Tiré de Entre les lignes et les mots
Nous sommes le 6 février 2023, je regarde Twitter en prenant un café et la figure magistrale de Rachel Kéké (députée LFI) [1] crève l’écran de mon téléphone : « Qui d’entre vous peut lever la main et dire : aujourd’hui j’ai dû pousser des chariots de 52 kilos, m’occuper de 20 personnes âgées, répéter 1 000 fois le même geste… Qui ? Personne ! ». Debout dans les travées, cette travailleuse du nettoyage et syndicaliste harangue ses collègues et utilise cette enceinte si bourgeoise et si blanche qu’est l’Assemblée pour donner une masterclass sur l’exploitation et la pénibilité.
Quelques années auparavant, sur des ronds-points, des femmes avaient déjà secoué leur joug et fait sentir que vraiment ça ne pouvait plus durer comme cela.
« Elles portent un gilet jaune, filtrent la circulation sur les ronds-points, parlent de leur vie quotidienne, se battent. Infirmières, auxiliaires de vie sociale, assistantes maternelles ont elles aussi endossé la parure fluorescente pour déchirer le voile qui d’ordinaire dérobe au regard extérieur les travailleuses des coulisses. Femmes et salariées, double journée de labeur et revenu modique, elles tiennent à bout de bras la charpente vermoulue de l’État social. » [2]
Pendant un court instant, grâce aux mobilisations des « gilets jaunes », la France a redécouvert une réalité particulière de l’exploitation du prolétariat : celle, invisibilisée, niée, oubliée… depuis toujours, des femmes employées, ouvrières, aides-soignantes…
Elles reprenaient ainsi sous des formes différentes le flambeau de leurs prédécesseuses syndicalistes à chaque mouvement social.
En 1978, le même journal publiait un article de Geneviève et Thérèse Brisac sur les travailleuses de chez LIP : « Ainsi, à l’usine Lip, en 1973, 84% des ouvriers spécialisés sont des femmes. Comme femmes et comme O.S., elles remettaient radicalement en question l’organisation capitaliste du travail. Pour une femme exploitée à l’usine, dévorée à la maison, il ne saurait y avoir le travail d’un côté, la famille de l’autre. Pour elle, contrairement à son mari, la vie ne peut se découper en rondelles, tout s’entremêle. » [3]
Au mitan du XIXème siècle, en plein essor de la construction syndicale, un rapide survol du Maitron [4]avec les mots-clefs syndicalisme et féminisme offre pléthore de noms de travailleuses engagées à la fois pour l’amélioration de leurs conditions de travail et pour l’amélioration de la condition féminine : Nathalie Le Mel, Jeanne Bouvier…
L’excellent Bulletin de l’institut CGT d’histoire sociale du livre parisien paru en novembre 2022 [5] donne un aperçu significatif de la place des luttes des femmes dans la branche du « livre ». Sylvie Charlier débute ainsi son édito : « Le travail féminin dans le Livre est une réalité et ce depuis longtemps. Les femmes n’ont pas attendu les machines pour accéder aux métiers du Livre ».
Plus près de nous, c’est par exemple la figure longtemps centrale d’Annick Coupé à la direction du syndicat Solidaires qui vient rappeler que pour les femmes prolétaires, syndicalisme et féminisme ont toujours fonctionné de pair. Un ouvrage important paru chez Syllepses vient rappeler ainsi les travaux annuels de l’Intersyndicale des Femmes, qui réunit femmes syndicalistes de la FSU, CGT, et Solidaires depuis 1997 : « Toutes à y gagner 20 ans de féminisme intersyndical » [6]
Les femmes prolétaires n’ont pas eu le choix que de lier régulièrement féminisme et syndicalisme.
Particulièrement exploitées, paupérisées, condamnées d’office aux tâches les plus ingrates, au travail fractionné, aux bas salaires… prises dans la contradiction majeure que le travail aliénant reste quand même pour elles une voie d’émancipation, leurs luttes et leurs participations aux grands mouvements sociaux ont fréquemment été aussi invisibilisés qu’elles le sont elles-mêmes en tant que femmes dans une société patriarcale.
Patriarcat auquel malheureusement, nombre d’entre elles se sont souvent retrouvées en bute, parfois de manière extrêmement violente, au sein même de leurs structures syndicales, ce dont des affaires récentes ont encore donné l’écho [7].
C’est d’ailleurs pour lutter contre l’expression spécifique du patriarcat au travail sous la forme des violences sexuelles et des agissements sexistes que sera créée l’Association contre les Violences faites aux Femmes au Travail [8] (AVFT) par trois femmes en 1985.
En effet, outre qu’être le lieu d’une discrimination majeure entre les hommes et les femmes sur le plan du salaire et des conditions de travail (nous gagnons, femmes, encore 22% de moins que les hommes à situation comparable [9]), le lieu de travail reste pour six femmes sur dix un lieu à hauts risques sur le plan des violences [10].
Et de retour à la maison, beaucoup de femmes subissent la charge de la « 2ème journée de travail » et souvent les violences sexuelles ou physiques (ou les deux). C’est ainsi que Flora Tristan pouvait écrire dès 1843 « L’homme le plus opprimé peut opprimer un être, qui est sa femme. Elle est le prolétaire du prolétaire même » [11].
Le 31 janvier 2023, dans l’amas de mails quotidiens, mon regard est attiré par le sommaire du magazine « 50/50 magazine » qui titre « Si les femmes étaient payées autant que les hommes, il y aurait 6milliards de plus dans les caisses des retraites ! » [12].
A l’heure où l’on débat « pénibilité au travail » et retraite à 64 ans il me semblait important de rappeler que la pénibilité, pour toutes ces raisons (inégalités, discriminations, violences sexuelles…) est inhérente au travail des femmes parce que femmes (généralement prises en plus dans l’exploitation domestique hétéropatriarcale).
Je ne compte pas le nombre de dossiers de femmes au cabinet depuis 2011 soit fonctionnaires soit salariées du privé (cadres y compris) qui, en plus des violences économiques ou sexuelles au travail, en plus de leurs conditions de travail souvent plus dégueulasses que celles de leurs homologues masculins, me racontent les situations vécues « en bonus » à la maison. Une telle qui ne venait plus travailler quand son mari la cognait. L’autre qui ne pouvait plus lutter contre le collègue harceleur par peur de déchaîner les foudres de son mari jaloux et oppressif. Celle-ci qui se faisait littéralement « braquer » par le père de son fils 90% de son très modeste salaire… Mme X. contrainte de démissionner car son patron n’agissait pas à l’encontre des violences sexistes auxquelles elle était exposée au travail…
Si l’on exposait réellement le coût que le patriarcat fait peser sur les femmes, si l’on reconnaissait le continuum des violences qui frappe les femmes, ce n’est probablement pas 6 milliards de plus qu’il y aurait dans les caisses de retraites, mais bien davantage.
Cette exploitation-là, cette domination-là, qui s’exprime avec encore plus de violences à l’égard des femmes racisées et/ou étrangères, c’est un angle mort de la « réforme » actuelle ET de la vision que la gauche propose malgré tout sur le « monde du travail ». Une gauche qui a encore beaucoup de difficulté à faire le lien entre les systèmes d’oppression croisés, et à ne pas tomber dans le biais d’invisibiliser les femmes.
Mais n’ayez aucun doute, toutes ces choses horribles qui sont hélas actuellement l’architecture de « la condition féminine » (et qui se retrouve également dans nombre de professions dites « libérales ») pèseront extrêmement lourd le jour de la retraite [13].
C’est pour cela qu’il n’est pas entendable une seule seconde que cette réforme (qui ne traite aucun de ces sujets connexes, d’aucune manière, à aucun moment et qui fait « comme si » femmes et hommes étaient en situation d’égalité dans et face au travail dans cette société) serait soi-disant bénéfique pour « les femmes ».
C’est FAUX.
Notre exploitation spécifique, nos conditions de travail particulières ne sont pas prises en compte.
Tant qu’on ne met pas à bas le patriarcat et que nous ne pouvons pas aller travailler « à armes égales » avec nos homologues masculins, sur tous les plans, il n’y aura aucune réforme des retraites qui sera favorable aux femmes.
Ne nous laissons pas « avoir » et renouons encore plus fermement avec la solidarité et les luttes. Nous sommes littéralement au centre de cette réforme. Ce d’autant plus que c’est nous, femmes, qui tenons majoritairement les métiers du « care », métiers essentiels quand la crise sanitaire et écologique frappe la société de plein fouet.
* * *
*A. BON, S. ROUSSEAU et S. ROUDAUT, « Par-delà l’androcène » , Seuil Libelle, Paris, 2022.
[1] https://twitter.com/KekeRachel/status/1622662385667383321
[2] P. RIMBERT, « La puissance insoupçonnée des travailleuses », in Le Monde Diplomatique, janvier 2019, pages 18 et 19
[3] G. et Th. BRISAC « Les femmes dans les luttes sociales », in Le Monde Diplomatique 1978 republié dans le numéro « Manière de voir- les révoltés du travail » en mars 2009.
[4] https://maitron.fr/spip.php ?
[5] Cf. « Histolivre », numéro 28, dirigé par M. NORGUEZ, novembre 2022
[6] Sous la direction de A. COUPE, C. GONDARD LALANNE et autres « Toutes à y gagner – 20 ans de féminisme intersyndical » Paris, Syllepse, 2017
[7] Il faut ici rendre hommage à toutes ces syndicalistes qui, avec le soutien de certains camarades masculins, ont œuvré depuis des années pour faire de leurs organisations un lieu plus fréquentable pour les femmes. https://www.liberation.fr/debats/2018/06/29/a-la-cgt-les-luttes-ne-se-gagneront-pas-sans-les-femmes_1662888/?redirected=1
https://www.mediapart.fr/journal/france/240822/accusation-de-viol-la-cgt-benjamin-amar-reintegre-apres-un-classement-sans-suite
[8] https://www.avft.org/2010/07/08/lassociation-europeenne-contre-les-violences-faites-aux-femmes-au-travail-avft-parce-quil-faut-prendre-le-droit/
[9] https://www.insee.fr/fr/statistiques/6047789?sommaire=6047805
[10] https://basta.media/AVFT-association-defense-victimes-violences-sexuelles-au-travail-harcelement-agression-viol-faire-evoluer-le-droit
[11] Fl. TRISTAN « Union ouvrière », Paris, Editions des femmes.
[12] https://www.50-50magazine.fr/2023/01/31/si-les-femmes-etaient-payees-autant-que-les-hommes-il-y-aurait-6-milliards-de-plus-dans-les-caisses-des-retraites/
[13] Lire également à ce propos général l’ouvrage de S. GOLLAC et C. BESSIERES « Le genre du capital », La Découverte, Paris, 2020 et l’article (à paraître) de M.VIGNOLA et E. TUAILLON-HIBON « Les avocat.es – Dynamiques et limites de la féminisation », Archives de Philosophie du droit n°64, Dalloz, Paris, 2023
eth-85
Avocate au Barreau de Paris
https://blogs.mediapart.fr/eth-85/blog/130223/luttes-feminisme-et-syndicalisme
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