunis – cette auto-identification n’empêche pas un nombre important de personnes (les métallurgistes, par exemple) de développer une conscience de classe progressiste et oppositionnelle.

 Les personnes ayant une conscience progressiste d’opposition pro-travail (soutenant le droit de grève et s’opposant à la maximisation du profit) sont nettement plus nombreuses que celles ayant une conscience de classe pro-capital (s’opposant au droit de grève et soutenant la maximisation du profit), et le nombre de partisans pro-travail semble augmenter.

 Un nombre important et croissant de personnes expriment leur soutien aux visions d’une future démocratie économique caractérisée par des motifs non lucratifs et l’autogestion des travailleurs.

 Les personnes ayant une conscience ouvrière révolutionnaire, qui combine une conscience oppositionnelle pro-ouvrière et un soutien à la démocratie économique, constituent un groupe restreint mais croissant. Ce groupe est beaucoup plus important que les travailleurs dont les points de vue défendent clairement les conditions capitalistes existantes.

 Les non-cadres organisés, tels que les infirmières ou les enseignants, comptent parmi les militants les plus progressistes des réseaux actuels du mouvement syndical et social, résistant activement aux empiètements sur les droits économiques, sociaux et environnementaux.

Un militantisme de classe

Dans les pays capitalistes avancés, de nombreux travailleurs non-cadres expriment un mélange pragmatique d’espoirs et de craintes. Mais peu de travailleurs défendent un capitalisme obsédé par le profit qui donne la priorité à l’autorité managériale, alors que beaucoup préfèrent nettement une transformation vers une économie durable, sans but lucratif et gérée par les travailleurs. Parmi ceux qui ont une conscience de classe progressiste, il y a un soutien presque unanime à l’action contre le réchauffement climatique et à la réduction de la pauvreté.

C’est parmi les travailleurs non-cadres appartenant à des minorités visibles que le soutien est le plus fort. Le nombre croissant de travailleurs ayant une conscience révolutionnaire bien développée était encore faible en 2016 (moins de 10 %). Mais l’histoire a démontré que de petits groupes organisés peuvent provoquer des changements transformateurs lorsqu’ils répondent à de véritables préoccupations démocratiques.

Ces récentes enquêtes canadiennes sur les classes sociales suggèrent que les travailleurs non-cadres possèdent une conscience de classe progressiste latente bien plus importante que ne le supposent souvent les intellectuels de gauche. La conscience de l’exploitation sur les lieux de travail, ainsi que les sentiments plus larges de discrimination raciale et sexuelle, animent de fortes protestations sociales, bien qu’encore occasionnelles. Les travailleurs conscients de leur appartenance de classe sont les principaux militants de la plupart des mouvements sociaux progressistes.

Regarder vers l’avenir

À la suite de l’augmentation des votes et des manifestations en faveur des partis de droite au cours des dernières années, de nombreux experts ont spéculé sur la possibilité que de petits groupes non représentatifs accèdent au pouvoir politique de manière non démocratique. Les enquêtes canadiennes confirment que la majorité de ces petits groupes de capitalistes, des grands employeurs et des cadres supérieurs sont clairement enclins à soutenir les orientations politiques et les partis de droite. Cependant, le poids de cette enquête, ainsi que quelques autres enquêtes récentes – sensibles aux classes objectives définies par les rapports de travail rémunéré dans les pays capitalistes avancés – indiquent que les employés sont, dans l’ensemble, fortement favorables à des politiques sociales progressistes et à des partis politiques orientés à gauche.

Les travailleurs syndiqués de l’industrie et des services ont généralement maintenu une position politique progressiste. Toutefois, dans les pays où les mouvements syndicaux sont plus faibles, même certains travailleurs non-cadres bien établis – distincts des travailleurs des minorités visibles confrontés à la discrimination et à l’exploitation – se sont trouvés de plus en plus attirés par les mouvements anti-immigration et anti-diversité en raison de la précarité matérielle croissante.

Les idéologues réactionnaires et les partis de la droite radicale ont souvent utilisé les insécurités matérielles et psychiques chroniques pour faire appel à une plus grande gloire nationaliste et attiser les peurs racistes et les actions coercitives, en particulier parmi les classes relativement aisées et les groupes ethniques inquiets de perdre leurs privilèges. C’est aussi vrai pour l’insurrection du 6 janvier aux États-Unis que pour la montée du nazisme dans l’Allemagne de Weimar. Des preuves empiriques limitées provenant d’une rare enquête d’opinion dans l’Allemagne de Weimar suggèrent qu’une majorité d’employés et de travailleurs qualifiés ont continué à soutenir les opinions politiques de gauche et à rejeter les sentiments autoritaires. Mais seule une petite minorité de partisans des partis de gauche s’est montrée suffisamment attachée aux droits démocratiques pour résister au nazisme.

La différence la plus significative aujourd’hui est que dans la plupart des pays capitalistes avancés, la majorité des travailleurs non-cadres, en particulier ceux qui ont une forte conscience de classe, protègent davantage les droits démocratiques fondamentaux qu’ils ont durement acquis. Ils sont mieux préparés à les défendre lorsqu’ils sont sérieusement remis en question – comme le seront les travailleurs.ses aux États-Unis si Donald Trump gagne en novembre et que les plans du Projet 2025 deviennent opérationnels.

Les limites des enquêtes sur des échantillons de population pour prédire le comportement réel sont bien connues. Mais les enquêtes fondées sur les classes sociales, comme celles menées au Canada, permettent de suivre avec une grande précision l’évolution de la structure des classes et les liens avec les sentiments des classes sociales sur les questions politiques. Depuis la dernière enquête en 2016, des événements importants se sont produits, notamment la pandémie, l’aggravation des inégalités économiques et des revendications raciales, la multiplication des événements liés au réchauffement climatique et les guerres qui touchent plus directement les pays capitalistes avancés.

Une enquête partielle réalisée en 2020 au Canada, avant la pandémie, a révélé un soutien croissant à la transformation vers une démocratie économique durable. Il est urgent de réaliser des enquêtes complètes sur les classes et la conscience de classe dans tous les pays capitalistes avancés. Ces enquêtes sont cruciales pour aider les forces progressistes à mobiliser les sentiments anticapitalistes qui semblent être plus répandus et plus intenses qu’en 2016. Les questions de l’enquête du réseau Wright des années 1980 et des enquêtes canadiennes ultérieures sont désormais accessibles au public.

L’accès quasi-universel aux médias sociaux, la disponibilité de nombreux chercheurs qualifiés, ainsi que l’essor des mouvements sociaux axés sur des questions précises, qui ont besoin d’une telle intelligence de terrain, rendent les enquêtes représentatives des classes actuelles et de leur conscience politique plus pratiques que jamais. Les chercheurs pourraient facilement entreprendre une nouvelle enquête suédoise pour la comparer aux enquêtes Wright menées au début des années 1980, qui ont montré un fort soutien des travailleurs au plan Meidner, qui représentait une menace significative pour la propriété capitaliste de l’économie. De même, une enquête étatsunienne pourrait apporter des informations précieuses en comparant les résultats actuels avec ceux de l’enquête de 1980, d’autant plus que le mouvement syndical semble plus actif aujourd’hui qu’à l’époque. De telles enquêtes pourraient contribuer de manière significative aux efforts de mobilisation stratégique.

Les enquêtes fondées sur le processus de travail sont aujourd’hui beaucoup plus faciles et rapides à réaliser que lorsque Marx a tenté d’en réaliser une auprès des travailleurs français en 1880.

Les récentes enquêtes expérimentales menées aux États-Unis par la revue Jacobin sont prometteuses, car elles mettent en évidence des liens significatifs entre les politiques économiques progressistes, les candidats aux élections et certaines des divisions et identités de classe de Wright. Les chercheurs devraient poursuivre ces études et les relier plus étroitement aux structures de classe marxistes et à la conscience de classe. Ne pas saisir ces opportunités actuelles pour que les analyses marxistes de classe soutiennent l’action politique progressiste, alors que nous approchons du point de bascule entre le néant capitaliste et une alternative durable, serait une profonde erreur.

*

Publié initialement sur https://jacobin.com/2024/03/marxist-class-analysis-class-consciousness

Traduction : Contretemps

D. W. Livingstone est professeur émérite à l’Université de Toronto et auteur de Tipping Point for Advanced Capitalism : Class, Class Consciousness and Activism in the Knowledge Economy. (Point de bascule du capitalisme avancé, classe, conscience de classe et militantisme dans l’économie de la connaissance)

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