Derrière Sophie, les ballons syndicaux masquent le dôme doré des Invalides, à Paris. Il est 15 heures. La jeune fille a terminé ses examens universitaires, et pris pour la première fois le chemin de la lutte contre la loi sur le travail, avec sa copine Fabienne, dans le joyeux cortège Interfac. Une bonne heure plus tard, sur la place Denfert-Rochereau, les yeux clairs de la jeune fille sont noyés de larmes, les gaz lacrymogènes formant un épais brouillard sur la place.
La manifestation du 17 mai n’a pas failli à la règle de trois établie depuis le mois de mars : une présence policière importante, un cortège sans cesse interrompu par des affrontements entre les plus radicaux et les CRS, et pour finir, un gazage massif de tous les manifestants en guise de dispersion.
Seul fait nouveau, préfiguré en réalité par la manifestation de jeudi dernier, une tension renouvelée entre les services d’ordre syndicaux et les manifestants. « Le SO de Force ouvrière veut jouer le match retour », glisse un représentant syndical en début de manifestation, en référence aux affrontements ayant opposé les jeunes et les services d’ordre CGT et FO lors de la manifestation de la semaine dernière. Après un défilé encadré au plus près par les forces de police, empêchant les plus jeunes de passer devant le carré de tête, les services d’ordre syndicaux se sont retrouvés « à découvert » sur les Invalides, en confrontation directe avec des manifestants excédés, la situation provoquant plusieurs blessés de part et d’autre.
Mardi, les CRS ont à nouveau fermement bloqué la tête de cortège. Les plus radicaux ont donc investi le coeur du défilé, assemblage hétéroclite tout près du ballon Force ouvrière. Autonomes, membres du Mili, mais aussi jeunes gens tenant une banderole Nuit debout rouge pétard, militants syndicaux casqués et masqués, comme une bonne partie des manifestants du reste. Des jeunes et des moins jeunes : « Moi, pas question de marcher au pas derrière les flics », lance un militant CGT, fluet sous sa casquette.
À partir du boulevard du Montparnasse, presque chaque rue est barrée par une rangée de CRS. Les jets de pierre et les bouteilles fusent, et la réponse arrive sans tarder : sommations tonitruantes, puis gaz lacrymogène. Le scénario se répétera à grande échelle à l’angle du boulevard Raspail, la scène étant survolée par un hélicoptère.
Première, rebelote, le cortège tente une diversion, avant de se faire repousser dans les clous du trajet bordé par la préfecture. « Allez vous faire foutre ! », hurle une jeune fille, jupe à fleurs, juchée sur son vélo et cigarette au bec. Bravache, un homme passe près d’elle, fait un doigt d’honneur éloquent aux forces de l’ordre. Certains manifestants se plaignent des « provocations » des plus jeunes. « C’est eux qui lancent des trucs, franchement ça rime à quoi », soupire l’un d’entre eux.
Cahin-caha, la manifestation débouche enfin sur la place Denfert-Rochereau, cernée par la police. Une voiture FO avance au pas, plusieurs dizaines de membres du service d’ordre sortent du coffre une volée de bâtons sanglés de tissu rouge. Le service d’ordre CGT fait de même, alors que les CRS laissent entrer du boulevard Arago un autre groupe FO armé de manches de pioche. Immédiatement, la tension monte d’un cran. « SO, collabo », crient ceux qui plus tôt hurlaient « Tout le monde déteste la police », alors que les pierres volent au-dessus des têtes.
Un militant CGT pointe d’un doigt menaçant l’un de ses camarades du service d’ordre, qui tente d’expliquer qu’il est là pour « la sécurité ». « Pourquoi tu fais ça ? La manif n’est pas la propriété de la CGT, elle est à tout le monde ! En 68, déjà, les syndicats ont déconné, c’est une honte ! » Un jeune homme ne décolère pas non plus. « Nous, on n’a pas le droit de manifester avec des lunettes de piscine mais vous, vous rentrez avec des battes, à l’aise ! » Plusieurs personnes ont témoigné de fouilles des sacs à dos par les forces de l’ordre à la sortie des métros en début d’aprèsmidi, avec tentative de confiscation des masques et des casques. Sa voisine renchérit : « Ça fait deux mois que je me bats avec la CGT, et là, je me fais insulter par vos potes ? »
Sous un abribus, les « médics » soignent un manifestant. « Je suis un mec qui fait du média citoyen, et je filmais le SO à son arrivée, j’ai reçu un coup de coude dans le nez », raconte le blessé. « Il faut suturer, passe aux urgences après », lui conseille l’un des secouristes improvisés. Sur le camion de FO, qui traverse finalement la place, le harangueur de foule continue de chanter « tous ensemble, tous ensemble », avant de s’étrangler et de laisser s’échapper un juron au micro, incommodé comme toute le monde par les gaz lacrymogènes.
« C’est la guerre, prophétisait plus tôt un instituteur, dans le petit cortège de Nuit debout-Malakoff, à la vue des gendarmes mobiles installés aux quatre coins du cortège. On expérimente de nouvelles formes de maintien de l’ordre, de nouveaux outils, de nouvelles méthodes. Du coup, il y a chez les jeunes une vraie envie d’affrontement, que je peux comprendre. » Cette radicalité s’entend aussi dans les discours syndicaux plus classiques, quel que soit le syndicat : « Les manifestations perlées, depuis deux mois, ça a quel sens ? interroge Rémi Scoppa, de la fédération Énergie de FO. Peut-être que seule une grève générale dure peut changer la donne, puisque le gouvernement ne nous écoute pas. »
Marie-Laëtitia, enseignante à Paris également syndiquée FO, explique la position de la confédération dirigée par Jean-Claude Mailly, plutôt timide sur l’appel à la grève reconductible jusqu’ici : « On n’est pas une organisation où quelqu’un va décréter d’en haut “grève générale”, et décider qui va perdre ou pas une journée de salaire. Mais ça ne veut pas dire que rien ne se passe. Plusieurs lycées dans Paris ont voté aujourd’hui en AG la grève reconductible. »
Antoine est pour une « grève dure, totale, reconductible, pour le retrait de la loi Travail, et même pour renverser plus largement la table ». Cet administratif dans une université parisienne concède cependant la difficulté de l’exercice : « Mes collègues sont moins politisés, ont perdu la tradition des luttes. Mais il va falloir sortir des manifestations gentillettes. »
Partout en France, manifestations et blocages
De fait, au-delà du cortège parisien, qui a rassemblé à peu près autant de monde que jeudi dernier (12 000 personnes selon la police, et 50 000 selon les syndicats), c’est un paysage un peu nouveau qui s’est dessiné ce mardi. Des manifestations au bord des routes, dans les centres commerciaux, à l’extérieur des villes ainsi qu’une série d’actions coup de poing, mêlant parfois des étudiants ou des participants de Nuit debout.
La CGT, notamment, mise sur les grèves à répétition pour inverser le rapport de force. « On est au-delà du bras de fer. On n’a aucune raison d’arrêter le mouvement, ce projet de loi n’est ni amendable, ni négociable. La posture de François Hollande ne nous surprend pas, il ne fait que montrer au grand jour le visage antisocial de ce gouvernement », a réagi Olivier Mateu, secrétaire général de la CGT dans les Bouchesdu- Rhône, après la déclaration de François Hollande – « Je ne céderai pas » – en début de journée sur Europe 1.
Les chauffeurs routiers, mobilisés notamment contre l’inversion de la hiérarchie des normes, c’est-à-dire le fait que les accords d’entreprise puissent primer sur le code du travail ou les conventions collectives, et la baisse de la rémunération des heures supplémentaires (qui pourrait passer de + 25 % à + 10 %), ont donné le coup d’envoi des mobilisations dans la nuit de lundi à mardi. Les fédérations FO, CGT et Sud-Solidaires ont appelé à une grève reconductible avec le blocage de zones logistiques et de sites dits sensibles, ainsi que la tenue de barrages filtrants et d’opérations escargot.
• Dans le Nord-Pas-de-Calais, les routiers se sont mobilisés dès lundi soir, sur plusieurs sites stratégiques ou symboliques comme le péage de Saint-Omer. Ils ont aussi mené d’autres actions mardi matin au Centre régional de transport et de distribution (CFTD) de Lesquin, autour de la plateforme multimodale de Dourges ou de la zone industrielle et du centre-ville de Boulogne-sur- Mer, et bloqué l’entrée de Béthune. Les différentes opérations étaient prévues pour durer jusqu’en début d’après-midi, au départ des manifestations.
À Calais, près de 150 personnes se sont rassemblées dans la matinée devant la sous-préfecture. Dans la foule, des drapeaux des syndicats Sud, Force ouvrière, FSU et CGT, ainsi que des lycéens et des membres du mouvement Nuit debout. Un lycéen a été interpellé dans l’après-midi alors que des actions se poursuivaient au rond-point de la sortie d’autoroute Calais/Saint-Pierre, a rapporté la Voix du Nord.
Une centaine de manifestants se sont rassemblés à Arras, 200 à Cambrai, 400 à Valenciennes et autant à Douai. À Maubeuge, c’est l’entrée de la ville qui a d’abord été bloquée par les manifestants, qui ont ensuite bloqué les accès au magasin Auchan.
• En Seine-Maritime, une quinzaine de points de blocage, aux entrées majeures du Havre, notamment au niveau de l’autoroute, du pont de Normandie et devant le dépôt de la raffinerie Total de Gonfreville-L’Orcher, ont regroupé 3 000 personnes, selon l’intersyndicale CGT, FO, FSU, Solidaire et Unef. Réunis en assemblée générale sur chacun des seize points de blocage au Havre, sur les zones portuaire et industrielle, les manifestants ont décidé, unanimement, de reconduire le mouvement demain mercredi dès 5 h 30, au moins jusqu’à 14 heures.
À Grand-Quevilly, François Hollande, en visite au laboratoire pharmaceutique Ethypharm – protégé par plusieurs cars de CRS, les manifestants tenus à bonne distance – a estimé qu’il fallait« trouver les bons compromis, l’équilibre entre protection et libéralisme ».
À Rouen, les locaux du Parti socialiste ont de nouveau été visés. Bilan : la vitrine cassée.
• Dans le Calvados, plusieurs centaines de manifestants issus du cortège caennais contre la loi Travail ont décidé de rejoindre à pied le barrage filtrant des routiers. La préfecture a décidé la fermeture deux heures durant du périphérique.
• En Loire-Atlantique, « le port de Saint-Nazaire a complètement cessé ses activités depuis hier [lundi] soir, comme tous les ports français », a précisé au Télégramme Pascal Pontac, secrétaire général CGT du port de Nantes/Saint-Nazaire. Quasiment tous les accès à la zone portuaire de Montoir-de-Bretagne, près de Saint-Nazaire, mais aussi au terminal portuaire de Bouguenais, près de Nantes, ont été bloqués mardi matin.
Le blocage s’est étendu à la raffinerie Total de Donges, où un mouvement de grève de 24 heures avait été voté lors d’une assemblée générale par « 92 % » des salariés, a indiqué Fabien Privé Saint-Lanne, secrétaire général CGT de la raffinerie. « Plus aucune goutte de pétrole ne rentre ni ne sort », a assuré Christophe Hiou, responsable CGT.
Du côté de Nantes, les chauffeurs routiers de la CGT transports et FO transports ont bloqué de grandes centrales de distribution de marchandises dès lundi soir et empêché le départ de plus de 300 camions et camionnettes. Dans la ville, la manifestation s’est une nouvelle fois tendue.
• En Bretagne
À Rennes, 2 500 à 3 000 manifestants ont défilé sans incidents, puis quelques centaines se sont dirigés vers la rocade entourant la ville pour converger avec les barrages routiers, où les forces de police ont fait usage de grenades lacrymogènes.Plusieurs centaines de manifestants ont en effet convergé dans une zone comprise entre le centre commercial Alma et l’entrée de la rocade. Le centre commercial a été fermé près d’une heure par mesure de sécurité.
Environ 800 personnes ont défilé à Brest, 300 à 500 à Saint-Brieuc, le trafic des trains a été perturbé à Quimper et près de Morlaix tandis qu’à Lanester, la RN 165 a été complètement bloquée une partie de la matinée.
• À Toulouse, la journée de mobilisation a débuté par une action de la CGT qui a muré la permanence du député PS Christophe Borgel, lequel n’a pas apprécié : « Je veux condamner fermement la dégradation contre ma permanence parlementaire. À ce jour, plus de trente parlementaires ont été victimes de ce type d’agissements. Ces actes n’ont rien à voir avec le débat démocratique », a-t-il déclaré dans un communiqué. La manifestation a rassemblé 2 300 manifestants selon la police et 8 000 selon la CGT.
• En Gironde, des chauffeurs-routiers, accompagnés de membres de Nuit debout et d’intermittents du spectacle, ont quitté dans la nuit leur point de blocage à Cestas (Gironde), pour installer un nouveau blocus devant les transports Perguilhem à Ambès, près de Bordeaux.
À Bordeaux, la manifestation, qui a rassemblé environ 2 000 personnes selon Sud-Ouest, a démarré sous tension avec une bagarre entre CNT et CGT puis a été émaillée de quelques affrontements.
• À Lyon, 2 000 personnes selon la police, 7 000 selon la CGT, sont parties en fin de matinée de l’ancienne gare des Brotteaux pour rejoindre la place Bellecour. Surtout, « il n’y a plus une seule goutte d’essence qui sort de la raffinerie Total de Feyzin », affirme Rue89Lyon. « En fonction de la mobilisation, dans 72 heures, on pourrait arrêter l’exploitation », précise Frédéric Seguin, le secrétaire FO (majoritaire) du comité d’entreprise de la raffinerie.
• À Marseille, entre 6 200 (selon la police) et 80 000 (selon les syndicats) personnes ont défilé du Vieux- Port à la place Castellane. « Aujourd’hui le mouvement s’intensifie, comme au port où un arrêt de travail de 72 heures a été voté. La réaction de François Hollande n’arrange rien. Il joue le tout pour le tout, c’est dangereux pour le pays », estime Pascal Galéoté, secrétaire général CGT du port de Marseille. En fin de manifestation, « deux cents jeunes casseurs ont été à l’origine de jets de projectiles sur les forces de l’ordre et ont envahi les voies ferrées entre les gares de la Blancarde et de Saint-Charles, occasionnant une interruption du trafic ferroviaire durant une heure », a indiqué la préfecture de police dans un communiqué. Cinquante personnes ont été contrôlées et huit interpellées.
Des barrages routiers ont eu lieu à Fos-sur- Mer et Vitrolles.
• À Grenoble, le cortège est parti de la gare à 10 heures. La préfecture évoque 1 600 manifestants contre 7 000 selon les syndicats. Après la manifestation, des jeunes se sont dirigés vers le lycée Champollion, relate France 3, puis jusqu’au boulevard Joseph-Vallier où les manifestants comptaient bloquer les accès à l’A480 à hauteur du pont de Catane. Là, un cordon de CRS les a arrêtés et, pendant une petite heure, les deux camps se sont regardés en chiens de faïence.
• Un millier de manifestants se sont réunis à Bayonne.
À la SNCF, la CGT-cheminots et SUD-rail appellent à la grève reconductible à la fois pour peser dans les négociations sur les conditions de travail des cheminots et protester contre le projet de loi. Les organisations ont opté pour des modalités différentes de grève, chaque mercredi et jeudi pour la CGTCheminots et tous les jours pour Sud-Rail.
Le trafic aérien devrait être perturbé jeudi avec l’appel à la grève lancé par l’Usac-CGT, premier syndicat de la Direction générale de l’aviation civile (DGAC). L’impact sur la navigation aérienne devrait être connu mardi. Mercredi 18 mai, une manifestation à l’appel des syndicats policiers à Paris ainsi qu’une série d’actions contre les violences policières risquent d’occuper l’agenda dans la capitale.