Auteur : Le personnel mis à pied du Centre justice et foi et de la revue Relations
Source : tiré du site soutenonslesemployesducjf.org
Cela fera bientôt trois mois que le conseil d’administration (CA) du Centre justice et foi (CJF) annonçait sa décision d’en suspendre toutes les activités jusqu’à nouvel ordre et de mettre à pied son équipe de travail pour une période indéterminée, en invoquant des défis organisationnels, opérationnels et financiers très vagues et peu convaincants.
Cette décision incompréhensible, effective le 22 mars 2024 et annoncée avec à peine 2 jours d’avis aux employé-es du CJF, a suscité une vague d’indignation et de solidarité qui nous a beaucoup touché-es, voire bouleversé-es, nous le personnel mis à pied si cavalièrement par une œuvre jésuite censée avoir la justice sociale et la solidarité au cœur de sa mission. Plusieurs lettres ouvertesont été publiées dans les médias, détaillant les graves conséquences de cette décision pour Relations et le secteur Vivre ensemble du CJF, particulièrement, ainsi que le caractère contreproductif d’une suspension des activités qui affaiblit dramatiquement l’organisme qu’on prétend pourtant vouloir pérenniser en procédant ainsi. Nous avons nous-mêmes expliqué de manière détaillée plusieurs de ces conséquences au CA, qui a admis ignorer un grand nombre de celles-ci. Quelque 1300 personnes, parmi lesquelles d’importantes figures des milieux religieux, politique, social, communautaire, artistique et littéraire, ont également signé la déclaration publique « Solidarité avec le personnel mis à pied du Centre justice et foi ! », lancée par le comité de soutien qui s’est formé spontanément pour nous appuyer dès les premiers jours. Nous avons aussi reçu plusieurs lettres d’appui et de généreux dons.
Le silence de notre part n’est plus possible
Jusqu’ici, l’équipe mise à pied est toutefois demeurée discrète. Il faut comprendre que la manière si irrespectueuse de traiter des employé-es – dont certain-es cumulent jusqu’à 12, 17, voire 25 ans de service – a été vécue comme un véritable traumatisme, quoi qu’en dise le communiqué du CA qui assurait que tout cela se passait « sans heurts pour les employés »… Alors que nous avons donné le meilleur de notre temps et de nos talents pour une mission qui touchait nos valeurs profondes de justice et de solidarité, nous vivons des sentiments de dévalorisation, de trahison et de mépris. D’une année à l’autre, le CA et le Provincial des Jésuites du Canada nous félicitaient pourtant pour la qualité de notre travail et de notre engagement, et ce, encore en décembre dernier lors de la visite annuelle du Provincial – lui qui a plus d’une fois qualifié le CJF de « phare dans la nuit » ces dernières années !
Le CJF a, de plus, été parmi les instances les plus engagées dans le discernement sur les préférences apostoliques universelles de la Compagnie de Jésus et dans le processus d’appropriation nécessaire à leur mise en œuvre dans son travail comme dans celui des autres œuvres jésuites canadiennes. Cette contribution a, elle aussi, été régulièrement soulignée et reconnue. C’est donc bien plus que notre gagne-pain dont nous avons été privé-es de manière brutale, mais bien du sens profond de notre engagement au sein de cette œuvre jésuite qu’est le CJF. Nous en demeurons profondément blessé-es et nous, ainsi que nos proches, traversons une difficile période de deuil.
Le sentiment d’injustice est d’autant plus grand qu’à aucun moment la suspension complète des activités et la mise à pied de l’ensemble de l’équipe de travail n’ont été évoquées explicitement, ni par la direction, ni par le CA, comme étant une option possible face aux défis budgétaires que connaît le CJF. Surtout, à aucun moment le CA ou la direction n’ont proposé à l’équipe de solutions précises et concrètes pour remédier à cette situation. Soyons clairs : il n’est pas question pour nous de nier ces défis, qui sont du reste semblables à ceux que vivent bien d’autres organismes similaires. La situation était connue de tous : depuis 2018, les jésuites réduisent considérablement leur subvention annuelle au CJF. En conséquence, entre 2018 et 2022, un travail important avait été mené et l’autofinancement est passé d’un peu moins de 30% à 55%. Si le soutien des jésuites du Canada est fondamental, ces derniers sont donc loin d’assurer seuls la pérennité du CJF, contrairement à ce qu’on pouvait déduire du communiqué qu’ils ont diffusé aux médias, le 9 mai dernier.
De plus, l’amélioration de l’autofinancement a été faite tout en préservant une réserve financière substantielle dont dispose encore en partie le CJF et dont il aurait pu se prévaloir, si le CA l’avait souhaité, pour éviter des mises à pied contreproductives et pour mettre en place ce qu’il faut pour assurer la pérennité de l’œuvre.
Dans ce contexte, quel sens peut avoir l’interruption abrupte des activités et, par le fait même, la campagne de financement 2024 ? Le tout en nuisant aux abonnements et subventions de Relations, en choquant des bailleurs de fonds ainsi que des donateurs, dont certains ont suspendu leurs dons – y compris des legs testamentaires ?
Une planification stratégique aux contours ambigus…
Alors que la priorité aurait dû être mise sur la poursuite des démarches d’autofinancement, les efforts pour aller chercher des revenus supplémentaires ont décliné après le départ d’Élisabeth Garant en 2022. Ni les personnes qui lui ont succédé, ni le CA ne se sont montrés très proactifs sur ce plan. Pire, en février dernier, des membres de l’équipe ont réussi à déposer une importante demande de subvention au ministère du Patrimoine canadien pour le renforcement organisationnel du CJF ; l’initiative a reçu un accueil glacial par le CA, qui a insisté pour dire qu’il se réservait le droit de refuser les sommes si jamais la subvention nous était octroyée.
En fait, bien plus que des stratégies d’autofinancement, à partir de l’automne 2023, ce qui semblait accaparer l’attention du CA était plutôt la tenue urgente d’une planification stratégique dans laquelle on semblait placer tous les espoirs, mais dont les contours et les échéanciers nous ont toujours été présentés de manière très vague.
Notre équipe s’y était tout de même préparée avec sérieux et avait des propositions concrètes pour assurer un avenir à cette œuvre unique qu’est le CJF, qui n’avait rien perdu de son dynamisme et de sa pertinence. Et bien que nous ayons eu à vivre l’échec d’une première nouvelle direction après le départ d’Élisabeth Garant (qui était en poste depuis 2007), et malgré une gestion intérimaire menée à temps partiel, entre janvier et mai 2023, nous n’avons ni abandonné le bateau, ni réduit la qualité de notre engagement, ni négligé le 40e anniversaire du CJF tout au long de l’année 2023, bien au contraire. Nous sommes resté-es et nous souhaitions tous et toutes ardemment qu’une stabilité s’installe enfin avec l’arrivée de la nouvelle directrice générale, Isabelle Lemelin.
À peine quelques mois après son arrivée, Mme Lemelin nous a informés de l’importance que semblait accorder le CA à la tenue d’une planification stratégique, et elle nous a répété qu’elle plaidait sans toujours beaucoup de succès en faveur de l’inclusion de l’équipe dans ce processus. Elle a laissé entendre plus d’une fois que le CA voulait faire cette démarche sans les employé-es. Finalement, un comité de pilotage incluant des membres de l’équipe et du CA a fini par voir le jour en février dernier pour déterminer les étapes de ce processus et trouver le ou la consultante qui nous accompagnerait dans la démarche. Mais peu de temps après, nous apprenions que le CA avait procédé unilatéralement au choix de cette personne. C’était quelques semaines à peine avant qu’il procède à notre mise à pied.
Depuis, dans nos communications avec le CA et la direction, la participation de l’équipe demeure une inconnue.
Nos propositions et idées continuent d’être refusées
Si nous avons été discrèt-es jusqu’ici, c’est aussi parce que malgré ce contexte délétère, nous avons été très actifs et actives pour tenter de sauver ce qui pouvait encore l’être. Dès le moment où nous avons été informé-es de notre mise à pied, le 19 mars, nous avons fait de nombreuses offres, demandes et propositions au CA et à la direction. Malheureusement, aucune d’entre elles n’a été retenue.
Ainsi, le 20 mars dernier, nous avons demandé formellement au CA de reporter la suspension des activités afin de pouvoir boucler adéquatement nos dossiers et réduire les conséquences importantes sur le plan financier et réputationnel d’un tel arrêt non planifié. Bien que nous proposions de le faire en recevant la moitié de notre salaire pendant un mois, la proposition a été refusée par le CA. Parmi les raisons évoquées par certains membres du conseil pour justifier ce refus, figurait notamment la crainte que nous nous adonnions à du sabotage, rien de moins ! Ensuite, le 12 avril, en détaillant pourquoi nous estimions que rien de sérieux ne pouvait justifier notre mise à pied et qu’il s’agissait vraisemblablement d’un congédiement déguisé, nous avons demandé au CA de réintégrer l’équipe pour le 1er mai, notamment afin de participer activement au processus de planification stratégique que nous avions appuyé. Devant le rejet de cette nouvelle demande et le constat que la confiance était rompue, nous avons proposé au CA et à la direction, le 14 mai dernier, de mandater une personne médiatrice – choisie avec l’accord de toutes les parties –, afin de tenter de rétablir un climat de confiance indispensable à tout dialogue. Là encore, ce fut l’impasse, le CA et la direction estimant qu’il revient à eux-seuls de « structurer la démarche », les grandes orientations et les priorités du CJF avant d’envisager une médiation.
Nos démarches ont donc été systématiquement écartées. Cela dit, la pression exercée par les partenaires et alliés du CJF sur les autorités concernées leur a tout de même permis de comprendre en partie l’injustice financière dont le personnel était victime. Ainsi, nous avons appris récemment que la direction et le CA du CJF ont finalement décidé d’offrir un complément à l’assurance-emploi au personnel mis à pied, dans le cadre du Programme de prestations supplémentaires de chômage (PSC). Chaque personne admissible recevra donc 95% de son salaire pendant 15 semaines, mais la mesure n’est pas rétroactive. Le CJF nous versera donc l’équivalent de près de la moitié de notre salaire pendant cette période, lors de laquelle nous ne ferons aucun travail…
Si elle réduit l’insécurité financière qui nous a été imposée, cette nouvelle est cependant loin de nous réjouir. Nous trouvons aberrant d’être payé-es sans pouvoir activement jouer le rôle que nous devions jouer comme équipe dans la planification de l’avenir du CJF, dont on nous exclut de facto. Le CA et la direction continuent vraisemblablement de vouloir réaliser en vase clos la réflexion visant à assurer la pérennité du CJF et de la revue Relations alors que ce sont les membres de l’équipe qui connaissent non seulement le fonctionnement du Centre et son inscription dans l’histoire de la présence jésuite au Québec, mais aussi ses partenaires ainsi que ses nombreux collaborateurs et collaboratrices. C’est cette équipe, avec la direction, qui réalise depuis de nombreuses années l’analyse collective et le discernement en commun sur les enjeux sociaux de l’heure. Comment comprendre une telle fermeture de la part du Conseil d’administration, de la direction actuelle et des autorités jésuites ? Tout cela nous choque profondément.
Quel est le véritable enjeu ?
À la lumière de tout ceci, on peut remettre en doute la version officielle présentée par les jésuites et le CA voulant que ce soient des problèmes d’ordre financier et organisationnels qui aient motivé la décision de mettre à pied presque tout le personnel.
Les coûts importants découlant des décisions du CA – de l’interruption abrupte des activités, susceptible d’entraîner des pertes de revenus importantes, au versement de prestations de chômage équivalant environ à la moitié de nos salaires, pour ne nommer que celles-là – laissent clairement penser que l’organisme avait encore une marge de manœuvre pour trouver collectivement des solutions. D’ailleurs, lorsque le CA nous a annoncé notre mise à pied, certains de ses membres l’ont avoué d’emblée : « l’argent n’est pas vraiment le problème », nous a-t-on répété.
Alors quel est le vrai problème ? Quels sont les vrais motifs justifiant cet immense gâchis, qui risque de réduire au silence une voix unique au Québec, si le CJF et la revue Relations ne se relevaient pas de cette crise, ce qui est malheureusement une possibilité, vu l’ampleur des dégâts ? Pourquoi le CA et les jésuites semblent si déterminés à exclure l’équipe de travail du processus de réflexion sur l’avenir du CJF, quitte à les mettre à pied et à les payer à ne rien faire ?
Une différence de culture ?
Rappelons ici quelques faits historiques qui nous semblent importants dans le contexte de cette crise. Dès la fondation du CJF, la province jésuite du Canada français a approuvé le choix d’appeler ce Centre « justice et foi » – et non « foi et justice » – en s’appuyant sur la conviction des co-fondateurs que l’engagement pour la justice au cœur du projet de ce centre social est intrinsèquement « un idéal qui est transcendance » (texte de référence 2007). Cette orientation est donc très différente, dès le départ, de celle prise par la Province du Canada anglais pour son centre social à Toronto, qui consistait à partir de la foi pour s’engager vers la justice. Et il nous semble que la crise que traverse le CJF en ce moment a quelque chose à voir avec cette différence fondamentale dans la façon de faire Église en contexte séculier. Cette différence de culture est particulièrement patente depuis 2018, lorsque les deux provinces jésuites du Canada ont été réunies en une seule, dans laquelle les francophones sont devenus minoritaires, en particulier au sein de l’administration.
La posture que proposaient les jésuites québécois fondateurs du CJF consistait à s’investir dans les débats sociaux à partir de la réalité des personnes appauvries, d’utiliser un langage significatif et rassembleur pour les femmes et les hommes préoccupé-es par la justice, et d’apporter une contribution au sein des instances démocratiques de la société québécoise. Cela, en développant une culture organisationnelle empreinte de synodalité, de coresponsabilité et de véritable partenariat entre jésuites et non-jésuites, chrétiens et non-chrétiens, intellectuels et militants sociaux, hommes et femmes, membres de la majorité historique et Québécois-es issu-es de l’immigration.
Depuis sa fondation, la mission du CJF est portée par des personnes animées par un idéal de justice sociale et enracinées dans des convictions diverses. Nous, membres de l’équipe actuelle, avons appris à traduire le fondement ignatien de l’œuvre en termes séculiers, audibles et recevables, à l’interne comme à l’externe, afin que la mission du CJF ait non seulement tout son sens mais une portée dans la société québécoise. Il semble que nous y parvenions bien, puisque notre travail et notre professionnalisme étaient largement appréciés et reconnus, notamment par certaines des mêmes personnes qui nous excluent aujourd’hui des réflexions sur l’avenir du CJF.
Nous ne demandons qu’à soutenir la nouvelle direction dans cet exercice. Rappelons que cette dernière, encore en probation, n’est en poste que depuis juin 2023 (sans compter 3 mois d’absence), et qu’elle n’a pas d’ancrage dans le monde jésuite et ignatien. Comment ne pas trouver que notre expertise n’est pas respectée, en voyant que les jésuites se sentent obligés de signifierpubliquement leur appui à une nouvelle directionqui aurait, dit-on, une « vision » et des « idées » – dont nous ignorons tout – et qui, visiblement, nécessitent notre mise à l’écart pour s’imposer ? Tout cela pose de nombreuses questions.
Penser - et sauver - l’œuvre collectivement
Ce qui est aussi majeur dans l’héritage du CJF c’est la démarche collective faite par plusieurs jésuites pour donner naissance à ce centre social. Bien que l’un ou l’autre des co-fondateurs ait pu avoir des idées fortes et des intuitions porteuses, c’est ensemble qu’ils en ont déterminé les grandes lignes de fondation et c’est ensemble, en tant que Province, que les jésuites du Canada français ont décidé d’en faire une œuvre majeure de leur action au Québec à l’époque.
De la même façon, nos prises de position sur des enjeux complexes et sensibles découlaient de discussions et de discernements en commun au sein de l’équipe afin de déterminer des orientations auxquelles tous les membres pouvaient consentir, bien qu’elles ne soient pas nécessairement tout à fait leurs positions respectives. Ces démarches collectives ont demandé une certaine humilité de toutes les personnes, suscitant le développement d’une générosité intellectuelle et humaine propre à la manière de procéder particulière au CJF.
Ainsi, nous sommes d’avis que toute solution à la crise que traverse actuellement le Centre ne pourra venir que de ce qui a toujours fait sa force, à savoir sa capacité à discerner collectivement les enjeux et les défis à relever. Si le CA est sérieux lorsqu’il dit vouloir rouvrir le Centre d’ici la fin de l’été et demeurer fidèle à sa mission, il ne peut espérer que nous rentrions au travail comme de simples exécutant-es d’une mission décidée par d’autres derrière des portes closes ; le faire serait dénaturer l’esprit au fondement même du CJF. L’équipe doit être au coeur des discussions.
Sans quoi le CJF survivra peut-être, mais il ne sera plus qu’une coquille vide dans laquelle sa mission de justice sociale sonnera bien creux… Et nous ne pourrons conclure qu’une seule chose : la décision du CA visait dès le départ à faire table rase en poussant l’équipe à démissionner afin de relancer le CJF sans elle, dans une version édulcorée.
Le personnel mis à pied du Centre justice et foi et de la revue Relations.
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