Basta ! : En quoi les politiques de Donald Trump sont-elles à la fois nouvelles et la poursuite des pires tendances de ces dernières décennies ?
Naomi Klein : Il est dangereux d’analyser l’élection de Trump comme une rupture. Trump est bien une nouvelle sorte de politicien : il est la fusion de l’homme et de la grande entreprise. Il a besoin d’apposer sa marque dans tous les espaces disponibles et a réussi à faire de son nom le symbole de la réussite matérielle, le héros par excellence de la success story capitaliste. Mais au final, Trump est entièrement le produit de la culture nord-américaine, l’étape ultime d’un processus engagé depuis longtemps. Aussi excessif soit-il, il est moins une aberration qu’une conséquence logique, la créature d’un système de pensée puissant qui se sert de la race pour mettre en œuvre des politiques économiques impitoyables.
Quel est ce système dont il est l’incarnation ?
Sa vision du monde est fondée sur la domination, l’extraction, le fait de prendre à la terre et aux gens comme s’il n’y avait aucune limite ni conséquence. La marque Trump est l’impunité totale : l’idée qu’il suffit d’être riche pour faire tout ce qu’on veut, que la richesse permet d’acheter ce rêve de liberté absolue. Beaucoup de gens qui entourent Trump partagent son instinct de prédation. Son entourage immédiat compte ainsi cinq anciens cadres de Goldman Sachs qui ont provoqué la crise financière de 2008 et en ont profité ensuite au détriment des gens.
Le risque serait de considérer qu’il suffit de se débarrasser de cette créature pour que tout s’arrange, alors même que les conditions politiques qui l’ont produit et produisent d’autres Trump dans le monde entier restent à combattre. La montée des leaders d’extrême droite, des politiques autoritaires et xénophobes, est un phénomène mondial qui se manifeste dans tous les pays : Trump est la version américaine, mais vous avez Marine Le Pen en France, il y a Narendra Modi en Inde [Premier ministre indien, membre du parti nationaliste hindou BJP, ndlr]... Avec ce livre, j’essaie de replacer Trump dans un contexte qui échappe à la narration du choc [1]. Car, lorsque les gens sont encore sous le choc, ils sont très vulnérables et on ne peut plus alors attendre de la population qu’elle agisse au meilleur de ses intérêts.
Comment expliquez-vous l’obsession de Trump pour la construction d’un mur à la frontière avec le Mexique ?
Trump a besoin d’un ennemi. Toutes ses politiques reposent sur ce schéma. Avec lui il y a toujours d’un côté les gagnants et de l’autre les perdants. On ne peut pas comprendre la construction du modèle capitaliste américain sans rappeler le rôle absolument central des suprémacistes blancs et de la haine envers les populations noires. En Amérique du Nord, l’économie capitaliste moderne a été subventionnée par deux hold up majeurs, à savoir le vol de la terre aux autochtones et le vol du peuple africain à sa terre. Tout cela s’est appuyé sur des théories suprémacistes où l’homme blanc occupe la première place. Ce sont le coton et la canne à sucre récoltés par des Africains réduits en esclavage qui ont servi de carburant au démarrage de la révolution industrielle. Le capitalisme américain est un capitalisme racial. Cette aptitude à ignorer le peuple et les populations à la peau foncée pour justifier le vol de leur terre, de leur travail et de leur liberté est fondatrice des États-Unis.
Qu’entendez-vous par l’idée que nous avons chacun en nous une part de Trump ?
L’ascension de Trump nous met au défi sur le plan personnel. La crise démocratique doit nous pousser à nous interroger et à essayer de tuer notre Trump intérieur. C’est en quelque sorte faire notre propre auto-analyse en voyant ce qui est un peu “trumpien” : l’addiction aux médias sociaux, le fait de vivre comme une marque commerciale parmi d’autres marques, d’envisager ses collègues comme des produits concurrents qui menacent ses parts de marchés [2], attendre qu’un multi-milliardaire vole au secours de la planète au lieu de construire à partir de ce que l’on sait faire, de la base... Qu’on le veuille ou non, la consommation nous immerge dans les eaux de la télé-réalité, au milieu de personnalités qui sont devenues de simples logos, le tout au nom d’une incessante distraction. Être conscient de cela est un bon point de départ : pour nous unir et résister ensemble, nous devons d’abord être prêts à nous changer nous-mêmes. C’est une condition pour transformer notre monde.
Il n’est pas rare d’entendre dire en Europe, y compris au sein de la gauche, que « Trump a raison quand il veut défendre les salariés américains dans la globalisation économique » et qu’il faut « acheter américain, embaucher américain ». Cela laisse penser que la nouvelle opposition fondamentale ne serait plus gauche-droite mais « ouverture-fermeture », « globalisation-souveraineté ». Qu’en pensez-vous ?
Trump ne va pas renégocier les accords de libre-échange dans l’intérêt des travailleurs. Tout ce qu’il fait est dans l’intérêt des compagnies américaines. Plusieurs syndicats ne se sont pas laissés prendre au bluff de Trump sur les échanges commerciaux et s’organisent en conséquence. Mais ce n’est malheureusement pas le cas de tous les syndicats. Certains, notamment dans le secteur des industries fossiles, ont déclaré leur allégeance au nouveau président au lendemain de son investiture. Négocier de « meilleurs accords » ne signifie pas chez Trump qu’ils soient meilleurs pour les travailleurs syndiqués ou l’environnement. Il entend le mot dans un seul sens : meilleur pour lui même et son empire commercial, meilleur pour les banquiers et les cadres des compagnies pétrolières qui composent son gouvernement.
Il a d’emblée promis des baisses massives d’impôts sur les sociétés et la suppression de 75 % de la réglementation. Quand Trump dit qu’il va « rendre à l’Amérique sa grandeur », traduisez : « faire revivre l’industrie grâce à une main d’œuvre bon marché ». Le salaire des travailleurs des États-Unis pourra bientôt concurrencer celui des travailleurs de pays comme le Mexique... Et quand Trump se rend à l’étranger, c’est essentiellement pour vendre des armes. Oui, cela crée de l’emploi, tout comme le fait de construire des oléoducs ou un mur avec le Mexique. Mais la question est de savoir quel type d’emplois nous voulons.
Comment s’assurer que des batailles pour la relocalisation des emplois ou la défense de systèmes de production locaux ne soient pas récupérées par des politiques nationalistes et de droite extrême ?
Il existe une approche progressiste, internationaliste, qui consiste à affronter les inégalités provoquées par le libre-échange et les multinationales. Si des gens comme Trump peuvent utiliser la colère des citoyens face à l’appauvrissement de leurs conditions de vie et brandir une xénophobie particulièrement toxique, c’est parce qu’il y a un vide en face de cela. Les progressistes ont abandonné ce champ de bataille politique à la droite. En remettant aujourd’hui ces questions sur le devant de la scène, Trump nous donne l’opportunité de se réapproprier ce débat public.
Face à Trump, nous avons un Emmanuel Macron ou un Justin Trudeau [Premier ministre canadien, ndlr] prétendant incarner un progressisme dans le cadre de ce même modèle néolibéral, celui qui justement crée les conditions pour l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite. Écouter le discours tenu par Macron depuis quelques mois est absolument incroyable : au lieu de prendre le score du Front national comme un avertissement, il voit cela comme l’autorisation d’aller encore plus loin dans une libéralisation qui crée les conditions de cette folie.
Que pensez-vous de la prétention d’Emmanuel Macron et de l’Union européenne de porter le leadership international en matière climatique face à un Trump qui piétine toute vision écologiste ?
C’est l’un des plus grands dangers avec Trump : il est tellement caricatural qu’en comparaison, il en faut très peu pour apparaître comme un super héros. Je pense notamment à Justin Trudeau qui, pour Halloween, a enfilé un déguisement de superman et considère que c’est suffisant... Comment les dirigeants européens peuvent-ils se targuer de porter le leadership en matière climatique, quand les politiques qu’ils mènent nous conduisent à 3 ou 4°C de réchauffement à la fin de ce siècle ?
Plutôt que de dire qu’« il n’y a pas pire que Trump », nous devons exiger davantage des dirigeants et investir les espaces que ces gouvernements ne contrôlent pas. Par exemple, au moment de quitter l’Accord de Paris, Trump a déclaré qu’il avait été élu par les gens de Pittsburgh et non par ceux de Paris. La réaction du maire de Pittsburgh a été immédiate : il a rappelé que la population de sa ville avait davantage voté pour Hillary Clinton et il en a profité pour s’engager à atteindre les 100 % d’énergies renouvelables d’ici à 2035.
Faut-il changer la manière d’agir, de s’exprimer, de s’engager sur la question climatique ?
J’évoque à la fin du livre un exemple de manifeste des causes communes, dans lequel je me suis impliquée au Canada, qui je pense est un bon modèle [3]. Le mouvement pour la justice climatique s’est employé jusque-là à faire entendre les voix des communautés victimes des pollutions industrielles ou affectées par le changement climatique. C’est important mais ce n’est plus suffisant. Nous devons sortir de nos catégories, de nos cases. Nous sommes aujourd’hui confrontés à des crises qui sont multiples, interconnectées, et on ira nulle part si on joue à quelle est la crise la plus importante.
Il nous faut développer une vision de l’avenir qui intègre la complexité des liens entre les différentes crises que nous connaissons. La précarité économique et les attaques contre les droits territoriaux ont pour origine un système de valeurs qui place le profit au-dessus du bien-être des individus et de la planète. Dans les mouvements écologistes, on fait rarement le lien entre les armes qui tuent les noirs de Ferguson et d’Ottawa, la hausse du niveau des mers et les sécheresses qui détruisent les foyers des gens de couleur. Rares sont les rapprochements entre la manière dont les hommes de pouvoir pensent avoir le droit d’abuser du corps des femmes, et l’idée selon laquelle les humains pensent pouvoir faire de même avec la nature. On a beau voir qu’il existe des liens, on reste souvent très compartimentés, chacun dans son silo. Nous avons besoin d’une coalition large autour d’une vision commune partagée pour changer d’échelle et envisager d’autres mondes possibles.
Les mobilisations féministes suite à l’affaire Weinstein sont-elles de nature à ébranler le système de domination multi-facette (race, genre, etc.) que vous mettez en évidence ?
Face aux violences faites aux femmes, nous avons souvent été – comme dans le cas du changement climatique – dans l’adaptation : il revenait aux femmes d’adapter leur comportement. Aujourd’hui il s’agit de traiter les causes de ces violences. Face à un Trump qui se vante d’ « attraper les femmes par la chatte », il y a plusieurs façons de répondre : celle d’un Macron ou d’un Trudeau consiste à se déclarer féministe en étant moins pire que Trump. Il y a une autre réponse possible, différente, portée par ce mouvement global pour les droits des femmes qui doit faire bouger les choses dans les cercles familiaux, amicaux, de travail...
Cela implique de transformer notre monde fondé sur diverses formes de domination. Nous sommes à une intersection où toutes ces urgences se rencontrent. Nous avons fait des progrès mais nous devons être plus ambitieux. Il existe des alliances, notamment entre le mouvement Black Lives Matter et le mouvement des Dreamers [les « rêveurs », surnom des bénéficiaires du Daca, un programme mis en place par Obama pour protéger les jeunes immigrés entrés illégalement aux États-Unis, ndlr], ou bien encore avec le mouvement « Fight for 15 $ » [mouvement pour l’augmentation du salaire minimum à 15$ l’heure aux États-Unis]. Mais il n’y a pas eu de coalitions antiracistes et progressistes suffisamment larges qui soient en mesure de gagner.
Malgré toute l’amitié que j’ai pour Bernie Sanders [figure de l’aile gauche du Parti démocrate], je pense qu’il n’a pas gagné parce qu’il ne porte pas une analyse suffisamment globale sur le lien profond entre les inégalités économiques, de race, le sexisme et sur la façon dont ces inégalités sont liées depuis l’origine du capitalisme. Nous avons exactement le même problème en France : on croit que se rassembler signifie effacer nos différences au lieu de reconnaitre la réalité de ces différences. L’idée que régler la question économique permettra de régler tout le reste persiste. On voit bien que cela ne marche pas.
Dire non à Trump - et au « trumpisme » ailleurs sur la planète - est nécessaire, mais pas suffisant, dîtes-vous. Existe-t-il des lueurs d’espoir ?
Nous assistons à l’émergence de visions radicales au niveau municipal avec des gens venant de l’activisme social qui sont élus maires. C’est le cas dans des grandes villes européennes comme Barcelone avec Ada Colau (lire ici), au Sud des États-Unis où une nouvelle génération de maires afro-américains ont, toute leur vie, lutté pour une démocratie économique, contre les violences policières... C’est un signe d’espoir. Expérimenter d’autres manières de vivre pour voir que c’est possible est décisif. Cet esprit imaginatif, cette capacité d’entrevoir un monde radicalement différent du présent, nous manque souvent terriblement. Après 40 ans passés dans cet univers néolibéral, le plus grand obstacle est la crise de nos propres imaginaires.
Certaines communautés, notamment les peuples indigènes, essaient depuis longtemps de maintenir vivant un mode de vie qui ne se fonde ni sur la propriété de la terre, ni sur la quête incessante du profit. À Standing Rock [communauté de Sioux résistant à un projet d’oléoduc géant dans le Dakota du Nord], ils se sont définis comme des protecteurs de l’eau. Ils combattent pour une vision du monde post énergie fossile, fondée sur les savoirs indigènes avec des énergies 100 % renouvelables et de l’agro-écologie. Ils ont construit une nouvelle forme de résistance, dit non à une menace imminente, mais ont aussi travaillé sans relâche à bâtir l’alternative.
Photo de une : CC Joan Moreno / FlickR
– Naomi Klein, Dire non ne suffit plus, ed. Actes Sud, 306 pages, 21,80 euros.
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