Édition du 17 décembre 2024

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Immigration

Migrants et réfugiés : au-delà de l’accueil, les causes profondes d’un drame humain (1)

Il est tentant alors de se « réfugier ». Non pas à l’étranger, mais derrière de fausses explications destinées à nous donner bonne conscience. Ah, s’il n’y avait pas ces tyrans et dictateurs meurtriers, ces extrémistes religieux, alors ni les Syriens ou les Erythréens, ni les Afghans, les Maliens, les Soudanais et bien d’autres ne seraient mis en danger dans leur pays. « Nous » (peuples et pays dits « du Nord ») n’y sommes pour rien !

(tiré du blogue de Jean Gadrey)

Deuxième partie de cet article : http://www.pressegauche.org/spip.php?article23580

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L’Europe, avec ses 510 millions d’habitants et son niveau de richesse économique, aurait parfaitement les moyens d’accueillir dignement cinq à dix millions de réfugiés au cours des années à venir si les migrations devaient se poursuivre et s’amplifier. Je n’y reviens pas, voir mes billets précédents.

Mais personne ne peut se satisfaire de ces migrations de personnes dont l’immense majorité n’a aucune « envie » de quitter son pays, mais finit par s’y résoudre pour pouvoir continuer à vivre ou survivre, quitte à affronter des risques mortels pour échapper à d’autres risques mortels jugés encore plus probables. Je ne crois nullement à la propagande de « l’invasion » (on n’est pas envahi quand il s’agit de 0,1 % voire de 1% de la population européenne), mais ce à quoi il faut s’attaquer c’est aux causes profondes de ces migrations de la détresse. Non pas pour éviter une mythique invasion, mais pour éviter la détresse humaine de dizaines de millions de personnes dans des pays ou des régions identifiables.
Explication courte, et globalement fausse (ce qui n’exonère aucunement les dictateurs de leurs responsabilités propres), car elle fait abstraction de deux grands types de facteurs (au moins) à l’origine 1) de conflits meurtriers provoquant des migrations massives, et 2) de l’installation au pouvoir de nombre de dictatures sanglantes.

LES INTERVENTIONS NEOCOLONIALES DE TOUTE SORTE…

Il y a d’abord, et surtout, les interventions « impérialistes » ou néocoloniales des acteurs dominants du capitalisme financier (firmes multinationales, finance et grands Etats) dans la politique et l’économie de la plupart des pays où se déroulent (ou se sont déroulés) de graves conflits conduisant à des migrations massives. Quelques mots les résument : l’exploitation lucrative ou le pillage des ressources naturelles (sol, sous-sol, forêts…) et parfois l’installation de relais géostratégiques à des fins militaires. La forme ultime de ces intrusions est l’intervention militaire directe, lorsqu’un régime fait de la résistance, ou lorsqu’on n’est pas parvenu à renverser ou assassiner des dirigeants récalcitrants pout y installer des amis corrompus capables de faire le sale boulot.

Je vous invite à visionner le film de Philippe Diaz « La fin de la pauvreté » via ce lien. A défaut de le visionner en entier, prenez au moins quelques minutes pour les interviews de la formidable séquence qui va de 1h13 à 1h19. Deux anciens hauts responsables et acteurs de ces drames y témoignent, et c’est terrifiant. D’abord un ex-consultant des services secrets américains, un « tueur économique » repenti, John Perkins (auteur du best-seller “Confessions d’un tueur à gages économique”, qu’on a aussi pu voir dans le film Let’s Make Money), qui nous explique ceci :

« Si nous n’aimons pas ce que fait un dirigeant démocratiquement élu d’un autre pays, s’opposant par exemple à l’exploitation du pétrole dans son pays, quelqu’un comme moi va entrer dans le bureau du Président – j’avais ce boulot – et lui dire : je veux juste vous rappeler que je peux vous rendre très très riche vous et votre famille si vous jouez mon jeu, notre jeu. Mais sinon je peux m’arranger pour que vous soyez renvoyé ou… assassiné si vous décidez de remplir vos promesses électorales. Cela peut être dit plus diplomatiquement, mais ils comprennent très bien car ils savent ce qui est arrivé à Arbenz au Guatemala, à Allende au Chili, à Roldos en Equateur, à Lumumba au Congo, à Torrijos et à bien d’autres qu’on a remplacés ou assassinés.

Dans une poche on offre quelques centaines de millions de dollars, c’est la corruption, et dans l’autre poche on leur annonce les « chacals » chargés de les renverser ou de les assassiner. Et cela s’est produit à maintes reprises. Le plus souvent, les tueurs économiques réussissent, mais on échoue parfois, ce qui m’est arrivé avec Torrijos au Panama et Roldos en Equateur, de sorte que les chacals ont été envoyés et ils ont été assassinés. »

Le second témoignage est celui de Chalmers Johnson, consultant pour la CIA de 1963 à 1973 :

« En fait, la CIA était l’armée personnelle du Président, utilisée pour des interventions désastreuses dans des pays étrangers, en commençant par le renversement du gouvernement iranien en 1953 pour préserver les intérêts de la société British Petroleum. Nous avons accusé le premier ministre élu Mosaddeq d’être communiste et je pense que le Pape aurait été un meilleur candidat pour ce titre… Ceci pour dire qu’il essayait simplement de reprendre un peu de contrôle sur les ressources pétrolières iraniennes. Les Anglais voulaient le renverser et ont convaincu Eisenhower de faire le sale boulot. »

Ce que John Perkins complète ainsi : « On a fait la même chose en Irak avec Kassem, qui était un président très populaire. Il voulait que le pétrole irakien profite plus aux Irakiens qu’aux compagnies étrangères, donc on décida d’en finir, il devait être assassiné. On envoya une équipe d’assassins au début des années 1960, dirigée alors par un jeune homme, qui échoua, fut blessé et dû fuir le pays. C’était Saddam Hussein, il était notre tueur à gages… C’est alors que la CIA entra en jeu et fit exécuter Kassem… et ils mirent la famille de Saddam Hussein au pouvoir.

Chalmers Johnson : « il ne fait aucun doute que dans le passé le gouvernement américain a utilisé son dispositif impérial à des fins économiques, en faveur des firmes américaines. Le meilleur exemple est peut-être celui de la United Fruit Company en Amérique centrale. Le renversement du gouvernement du Guatemala en 1954 par des moyens très violents contre un petit pays sans défense amena dans les années suivantes la guerre civile et la répression policière. Au moins 200.000 civils guatémaltèques furent tués. Tout cela est arrivé car la United Fruit Company s’opposait à de modestes propositions de réforme agraire.

On peut continuer avec l’intervention de la CIA contre Allende, pour amener au pouvoir le plus horrible dictateur de toute la guerre froide, le général Pinochet. Là, les intérêts étaient principalement ceux de la société ITT, qui participa activement aux côtés de la CIA, finançant et organisant le coup d’état contre Allende. Ont également joué au Chili les intérêts des compagnies minières de cuivre. Depuis longtemps, les Américains utilisent leur force impériale en Amérique latine pour protéger les intérêts des industries minières, dans des pays pauvres comme la Bolivie et d’autres.

John Perkins conclut : « très rarement, lorsque les tueurs économiques et les chacals échouent, alors seulement on envoie l’armée, et c’est ce qui s’est passé en Irak contre Saddam Hussein. Les chacals ne pouvaient le tuer, il avait des gardes très fidèles, des doubles… Donc on envoya l’armée ».

Peu après cette séquence du film, vers 1h26, Jérôme Guillet, banquier d’investissement du secteur énergétique français, avoue ceci : « Le terrorisme est directement lié à notre politique des ressources. Dans beaucoup de ces pays, le gouvernement est une dictature soutenue par l’Ouest qui y voit le moyen de protéger son accès aux ressources, de sorte que les populations associent dictatures et Ouest ». Fin de citations.

On peut me rétorquer que tout cela c’est du passé, que chaque cas est différent, ce qui est vrai. Mais il y a une constante qui est l’appui politique déterminé, pouvant aller très loin dans l’horreur, des « grandes puissances » à « leurs » multinationales dans leur quête éperdue des ressources naturelles – pour la plupart concentrées dans les pays « du Sud » - exigées par leur croissance et leurs profits. Si ces liaisons dangereuses n’étaient plus d’actualité, il n’y aurait plus de projets d’accords dits de libre-échange dans le monde, vu que chacun a bien compris que seules les multinationales y ont intérêt et font tout pour que les dirigeants politiques servent ces intérêts. Ce que pour le moment ils font consciencieusement, en dépit des oppositions montantes.

… ABOUTISSENT A DES MILLIONS DE REFUGIES ET DEPLACES

Le rapport avec les migrations « contraintes » est alors assez clair : les conflits que font le plus souvent naître ces interventions extérieures, qu’elles soient militaires ou non, sont désastreux pour les civils. Combien de personnes ont « choisi sous la contrainte » de quitter l’Irak et l’Afghanistan depuis le début des interventions extérieures (Koweit en 1990, invasion de l’Irak en janvier 1991, et pour l’Afghanistan cela n’a pas cessé depuis 1979…), suivies de conflits intérieurs interminables et meurtriers ? Je n’ai pas de total fiable, mais cela se compte en MILLIONS. Rien qu’au Pakistan, il y aurait selon le HCR 1,5 million de réfugiés afghans, et près d’un million en Iran (mais dans les années 1990 plus de 6 millions se sont exilés). Quant aux Irakiens, ils seraient deux millions rien que dans les pays voisins, dont… la Syrie avec plus d’un million. Quant à la Syrie actuelle, on en est à 4 millions de réfugiés, soit 20 % de la population (voir l’annexe de ce billet).

Voilà pourquoi je trouve que l’un des commentateurs d’un précédent billet, redrock, résume assez bien cette partie de l’analyse des causes profondes de « ce qui nous arrive » en écrivant :

« En l’espace de 12 ans l’occident et ses séides ont détruit l’Irak, la Libye, la Syrie et maintenant on s’étonne de quelques réfugiés ! Il faudrait que l’opinion publique réagisse avant que l’on ne s’apprête à détruire l’Iran, achever l’Ukraine, remodeler le Sahel… Quelques années avant on avait explosé l’ex Yougoslavie avec une lourde responsabilité allemande et britannique ! L’impérialisme occidental a besoin de dominer le reste du monde pour éviter son propre effondrement, inévitable cependant s’il continue dans cette voie oligarchique : révolution dans le meilleur des cas, guerres ou guerres civiles en cas du pire ! »

Suite dans le prochain billet : Migrants et réfugiés (2) : les causes climatiques/écologiques et le cas de la Syrie

Jean Gadrey

Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d’économie à l’Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S’y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.

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