Martin Luther King Jr, vendeur de pick-up :
Comme chaque anniversaire du regretté Martin Luther King Jr. nous le rappelle, la mort, même prématurée, n’est que le début d’une nouvelle vie. Celui-là même qui a parcouru un véritable chemin de croix afin de révéler à l’Amérique blanche les contradictions que le soi-disant ordre blanc dissimulait dans son ombre, celui qui a fait trembler les politicien-ne-s dont les joutes électorales avaient comme enjeux autant le pouvoir exécutif que de déterminer lequel déshumaniserait le plus la population noire de son État, celui qui a vigoureusement dénoncé la guerre du Vietnam, celui qui s’est opposé dès sa jeunesse aux excès du capitalisme1, nous revient aujourd’hui, à l’instar d’une coutume à laquelle tout le monde se soumet dans une répétition de mouvements dont personne ne se souvient du sens, sous des formes plus ridicules d’années en années.
Apprécions maintenant son portrait qui tend la main aux recrues prospectives de l’équipe de football des Seminoles de Florida State3. Voici maintenant sa voix qui accompagne un montage de rutilantes camionnettes, au dessein sans doute unificateur, pendant la mi-temps du Super Bowl4. Finalement, voilà le FBI5, le même FBI, dirigé à l’époque par J. Edgar Hoover, qui lui avait suggéré de se suicider s’il ne voulait pas qu’apparaissent au grand jour ses histoires d’infidélité6, qui honore, je suppose, sa mémoire comme un boxeur souligne la performance de son adversaire à la fin d’un combat qu’il a remporté dans la plus grande illégalité.
À ce ridicule s’ajoute l’industrie de la citation ; chacun pige à l’emporte pièce des phrases, préférablement les plus vagues possibles, on les sort de leur contexte, et on se secoue la tête d’espoir en s’émerveillant devant la profondeur d’un discours que quelques éléments sans cœur ne savent toujours pas apprécier.
Après tout, ne voulons-nous pas tous et toutes être jugé-e-s par le contenu de notre cœur, et non par notre apparence ? Ne voulons-nous pas tous et toutes être jugé-e-s par nos actions et non par la couleur de notre peau ? L’égalité pour tous et toutes, l’amour qui vaincra la haine, l’injustice des un-e-s deviendra l’injustice des autres, etc.
Toutefois, une part indéniable de sa production intellectuelle est le besoin de constamment supporter l’impératif moral qui guidait ses actions par les moyens politiques de sa réalisation. L’homme n’était pas idéaliste. S’il était mû par une image idyllique d’une société sans souffrance, c’est qu’il était bien trop familier avec celle qui l’entourait , et qu’il avait conscience que les inégalités socio-économiques inhérentes au capitalisme participaient autant à la reproduction du discours déshumanisant dont lui et ses contemporain-e-s étaient victimes qu’elles n’en étaient le résultat. La représentation ne vaut pas bien cher – et elle sera d’autant plus difficile à obtenir – si tu n’as pas les moyens financiers de la faire respecter.
Fire in the Bones ou comment chanter la souffrance noire :
La production SLAV ne mérite plus aujourd’hui, si elle le méritait alors, de présentation. Objet de débat public depuis sa première représentation, elle fait maintenant figure d’exemple de la séparation maladroite du discours symbolique de ses conditions matérielles. Ce qu’on pourrait qualifier, en d’autres mots, d’appropriation culturelle. Toutefois, mesurée la justesse de pareille entreprise selon la rentabilité du projet et l’identité de ses bénéficiaires me semble tout aussi étrange que d’écouter une distribution pratiquement entièrement blanche entamer en chœur des chants d’esclaves7.
Ce n’est pas de conserver leur ‘droit’ de parler de la souffrance noire dont devraient s’inquiéter certaines personnes participant particulièrement bruyamment au débat8, mais bien de la différence gigantesque de moyens et d’appuis financiers séparant les auteur-e-s et les metteur-e-s en scène de la pièce des personnes qu’elle est supposée représenter9. Pour citer Émilie Nicolas, présidente de Québec inclusif : « Quand les gens ont mal, si on méprise leur expression et si on glorifie l’expression de la douleur de leurs ancêtres, c’est une contradiction. La douleur des Noir-e-s, elle n’est pas juste dans le passé fantasmé, dont on extrait des leçons universelles10 ». Le projet initial de Betty Bonifassi n’est-il pas, en d’autres termes, le reflet de cette condition sociale, de cette invisibilisation de la souffrance noire et de ses sources ? Que pareils projets puissent être approuvés sans penser ,bon, de peut-être demander l’opinion de quelqu’un-e de sensible à ce genre de sujet ne témoigne-t-il pas d’une certaine inégalité, d’un certain détachement objectivant ? La remise en question de la pertinence de cette pièce n’a rien à voir avec le droit dont nous nous sommes approprié-e-s depuis des temps immémoriaux de définir l’existence noire, elle ne fait que soulever l’idée, controversée, je sais, de permettre aux personnes concernées d’avoir accès, dans un principe d’égalité, aux moyens de le faire eux-elles-mêmes.
Julien Parent
Notes
1.- http://inthesetimes.com/article/20839/martin-luther-king-jr-day-socialism-capitalism
2.https://www.nytimes.com/2016/08/28/us/politics/donald-trump-housing-race.html
3.https://www.everydayshouldbesaturday.com/2019/1/21/18191794/fsu-had-a-dream-that-they-will-delete-soon-probably
4. https://www.youtube.com/watch?v=3Qe1vmFrlXU
5.https://twitter.com/FBI/status/821037660613398529
6.https://www.globalresearch.ca/fbis-suicide-letter-to-dr-martin-luther-king-jr-and-the-dangers-of-unchecked-surveillance/5413775
7. Voir le débat entre Betty Bonifassi et Elena Stoodley à Tout le Monde en Parle
8.Voir, entre autres, la réaction de Serge Bouchard :
https://www.journaldequebec.com/2018/07/10/censurer-pour-discuter-non-merci
Ou l’entrevue dirigée par Geneviève Asselin de Pauline Lomami et Marie-Denise Douyon :
https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1109633/betty-bonifassi-robert-lepage-slav-emilie-nicolas-entrevue-appropriation-culturelle
9.- Ibid. Voir à ce sujet les réponses de Pauline Lomami aux questions de Geneviève Asselin
10.- Ibid.
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