Tiré de Café pédagogique
www.cafepedagogique.net/2024/05/14/luc-trouche-lecole-chinoise-ou-les-contradictions-dun-systeme-tres-centralise/ <http://www.cafepedagogique.net/2024...>
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda, Le Café pédagogique, Paris, 14 mai 2024
*Quelles sont, selon vous, les questions majeures qui se posent au système d’enseignement chinois ?*
Je retiens deux éléments, qui sont revenus le plus souvent dans mes interactions avec des responsables du système : d’abord une question démographique – la chute de la natalité touche aujourd’hui les écoles primaires : par exemple plus de quarante d’entre elles devront fermer à la rentrée prochaine à Shanghai. Ensuite, une question de santé mentale des élèves.
*La santé mentale, et pour quelles raisons ?*
Il faut être prudent dans nos réponses : les raisons de la santé mentale des jeunes sont à chercher dans l’état général d’une société. De plus, il faut préciser qu’on ne dispose pas des résultats des évaluations nationales, qui sont considérés comme des données sensibles du système et, en général, inaccessibles aux chercheurs étrangers. Une hypothèse raisonnable est de considérer la démarche d’enseignement du « teach to test », et la culture générale de compétition qui en résulte, comme des conditions générant un stress général susceptible de toucher la santé mentale des élèves.
*Quel bilan peut-on faire de cette démarche de « concentrer l’enseignement pour préparer les évaluations » ?*
Elle a bien sûr une efficacité certaine pour tout ce qui est apprentissage de techniques. L’organisation des cours est parfaitement régulée, depuis la présentation d’un problème à traiter ( par exemple la résolution d’une équation ) jusqu’à la technique adéquate, son application dans une variété de contexte et sa mémorisation. Mais toute démarche exploratoire, toute spéculation sont souvent écartées comme perte de temps. C’est certainement une faiblesse de la formation mathématique actuelle des élèves chinois, et c’est la raison pour laquelle la réforme en cours préconise « le mode d’apprentissage par la démarche d’investigation qui, en s’appuyant sur les programmes, consiste à comprendre les situations, construire des modèles, trouver des solutions, faire des applications et susciter la réflexion et la généralisation » (article de Binyan Xu paru en 2023 <https://journals.openedition.org/ri...> ).
*Quelle est l’incidence de cet enseignement sur les relations enseignants-élèves ?*
Le respect des élèves, en Chine, pour les enseignants, ferait sans doute rêver beaucoup d’enseignants français. Je ne pense pas qu’il soit lié uniquement à la culture de l’évaluation, ni au contrôle social généralisé en Chine. Plus profondément, on peut le relier à la culture confucéenne qui imprègne la culture chinoise, et est caractérisée par le respect de l’élève pour le maître. J’ai assisté à la présentation d’un projet universitaire d’étude des interactions dans la classe de mathématiques. Le chercheur, pour analyser les vidéos de classe, distinguait 3 types d’interaction : prof-élève, prof-élève-prof – qui conclut l’interaction, et prof-élève-prof – qui relance l’interaction. Je l’interroge sur l’absence d’interaction dans le sens élève-prof, ou élève-élève. Selon mon interlocuteur, de telles interactions, dans les classes chinoises, n’existent que très peu. Le professeur a toujours l’initiative, et toute interaction est médiée par lui. Cette conception est parfaitement cohérente avec un enseignement centré sur l’apprentissage de techniques. Elle ne favorise, ni la réflexion, ni l’esprit critique – et donc devrait évoluer dans le cadre du nouveau curriculum.
La philosophie confucéenne a cependant un avantage si on l’étend aux relations à autrui. Ma première étudiante chinoise me répétait souvent ce précepte confucéen : « Quand tu marches avec deux personnes, pense toujours que tu marches peut-être avec deux maîtres », autrement dit, on a toujours à apprendre d’autrui. J’en ai vu souvent une illustration dans des séances de résolution de problèmes où, quand une démarche était proposée par un élève, l’attention de toute la classe, avant de proposer une démarche alternative, était tournée vers la compréhension de la première démarche proposée.
*On dit que la technologie est partout dans la société chinoise et nulle part dans les classes, c’est vrai, et, si oui, avec quelles conséquences ?*
Oui, c’est vrai ! Que la technologie soit partout présente dans la société – et dans l’école hors la classe, c’est un fait qui apparaît immédiatement, sous au moins deux formes :la vidéosurveillance – reconnaissance faciale à l’entrée des établissements scolaires et des bâtiments d’enseignement, caméras vidéo dans les classes, les couloirs, et les salles de réunion, et la plateforme WeChat, présente sur tous les smartphones, sorte de mélange de Whatsapp et Amazon. Les étudiants utilisent intensivement WeChat pour interagir avec leurs pairs, pour faire leurs commandes et payer en ligne… mais pas dans la classe. Que la technologie ne soit présente en classe que sous des formes très frustres apparaît aussi à tout observateur. Il y a certes dans les salles de classe des écrans, mais ils servent essentiellement à projeter les diaporamas du professeur. Dans le cours de mathématiques, l’utilisation de logiciels existe – ma dernière doctorante en a fait le sujet de sa thèse, mais reste marginale. L’article déjà cité le reconnaît : « En Chine, cette intégration des technologies intelligentes dans les classes de mathématiques en est à ses balbutiements. Elle soulève d’importants défis pour l’enseignement des mathématiques à l’école et appelle une évolution des pratiques et de la recherche ».
Il faut souligner aussi l’utilisation d’Internet très contrôlée, qui bride les démarches de recherche. Google est interdit – Bing, de Microsoft, est, quant à lui, accessible, au profit d’un moteur développé par la Chine, Baidu. Baidu, au dire de tous les utilisateurs que j’ai rencontrés, est très peu efficace, envahi par la publicité. Une plaisanterie circule : « Si tu consultes Baidu pour un problème de santé, il te diagnostiquera un cancer à un stade ultime d’évolution, et t’orientera vers une clinique privée pour une chirurgie immédiate qui te coûtera très cher ». Je l’ai testé avec mes étudiants, en posant la question à Bing et à Baidu : « Comment peut-on prouver le théorème de Pythagore ? ». Bing a proposé une variété de démonstrations, et Baidu a donné une seule démonstration, et une variété de notices historiques autour de Pythagore.
Un dernier exemple caractéristique de la non-utilisation de la technologie, ce sont les manuels scolaires, dont la version en ligne se résume à des fichiers PDF téléchargeables.
*Justement, les manuels scolaires. À l’heure où chez nous il est question de labélisation, qu’en est il en Chine ?*
On ne saura qu’en septembre la réalité des manuels scolaires produits dans le cadre du nouveau curriculum. Les manuels sont en effet proposés par des équipes – localisées dans une région donnée – composées de mathématiciens, de formateurs et de chercheurs dans le domaine de l’enseignement des mathématiques. Une commission ministérielle suit les différentes étapes de leur conception, dans une certaine opacité – ce que fait une équipe est ignorée par l’autre. Il peut exister des nuances entre les différentes versions d’un manuel donné. On peut craindre une certaine fermeture : pour trois disciplines sensibles – le chinois, l’histoire et l’instruction civique – il n’y aura qu’un manuel au niveau national. Et, en 2022, le ministère de l’éducation avait conduit « une évaluation complète de tous les manuels utilisés dans les écoles primaires et secondaires du pays, notamment en ce qui concerne leur contenu et leurs illustrations. L’évaluation [ visait ] à s’assurer qu’ils adhèrent à la bonne orientation politique et aux bonnes valeurs, qu’ils promeuvent la culture traditionnelle chinoise et qu’ils sont conformes aux goûts esthétiques du public, et tout problème constaté sera corrigé immédiatement », selon le communiqué. Labellisation et obligation de conformité politique vont ici de pair.
On peut se demander comment des enseignants peuvent « faire leurs cours » dans le cadre de consignes si strictes. Il faut garder en tête deux caractéristiques du système chinois d’enseignement des mathématiques.
La première, l’enseignement par la variation – des énoncés, des solutions. Le professeur doit savoir adapter les exercices à ses objectifs pédagogiques – il y a, en général, moins d’exercices dans les manuels scolaires chinois que dans les manuels français pour cette raison, sujet de la thèse de ma deuxième doctorante.
Et surtout, deuxièmement, le travail collectif des enseignants est très développé – sujet de la thèse de ma première doctorante : du temps leur est reconnu pour cela, des locaux aussi. Ils disposent d’une vaste salle, avec un bureau pour chacun d’entre eux. Des « groupes de préparation des leçons » se réunissent chaque semaine. Chaque établissement scolaire dispose ainsi d’un capital de ressources produit de l’expérience commune. La matière de l’enseignement est ainsi une combinaison des ressources locales et des ressources nationales – en particulier le manuel scolaire. C’est ce qui donne à ce système une capacité forte de faire face à des évènements imprévus (voir l’exemple de la pandémie, Trouche 2020 <https://www.cafepedagogique.net/202...> ).
Toutes ces questions que nous avons abordées sont largement discutées dans les équipes de recherche en éducation que j’ai pu rencontrer à Pékin, Shanghai ou encore Guangzhou (Canton).
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