Édition du 19 novembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Nations unies - « Anatomie d’un génocide ». Le rapport de Francesca Albanese sur la situation à Gaza

Le 25 mars 2024, la rapporteuse spéciale de l’ONU présentait au Conseil des droits de l’homme un rapport mettant en évidence la dimension génocidaire de l’offensive israélienne sur Gaza. Dressant un tableau précis de la situation, elle appelle les États à mettre en œuvre un embargo sur les armes, à adopter des sanctions contre Israël afin d’imposer un cessez-le-feu et à déployer une présence internationale protectrice dans le territoire palestinien occupé.

Tiré de orientxxi
8 avril 2024

Par Francesca Albenese

26 mars 2024. Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits dans les territoires palestiniens, s’exprime lors d’une conférence de presse durant une session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, à Genève.
Fabrice COFFRINI/AFP

Dans son rapport de mars 2024 présenté devant le Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies (ONU), Francesca Albanese présente les actes et les intentions pouvant caractériser un génocide en cours à Gaza. La question d’un génocide réalisé par des moyens militaires est encore une fois posée, ainsi que celle de l’assistance militaire à Israël. En droit international, cette question n’est pas nouvelle dès lors qu’au Rwanda, la contribution de l’armée au génocide des Tutsi a déjà été attestée. Dans l’ex Yougoslavie, le massacre de Srebrenica, considéré comme acte de génocide, s’inscrivait également dans un contexte de conflit armé. S’agissant d’Israël, le blocus de Gaza exigeant l’emploi de la force militaire de l’État avait été présenté dès 2009 comme participant potentiellement d’un crime contre l’humanité (1). Et la Convention internationale sur la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 énonce bien, dans son article I :

Les parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir.

Un contexte menaçant

Suite à la publication de ce rapport, un certain nombre d’États occidentaux ont relayé les accusations portées par Israël contre la personne de la rapporteuse spéciale. Le ministre des affaires étrangères et le ministre de l’intérieur israéliens estimaient en février 2024 que l’ONU devrait désavouer publiquement ses « propos antisémites  » et la renvoyer définitivement (2). Et le Quai d’Orsay a cru bon d’affirmer pendant le point de presse du 26 mars 2024 que

Madame Albanese n’engage pas le système des Nations unies. Nous avons eu l’occasion par le passé de nous inquiéter de certaines de ses prises de positions publiques problématiques et de sa contestation du caractère antisémite des attaques terroristes du 7 octobre dernier.

Dans ce contexte menaçant, la rapporteuse spéciale n’est pourtant pas isolée parmi les experts indépendants du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, chargés de « mandats thématiques » ou de « mandats par pays ». Ils ont publié collectivement plusieurs déclarations relatives au risque de génocide depuis le début de l’offensive israélienne contemporaine. Très récemment, c’est le rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation, Michael Fakhri, qui a alerté sur la volonté délibérée d’infliger une famine à Gaza (3).

Créé en 1993 par la Commission des droits de l’homme (devenue Conseil des droits de l’homme), le mandat du rapporteur spécial sur les territoires palestiniens occupés (qui fait partie des « mandats par pays ») vise à y examiner la situation des droits humains et à formuler des recommandations à l’intention de l’ONU. Plusieurs intellectuels de grande envergure, tels les professeurs sud-africain John Dugard (2001-2008), américain Richard Falk (2008-2014) ou canadien Michael Lynk (2016-2022) se sont succédés dans ces fonctions. Ils ont progressivement avancé une réflexion sur l’apartheid et invité les États à saisir la Cour internationale de justice (CIJ) d’une demande d’avis sur la situation. Cette demande s’est concrétisée et a donné lieu aux audiences de la fin février 2024 devant la Cour. L’indépendance des experts du Conseil des droits de l’homme et la force de leurs rapports ont souvent suscité des oppositions. En décembre 2008, elles avaient culminé avec l’arrestation puis l’expulsion par Israël de Richard Falk (4).

La mise en cause par Israël des rapporteurs spéciaux sur les territoires palestiniens occupés accompagne désormais un discours israélien visant à discréditer l’ensemble de l’ONU, son Secrétaire général, voire même ses juges. On sait que l’UNRWA, l’agence de l’ONU dédiée aux réfugiés palestiniens, a aussi été spécifiquement ciblée, ce qui a conduit à fragiliser son fonctionnement et affaiblir encore la population de Gaza. Dans son rapport, Francesca Albanese appelle d’ailleurs les États à continuer d’assurer le financement de l’agence (§ 97, g).

L’UNRWA est en outre implicitement confortée par la dernière ordonnance de la CIJ, largement centrée sur la question de la famine. Privilégiant la voie terrestre d’acheminement de l’aide humanitaire, la Cour ordonne à Israël de

prendre toutes les mesures nécessaires et effectives pour veiller sans délai, en étroite collaboration avec l’Organisation des Nations unies, à ce que soit assurée, sans restriction et à grande échelle, la fourniture par toutes les parties intéressées des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence […] en particulier en accroissant la capacité et le nombre des points de passage terrestres et en maintenant ceux-ci ouverts aussi longtemps que nécessaire (5).

Dans la requête qu’il a récemment introduite devant la CIJ s’agissant de Gaza, le Nicaragua reproche à l’Allemagne, au titre de la complicité de génocide, la fourniture de matériels militaires à Israël, mais également la suspension de son financement de l’UNRWA. Les audiences se tiendront, dans cette autre affaire, en ce mois d’avril 2024.

« Des preuves exceptionnellement présentes »

L’offensive actuelle sur Gaza est considérée par Francesca Albanese comme pouvant caractériser trois des actes de génocide listés par la Convention de 1948 (article II, a), b), et c)) : le meurtre de membres du groupe, l’atteinte grave à leur intégrité physique ou mentale et la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle.

Les éléments de fait sont précisément et utilement rappelés, avec notamment les chiffres considérables de plus de 30 000 morts, 12 000 disparus (sous les décombres) et 71 000 blessés graves (§§ 21-45). L’offensive israélienne s’illustre aussi par la souffrance infligée aux enfants, qui peut être interprétée comme un moyen de détruire le groupe ciblé (§ 33). Quant à l’intention de détruire le groupe, propre au crime de génocide, elle peut être directement prouvée au regard des déclarations de hauts responsables israéliens, parfaitement comprises sur le terrain (§§ 50-53). Ainsi, « des preuves directes de l’intention génocidaire sont exceptionnellement présentes ». Ceci est un élément essentiel à la qualification de génocide, qui dispense de recourir à des preuves circonstancielles. En effet, en l’absence de preuves directes, la jurisprudence internationale refuse généralement de qualifier un génocide lorsque les faits de violence peuvent être « raisonnablement expliqués  » autrement que par une intention de détruire le groupe.

C’est dans ce contexte que le rapport de Francesca Albanese examine le «  jargon  » humanitaire (§ 60) employé par Israël afin de justifier ses opérations. On se trouve en présence d’un discours israélien flou, où la justification des attaques par les catégories du droit des conflits armés est désormais susceptible de brouiller l’identification de l’« intention de détruire » qui a été officiellement énoncée dans les premiers mois de l’offensive. Se référant explicitement à l’instance introduite devant la CIJ par l’Afrique du Sud, Francesca Albanese note : «  Pour sa défense, Israël a affirmé que sa conduite est conforme au droit international humanitaire ». Mais en réalité, « Israël a invoqué ce droit comme un "camouflage humanitaire" afin de légitimer la violence génocidaire qu’il déploie à Gaza  » (§ 7). C’est l’intérêt du travail de Francesca Albanese que de l’exposer et d’œuvrer à la déconstruction des prétentions légales d’Israël au titre du droit de la guerre.

Le « camouflage humanitaire »

La dernière partie du rapport est donc intitulée de manière significative «  Camouflage humanitaire : déformer le droit de la guerre pour masquer l’intention génocidaire ». La rapporteuse y estime que

sur le terrain, cette déformation du droit de la guerre […] a changé un groupe national entier et son espace habité en une cible militaire pouvant être détruite, révélant une conduite des hostilités « éliminationniste ». Ceci a eu des effets dévastateurs, coûtant la vie à des milliers de civils palestiniens, détruisant la vie à Gaza et causant des dommages irréparables. S’illustre une ligne de conduite claire dont on ne peut déduire qu’une intention génocidaire (6).

Plusieurs notions du droit relatif à la conduite des hostilités tels qu’instrumentalisées par Israël sont précisément analysées : l’accusation d’utilisation de boucliers humains ou d’utilisation militaire d’installations médicales par l’adversaire (A et E), l’extension de la notion d’objectif militaire (B), l’exploitation de la notion de « dommages collatéraux » (C), les ordres d’évacuations et les désignations de zones sûres (D). L’exemple des évacuations paraît, avec le siège et le ciblage systématique des hôpitaux, assez spécifique de l’offensive en cours. S’agissant des ordres d’évacuation, on assiste à la transformation d’une exigence du droit de la guerre (les précautions avant l’attaque) en instrument de persécution et d’affaiblissement de la population. Ceci a d’ailleurs été rapidement compris par les organes de l’ONU, puisque la résolution de l’Assemblée générale du 26 octobre 2023 demandait l’annulation du premier ordre d’évacuation du nord de Gaza. Le thème de la perfidie (la conduite perfide étant une violation grave du droit de la guerre) apparaît ainsi dans les développements du rapport de Francesca Albanese, dès lors que les zones désignées comme sûres à l’intention des civils déplacés et les couloirs humanitaires permettant leurs déplacements ont fait l’objet de bombardement et d’attaques (§§ 79 et 81).

Le rapport vient donc utilement contrer une approche qui se manifeste déjà dans le travail du procureur de la Cour pénale internationale (CPI). Cette approche consiste à représenter l’offensive comme une opération militaire où l’armée israélienne s’efforcerait de respecter les exigences du droit de la guerre dans une situation complexe — mais finalement classique — de conflit urbain. Or, s’il était question de respecter ce droit relatif à la conduite des hostilités, la règle de précaution dans l’attaque devrait s’appliquer au regard de la configuration de l’espace dans lequel est conduite l’offensive, c’est-à-dire une zone restreinte, close, très densément peuplée, où les objectifs militaires sont essentiellement souterrains en raison même du blocus imposé depuis 2007. Selon cette règle :

ceux qui décident une attaque doivent […] s’abstenir de lancer une attaque dont on peut attendre qu’elle cause incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil, ou une combinaison de ces pertes et dommages, qui seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu (7).

Ajoutons qu’au regard des objectifs énoncés par les dirigeants israéliens, il serait aussi possible de convoquer la règle qui criminalise le simple fait de déclarer un refus de quartier (8).

Il convient en outre de ne pas oublier que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dont relève le peuple palestinien impose à l’État colonial ou occupant de favoriser l’émancipation, ce qui questionne le principe même de l’offensive israélienne. À cet égard, le rapport de Francesca Albanese s’inspire de travaux historiques récents pour rapprocher la situation des territoires occupés d’un colonialisme de peuplement (§ 12). La qualification du génocide doit certainement être appréhendée dans ce contexte, souligne Francesca Albanese, c’est-à-dire en situant l’offensive contemporaine dans une histoire de déplacement et d’effacement du peuple palestinien (rapport, §§ 10-14).

Notes

1. Voir le rapport de la Mission d’établissement des faits de l’ONU sur le conflit à Gaza, 25 septembre 2009, doc ONU A/HRC/12/48, §§ 1332-1335

2. The Times of Israël, 12 février 2024. S’agissant du dernier rapport, le porte-parole du département d’État des États-Unis, Matthew Miller, prétendait relever le 27 mars 2024 « l’historique de commentaires antisémites qu’elle a faits », Middle East Eye, 28 mars 2024

3. « UN food rights expert blasts rights council for turning blind eye as Israel ‘intentionally starves’ Gaza », Michelle Langrand, Geneva Solution, 9 mars 2024.

4. Voir le rapport du 25 septembre 2009, doc. ONU A/64/328

5. CIJ, Ordonnance du 28 mars 2024, 2) a).

6. § 57

7. Protocole additionnel I aux Conventions de Genève, article 57 § 2 a) iii)

8. Statut de la CPI, articles 8 § 2 b) xxii et e) x)). Les éléments de ce crime, tels que précisés par l’Assemblée des États parties à la CPI, sont les suivants : « 1. L’auteur a déclaré qu’il n’y aurait pas de survivants ou ordonné qu’il n’y en ait pas 2. Cette déclaration ou cet ordre a été émis pour menacer un adversaire ou pour conduire les hostilités sur la base qu’il n’y aurait pas de survivants. 3. L’auteur était dans une position de commandement ou de contrôle effectif des forces qui lui étaient subordonnées auxquelles la déclaration ou l’ordre s’adressait […] ».

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