Tijuana (Mexique), de notre envoyée spéciale. - Sur la plage de Tijuana, Enni observe avec dépit les barbelés entourant les poteaux de fer rouillé qui séparent le Mexique des États-Unis. Les soldats américains les ont posés vendredi dernier, après l’arrivée dans cette ville frontalière des premiers membres de la « caravane » de plus de 7 000 migrants sortie mi-octobre du Honduras, dont la jeune femme de 27 ans fait partie.
De l’autre côté, le président Donald Trump a fait de ce cortège massif, parti de San Pedro Sula, une des villes les plus dangereuses du monde, l’obsession de la campagne des élections de mi-mandat. Pour mobiliser ses électeurs, il a dénoncé une « invasion » et même envoyé l’armée. Son administration s’est même mis en tête désormais d’empêcher purement et simplement les migrants de déposer leurs demandes d’asile, au mépris complet du droit international.
« Il a l’air très difficile à traverser, ce mur. Nous ne pourrons pas passer aussi rapidement que nous l’avions fait entre le Guatemala et le Mexique. » Enni se souvient de cette frontière si poreuse, ce fleuve qu’une grande partie des migrants de la caravane avaient traversé à la nage ou en bouée, sans passer par la douane, entre le 19 et le 20 octobre. Les autorités mexicaines, dépassées, les avaient laissés faire.
Comme tant d’autres, Enni a fui son pays après avoir reçu des menaces de mort. Au pays, l’ancienne policière municipale était plus souvent encouragée à protéger le crime organisé qu’à le combattre. « Je sens qu’il faudra attendre ici longtemps, mais je suis prête, je ne suis pas pressée », assure la jeune femme.
Cet après-midi, elle est venue à la frontière tuer le temps, avant de retourner dans le centre sportif Benito Juarez où elle est hébergée avec 2 500 autres migrants de la caravane. « Aucun obstacle ne peut nous empêcher d’atteindre nos rêves », suggère un vieux graffiti peint sur le mur de la plage. Le bourdonnement d’un hélicoptère de la douane américaine semble lui dire le contraire. À travers les barreaux, une fourgonnette militaire est en train de patrouiller.
Malgré la tension que génère cette présence militaire, l’ambiance est redevenue tranquille sur la plage, après un épisode violent durant lequel les habitants ont lancé des pierres sur un groupe de migrants qui s’y étaient installés, en leur demandant de rentrer chez eux. Tijuana a beau être une ville de passage habituée aux flux migratoires, l’arrivée de cette caravane divise la population, tiraillée entre le désir d’aider, l’incompréhension, la peur et la haine. Lundi 19 novembre, 500 personnes, le drapeau au poing, se sont réunies pour crier « Dehors les Honduriens ! Ici on ne veut pas de vous ! ». De mémoire de Tijuanense, c’est une première.
« Nous n’avons rien contre les étrangers mais nous ne voulons pas de migrants qui restent ici sans travailler », nous a confié Adriana Moreno, qui a manifesté. « Nous ne comprenons pas pourquoi les autorités devraient les aider alors que beaucoup de Mexicains expulsés des États-Unis se trouvent dans la même situation qu’eux », ajoute cette femme au foyer de 60 ans. Elle aimerait qu’on « arrête de critiquer Trump : lui au moins, il sait défendre ses citoyens en fermant ses frontières ».
Le maire de Tijuana n’est d’ailleurs pas en reste : dans un discours copié sur celui de Trump, il a déclaré que les migrants de la caravane n’étaient « qu’une bande de glandeurs et de fumeurs de marijuana » et accusé le gouvernement fédéral de n’avoir « pas fait son travail » en ne les empêchant pas d’atteindre la frontière.
Enfants perdus
Tijuana est déjà rempli de migrants, demandeurs d’asile et de Mexicains et Centraméricains expulsés des États-Unis. C’est forcément après eux que devront passer les membres de la caravane, ceux qui sont déjà là, les autres wagons qui arriveront bientôt. Pour espérer aller de l’autre côté, il leur faudra se rendre au pont migratoire « El Chaparral », soit pour se soumettre directement aux autorités – avec le risque de se voir expulsé illico –, soit pour s’inscrire sur une liste d’attente de plus de 1 800 migrants désireux de demander l’asile aux États-Unis.
Les membres de la caravane resteront sans doute des mois à Tijuana. Mais très peu d’entre eux sont au courant de ce qui les attend. Dans le centre sportif où Enni a trouvé refuge, créé par la ville de Tijuana et l’État de Basse-Californie, les migrants sont installés dans des tentes ou sous des chapiteaux, éparpillés entre un stade en plein air, une cour et un gymnase couvert. Les services incluent deux repas par jour et des douches à l’eau froide. Mais aucune information sur les démarches à suivre ne leur est proposée. Les associations spécialisées dans le conseil juridique aux migrants n’ont même pas encore eu le temps de venir donner les instructions.
Parmi leurs milliers de visages éreintés par la fatigue, la faim et, pour beaucoup, la grippe, nous avons retrouvé par hasard celui de Cristian Amilcar López.
Nous avions rencontré cet Hondurien de 31 ans le 21 octobre, lors de sa première traversée à pied de l’État du Chiapas, entre les villes de Ciudad Hidalgo et Tapachula, juste après sa sortie du Guatemala. Un mois plus tard, Cristian a l’air exténué. Durant son exode, il a alterné les longues marches, les bouts de route en stop, les voyages en autobus. Il est passé de la chaleur intense du Chiapas, où nous l’avions croisé en sueur, portant son plus jeune fils de trois ans sur les épaules, aux gelées de l’État du Sonora, où un malheureux hasard a fait coïncider le passage de la caravane avec un épisode de grand froid.
Son regard est absent et triste. Cristian semble s’être raccroché à sa foi chrétienne pour tenir le coup. « Je suis un peu fatigué mais tant que nous avançons, Dieu nous donne la force de continuer. Nous sommes heureux d’être arrivés à Tijuana, mais tristes de savoir que Trump continue de déclarer que nous sommes des criminels. Regardez mes fils, ce sont des enfants, pas des criminels ! »
Cristian, son épouse Suyapa González, et trois de ses fils, sont partis avec la caravane le 13 octobre, quand le cortège est passé par leur ville, Ocotepeque, dans l’ouest du Honduras. L’homme raconte l’épisode ultra-violent qui a ruiné sa vie en décembre 2017. « Un groupe de maras [membres des gangs – ndlr] m’a kidnappé : ils m’avaient pris pour quelqu’un d’autre. J’ai réussi à m’en sortir mais le lendemain ils s’en sont pris à mon ex-épouse, la mère de deux de mes fils. Ils l’ont assassinée puis ont brûlé son corps. Ces criminels sont toujours en liberté et ils continuaient de me menacer. Il fallait que je parte. »
La plaie du crime organisé qui fait souffrir des milliers de personnes dans toute l’Amérique centrale ne s’est pas refermée une fois la frontière passée. Cristian en a fait l’expérience à Tapachula : il a soudain perdu la trace de son fils de 10 ans, qui porte le même prénom que lui. « Je l’ai retrouvé trente-trois heures plus tard. Il avait été kidnappé par un homme qui l’avait fait monter dans sa camionnette en lui faisant croire que je marchais loin devant. » L’homme a été arrêté. Selon Cristian, il ferait partie d’un réseau de trafic d’enfants. Son histoire n’est malheureusement pas extraordinaire : de nombreux enfants ont été perdus de vue, parfois pendant plusieurs jours.
Sur la route, Cristian a rencontré une Mexicaine qui lui a fait miroiter un travail à Washington. « Je suis agriculteur mais je peux aussi travailler comme maçon », assure-t-il. Dans l’immédiat, sa préoccupation est de charger son téléphone. Sur une borne, les câbles de portable s’entremêlent : ceux des autres migrants, anxieux de pouvoir bientôt envoyer un WhatsApp à leurs proches pour leur annoncer qu’ils sont bien arrivés.
L’un d’eux appartient à Jamileth Mejilla. La jeune trentenaire a le même âge que Cristian : ils étaient ensemble à l’école. Jamileth a fui un ex-époux qui a tenté de la tuer à plusieurs reprises. Elle est accompagnée de son mari, et d’une de ses filles, Emily, âgée de trois ans. Elle non plus n’est pas sûre de ce qui l’attend. Elle semble même découvrir le sort réservé aux migrants dans l’Amérique de Donald Trump. « Je suis contente d’être arrivée en haut [sic], dit-elle. Mais je regrette que les choses ne se déroulent pas comme nous l’espérions. Nous pensions arriver tous ensemble, passer facilement, mais il faut s’inscrire sur une liste d’attente pour demander l’asile. On m’a aussi dit qu’une fois qu’on demande l’asile aux États-Unis, on peut vous mettre en prison et vous séparer de vos enfants. Vous savez si c’est vrai ? »
Un message, un commentaire ?