Ce qui semble à première vue une affaire « pas dans ma cour » habillée de vert est contredit par la bannière de tête de la manifestation qui clamait « Leurs profits nous polluent la vie ». Elle ne l’est pas non plus quand on approfondit les enjeux soulevés et qu’on réalise toute la panoplie des acteurs économiques et politiques impliqués. Ce n’est pas pour rien que cet enjeu local prend une envergure montréalaise comme en témoigne le nombre d’articles sur l’affaire dans les médias nationaux. Pour le dire tout de go, ce combat est le condensé local de la grande bataille mondiale contre ce capitalisme causant la grande crise de la biodiversité et du climat et qui conduit l’humanité à la mort de la civilisation étouffée par la consommation de masse et asphyxié par les gaz à effet de serre (GES) des hydrocarbures. Ce combat est celui de la Vie.
Avant la nature en ville, avant la vie familiale, la logistique pour la consommation de masse
Entre le quartier Hochelaga-Maisonneuve et Mercier-Ouest dans le centre-est de Montréal le long du Port, la désindustrialisation lourde dans les années 70-90 avait abandonné à la nature un vaste terrain en grande partie contaminé là où travaillaient des milliers de personnes, même quelques dizaines de milliers durant la Deuxième guerre, chez Canadian Steel Foundries ou dans des usines immédiatement voisines, Montreal Locomotive Works, Canadian Steel Wheel et le chantier naval Canadian Vickers sans compter la cour de triage du Canadien National qui les desservait et où maintenant pousse une jeune forêt à travers les rails. Il était inévitable qu’une si grande friche limitrophe au Port, au réseau ferroviaire et à l’autoroute 25 via la longue bretelle Souligny, et pas très éloignée du centre-ville, suscite les convoitises de cette industrie dit de la logistique.
Cette mue de l’entrepôt d’antan est devenue le noyau nerveux de ces chaînes de valeur de la néolibérale division internationale du travail reposant sur l’hypertrophie des systèmes de transport que permet le bon marché des énergies fossiles maintenu à coups de guerres du pétrole et de ses GES qui font cuire la planète. La logistique est basée sur la technologie informatisée des containers accélérant la circulation des marchandises. La récente grève au Port de Montréal, interdite après quelques jours, a révélé que cette logistique s’accomplit sur le dos des débardeurs qui doivent travailler jour et nuit à 24 heures d’avis aux dépens de leur vie familiale. Cette logistique se fait aussi aux dépens des zones limitrophes d’habitation populaire, « canadienne-française » ou racisée car le développement du Port épargne le West-Island qui lui a accès au Fleuve, pour accommoder l’intégration regroupée de l’ensemble des opérations portuaires et de transbordement. La nouvelle rationalité du transport des marchandises, combinée à l’orgie automobile ou est-ce VUS, à essence ou électrique, modèle la Ville sur la prééminence du transport contre la qualité de l’air ambiant et des rapports sociaux des gens qui l’habitent. Le moyen devient la fin.
La meute capitaliste veut son butin tout en le cachant à une population d’abord confiante
L’accaparement de cet « espace vital » par le réseau de transport provoque une « ruée vers l’or » immobilier cristallisé dans ce vaste terrain vague renaturalisé appelé technocratiquement secteur l’Assomption-Sud Longue-Pointe. L’épine dorsale en est le déblocage de la circulation de camions entre le Port et l’autoroute 25 ou le centre-ville par la construction d’un viaduc sur le boulevard Notre-Dame bordant le Port, afin d’éviter cette artère congestionnées, articulé au prolongement de la bretelle Souligny venant de l’ouest et du Boulevard L’Assomption venant du nord. On constate l’implication de tous les paliers gouvernementaux du fédéral (le viaduc sous la responsabilité du Port) au municipal (L’Assomption) en passant par le provincial ou est-ce national (Souligny).
Cette allonge autoroutière fait partie de la liste des 181 projets prioritaires — exactement le numéro 165 — du plan de relance du gouvernement du Québec (Projet de loi no 66 — Loi concernant l’accélération de certains projets d’infrastructure) qui le mêle à plein de petits projets de construction-rénovation de CHSLD et d’écoles pour mieux le masquer lui et quelques autres projets autoroutiers et le REM. Et derrière le Port, comme l’a démontré la fin abrupte de la grève des débardeurs, on trouve embusqué l’ensemble du patronat, grand et petit, paniqué lors de la grève des débardeurs par l’arrêt de la vitale circulation des marchandises essentielle à la génération de leurs profits, ce à quoi se rallient tous les paliers gouvernementaux.
Ray-Mont, le petit joueur mais gros méchant de l’histoire qui agit comme paratonnerre
Il n’en fallait pas plus pour que la petite transnationale québécoise de la logistique portuaire Ray-Mont, déjà installée dans le sud-ouest montréalais et sur la côte du Pacific canadienne et étasunienne, achète en 2016 l’ancien terrain de la Canadian Steel Foundries et rase la jeune forêt qui profitait de l’accalmie dans l’intention d’y construire un vaste complexe de transbordement rail-camions impliquant « [c]ent wagons par jour transportant des conteneurs, 150 000 voyages par année, 1000 camions par jour, des activités 24 heures sur 24 et sept jours sur sept […] à quelques pas d’un quartier résidentiel [… ce qui] est qualifié de ‘’catastrophe’’ pour le voisinage par l’entrepreneur lui-même » (Le Devoir, 1/05/21) lors d’une assemblée d’information dite de consultation organisée par la Ville de Montréal.
Celle-ci, lors de l’annonce de cette « Cité de la logistique » en 2016 devenue le plus sympathique « Écoparc industriel de la Grande Prairie », et devant le tollé citoyen donnant lieu à une pétition a modifié son règlement de zonage pour bloquer le développeur. Sur cette base elle a poursuivi en justice l’entreprise sachant fort bien que sa cause était perdue d’avance, ce qui sera confirmé en janvier 2021 en appel, étant donné que le zonage a été modifié après l’achat du terrain. Il s’agissait d’un jeu politicien à la veille d’une élection qui se poursuit aujourd’hui à la veille d’une autre élection municipale par une joute verbale entre le maire d’arrondissement de Projet Montréal, qui sera vraisemblablement contesté par l’ancien maire défait en 2017 et ancien député du Bloc québécois, et Ray-Mont au sujet de mesures de mitigation. Celui-ci dit les vouloir sans s’y engager tout en poursuivant la Ville de Montréal pour 370 millions $, rien de moins, afin de soi-disant compenser ses pertes dues à la poursuite judiciaire inutile de la Ville.
Un anti-GES et cannibale REM remplaçable par un tramway ou un bus en voie réservé
L’imbroglio n’étant pas suffisant, sans crier garde se mêle à la dimension circulation des marchandises, celle de la circulation des personnes. La Caisse de dépôt et de placement du Québec, avec la bénédiction de la CAQ, veut faire passer le REM de l’est le long de Notre-Dame en sacrifiant la piste cyclable et le parc linéaire attenant dont une partie du Parc Morgan le plus important du quartier Maisonneuve, puis lui faire traverser le secteur L’Assomption-Sud Longue-Ponte, dont 40% du terrain de Ray-Mont qui ne l’attendait pas, d’où bifurqueraient les deux branches l’une vers l’est l’autre vers le nord. S’est constituée une coalition de comités citoyens représentant les personnes tout au long du parcours. Cette « Coalition pour un REM socialement acceptable (CREM-SA) est une coalition formée en janvier 2021 par plusieurs groupes citoyens pro-transports en commun "lourds" pour l’Est de Montréal (tramway ou métro léger), mais fermement opposés au mode aérien du projet de REM de l’Est… » (Facebook de la Coalition). En pratique, la coalition se prononce contre le REM et pour une alternative « lourde » en surface.
Le REM de l’Est, « permettra de réduire les gaz à effet de serre (GES) de 35 000 tonnes par année, selon la Caisse, ce qui équivaut à retirer environ 12 500 voitures des routes. Ce volume, c’est 0,25 % du parc automobile actuel ou encore 0,14 % de notre objectif québécois de réduction des GES d’ici 2030 » (Francis Vaille, Ce projet de 15 milliards sera-t-il rentable ? La Presse, 16/12/20). En un mot pour dix milliards, sans doute quinze pour finir, on n’obtient quasi rien en termes de réduction de GES. Même cet estimé est exagéré car il ne tient nullement compte de l’effet de cannibalisation : « …le projet dédouble des infrastructures existantes ou en construction. […] Une infrastructure lourde dans le sens nord-sud, située à 1,5 km seulement du boulevard Pie-IX et du service rapide par bus (SRB), qui devrait finalement entrer en service en 2023 (après une première tentative en 1990 !). […] Le projet du REM de l’Est va aussi, sur une douzaine de kilomètres, suivre le tracé de la ligne verte du métro entre le terminus de la station Honoré-Beaugrand et le centre-ville. Le REM suivra l’axe de la rue Notre-Dame et ensuite du boulevard René-Lévesque. Le métro est juste un peu plus au nord. » (Michel C. Auger, REM de l’Est : double emploi et cicatrice, Radio-Canada, 18/12/20)
« En termes de GES, d’étalement urbain, de déficit public, de tarif de transport collectif, « le REM est une catastrophe qui livre le Québec au capital financier ». Il existe des alternatives concrètes au REM de l’Est soit un système d’autobus rapides en voie réservée entre la station Honorée-Beaugrand et Pte-aux-Trembles et/ou encore un tramway sur Notre-Dame entre le centre-ville et Pte-aux-Trembles. (Quant à la desserte de l’enclavé et racisé Montréal-Nord, on peut compter sur le SRB Pie-IX en construction et, si on le voulait, améliorer le service du train de l’Est qui a dû céder le tunnel du Mont-Royal au « prioritaire » REM de l’ouest.) Ces solutions sont en plus moins chères et plus rapides de réalisation. Mais leur promotion requiert de s’opposer au règne de l’auto privée ce qui exigerait des gouvernements d’avoir le courage politique de retrancher des couloirs à la circulation routière ce qu’aucun parti politique n’ose préconiser.
Des mobilisations d’alliances combatives et non une judiciarisation attentiste
La manifestation des 500, importante au niveau du quartier, ne peut être que le point de départ d’une alliance montréalaise populaire-syndicale-étudiante, à commencer par les débardeurs qui en ont gros sur le coeur, de sorte à s’appuyer réciproquement dans leurs revendications et luttes contre un même ennemi qui divise pour régner. Déjà les médias font de l’enjeu L’Assomption une affaire montréalaise ce qui déroule le tapis pour aller tendre la main aux syndicats du secteur public à commencer par leurs militances en CLSC et à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont tout comme aux multiples organisations populaires du quartier et de ceux voisins centrées sur la crise du logement et les enjeux de pauvreté. Le temps n’est plus à la confiance envers les autorités gouvernementales qui ont amené la première organisation citoyenne contre la « Cité de la logistique » à se démobiliser et à s’empêtrer dans des consultations bidons en attendant le verdict des tribunaux. Le recours juridique s’avère certes une bonne tactique pour gagner du temps afin de d’approfondir les analyses et surtout étendre la mobilisation. Mais comme stratégie, la judiciarisation est un cul-de-sac car elle conduit à l’attentisme.
Ray-Mont, au bénéfice de tous les acteurs aux dents longues et à cause peut-être de ses intérêts particuliers — fragilité financière due à la baisse pandémique du commerce internationale (?), marginaliser le REM (?) — contre-attaque en matamore à l’air pressé par l’échéance de son permis municipal toujours modifiable. On ne doit pas cependant oublier que ce petit caïd, appuyé par la Chambre de commerce du Montréal métropolitain qui le reçoit en conférence (Roxanne Léouzon, La Chambre de commerce appuie le projet de Ray-Mont Logistiques, Le Devoir, 18/05/21), doit faire des ententes avec le CN et moult clients sans compter s’assurer, auprès du Port et de Québec, de la fluidité de la circulation des camions de ses clients. Et surtout il doit obtenir toutes les autorisations environnementales nécessaires ce qui n’a été obtenu qu’en partie (Alexandre Shields, Le projet Ray-Mont n’a pas toutes les autorisations nécessaires, Le Devoir, 19/05/21). Il y a 12 ou 13 ans, la volonté du gouvernement Charest de convertir le boulevard Notre-Dame en autoroute paraissait imparable. Pourtant, le comité citoyen opposé à cette autoroute, en alliance avec plusieurs autres organisations dont le jeune Projet Montréal, avait contribué à faire reculer le gouvernement. Celui-ci constatait que l’escalade des coûts de mitigation pour accommoder les revendications citoyennes rendait son projet incompatible avec sa politique d’austérité alors qu’il prenait en même temps conscience que les infrastructures routières qui s’écroulaient nécessitaient des réparations majeures.
Défaite des mitigation et résignation ou expropriation pour un « parc nature » ?
Ce bilan sommaire de la dernière lutte locale qui a mobilisé dans la rue rappelle que le défaitisme est mauvaise conseillère. Il faut compter sur les mobilisations et les alliances qui aiguisent les contradictions au sein du camp adverse. Que le député Solidaire et la députée Libéral de la circonscription qui participaient à la manifestation conseillent la voie soit de la mitigation soit de la résignation (La Presse canadienne, Des citoyens dans la rue contre le projet de transbordement Ray-Mont Logistiques, Radio-Canada, 8/05/21) ne contribue en rien à maintenir le but « parc nature » déployé sur une grande bannière lors de la manifestation des 500. Tout comme ce but est souligné dans le nom même du comité citoyen et de son site Facebook : « Mobilisation 6600 Parc-Nature MHM ».
La députée fédérale, « qui occupe la fonction de secrétaire parlementaire du ministre des Transports, estime que le gouvernement fédéral n’a "pas de levier" dans ce dossier, bien que le transport maritime et ferroviaire relève de sa compétence. » La députée qui appartient objectivement au camp adverse devrait se garder une petite gêne avant de participer aux manifestations citoyennes tout en se lavant les mains de ses responsabilités et de celles de son gouvernement. Quand on réalise à quel point la volonté du Port de Montréal, sous juridiction du Ministère des transports fédéral si « autonome » soit-il, de construire un viaduc au-dessus de Notre-Dame est la clef de voûte de tout l’échafaudage, on se dit que la députée d’Hochelaga n’est pas si impuissante que ça.
Comme le dit « la porte-parole du groupe citoyen Mobilisation 6600 Parc-Nature MHM, le dénouement idéal serait une expropriation de l’entreprise afin de convertir le site en parc et de laisser la nature reprendre ses droits. » Nos gouvernements à tous les paliers ne se sont jamais privés d’exproprier ou d’acheter de gré à gré les terrains nécessaires, y compris ceux comportant des logements populaires, pour construire autoroutes, REM et autres infrastructures jugées indispensables au bien public. Maintenant que le bien public commande de verdir la ville pour le climat et la biodiversité, que nos gouvernements actent. Aux citoyennes et aux travailleurs d’y voir. Entretemps, l’obstacle de l’obtention des permis environnementaux ouvre la voie d’une revendication tactique pour gagner du temps afin de construire l’alliance biodiversité-climat nécessaire à l’expropriation.
Marc Bonhomme, 10 mai 2021, mis à jour le 19 mai
www.marcbonhomme.com ; bonmarc@videotron.ca
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