Édition du 19 novembre 2024

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La révolution arabe

Les révolutions arabes mises en perspectives

Entretien avec Gilbert Achcar, auteur et militant marxiste libanais, enseignant à l’université de Londres après l’avoir été à Paris VIII. Il prépare actuellement un ouvrage sur les révolutions arabes.

L’étouffement de toute vie politique par les dictatures a pu faire oublier la politisation des milieux intellectuels, du mouvement ouvrier, des populations dans l’après-guerre à travers les luttes anti-impérialistes. Ce fond politique ne resurgit-il pas aujourd’hui dans les révolutions en cours ?

Ce qui se passe aujourd’hui s’inscrit, en effet, dans la longue histoire moderne des États arabes. Sans remonter trop loin dans le temps, on peut situer la vague révolutionnaire actuelle dans le cheminement accompli depuis la vague régionale précédente de bouleversement consécutive à la Nakba, la défaite arabe en Palestine en 1948. La montée du mouvement nationaliste dans les années 1950 et 1960 arrive alors à capter et endiguer la protestation populaire, mais l’accompagne aussi dans sa radicalisation socio-économique et politique.

La nouvelle défaite arabe de juin 1967 face à Israël signale le début du déclin du nationalisme arabe. Les années 1970 sont des années de transition durant lesquelles trois courants se disputent l’hégémonie  : le nationalisme déclinant, une nouvelle gauche radicale en partie issue du nationalisme et l’intégrisme islamique alimenté par les pétrodollars saoudiens et favorisé par les régimes en place comme antidote à la gauche.

Après la révolution iranienne de 1979, on entre dans une nouvelle phase historique de trois décennies durant lesquelles la protestation populaire régionale est dominée par les courants religieux, avec déclin et marginalisation de la gauche. Ces dernières années, cependant, les conséquences socio-économiques de la mondialisation néolibérale ont entraîné une nouvelle montée de la protestation sociale, de la lutte des classes, propulsée par les effets de la crise et la détérioration des conditions de vie. En Égypte, l’année 2006 voit le début d’une vague de luttes ouvrières qui jusqu’en 2009 dépasse tout ce que le pays et la région ont connu à cet égard.

Cette remontée de la lutte des classes – domaine dans lequel les courants religieux qui prônent la conciliation sociale sont quasiment absents – indiquait que l’on était à l’orée d’une nouvelle phase politique, d’une nouvelle phase de transition. Avec la vague révolutionnaire actuelle, on voit s’affermir la mobilisation et le rôle de la classe ouvrière en Tunisie et en Égypte, les deux pays en pointe.

On voit également, de façon plus modeste, une nouvelle poussée de la gauche radicale. On voit aussi l’apparition en force d’un nouveau libéralisme au sens américain du mot, un libéralisme politique, plutôt progressiste sur le plan social, dont le représentant le plus connu est le mouvement des jeunes du 6 avril en Égypte.

Autant il est très exagéré de parler de «  révolutions Facebook  », autant il est vrai qu’il existe une génération politisée dans les limites de ce nouveau libéralisme à laquelle cette technologie a donné les moyens de s’organiser. Du Maroc jusqu’à la Syrie, on a vu s’illustrer dans l’organisation des mobilisations des réseaux de communication électronique qui regroupent en grande majorité des jeunes animés par des aspirations libérales, démocratiques et laïques, combinées à un réformisme social. Il y a là un potentiel important de radicalisation que la gauche, si elle sait s’y prendre, pourrait influencer.

Nous sommes entrés dans une nouvelle période de transition, avec une redistribution des cartes qui voit une forte concurrence entre, d’une part, les nouvelles forces montantes – le mouvement ouvrier, la gauche et la jeunesse libérale – et, d’autre part, les mouvements islamiques.

Tu parles des révolutions comme s’il s’agissait d’un même processus. Quelle est la place du panarabisme dans les consciences et dans ces évolutions  ?

Il faut utiliser le terme «  arabe  » avec des guillemets. On peut qualifier cette région d’arabe au sens géopolitique de la Ligue des États arabes, au sens aussi où l’arabe y est la langue officielle, bien que pas toujours exclusivement. Le Maroc et l’Algérie, en particulier, sont arabo-amazighs.

Le panarabisme, autrement dit le nationalisme arabe, a été l’idéologie dominante dans le mouvement de masse à l’échelle régionale durant la période des années 1950 et 1960. En même temps, ce nationalisme représentait une aspiration à une unité à la façon des grandes unifications européennes bourgeoises, par le haut, majoritairement cristallisée autour de la personne du président égyptien Nasser. La défaite du mouvement nationaliste arabe s’est accompagnée d’un reflux de l’idéologie «  nationalitaire  ».

Aujourd’hui, le fait que le mouvement de contestation se soit répandu comme une traînée de poudre dans la zone arabophone bordée par le Sahara, l’Iran et la Turquie, ne peut être expliqué que par les liens créés par cette communauté culturelle, linguistique et historique. La chaîne satellitaire Al-Jazeera y a fortement contribué, de même, bien sûr, que la communication électronique.

Une nouvelle conscience régionale est en train d’émerger, qui n’est plus l’aspiration à une unité par le sommet, par la dictature, mais une aspiration beaucoup plus démocratique à une unité à la base. Plutôt que les modèles européens des siècles passés, c’est le modèle confédéral et démocratique de l’Union européenne actuelle (hormis son contenu social, bien sûr) qui correspond le mieux à ce que peuvent souhaiter les jeunes d’aujourd’hui.

Les tentatives concrètes d’unification qui ont eu lieu jusqu’ici dans le monde arabe ont pris le visage auquel on peut s’attendre lorsqu’il s’agit de l’union entre des régimes dictatoriaux. Elles étaient soit vouées à éclater, par échec de la mainmise d’un pays sur l’autre comme l’union syro-égyptienne de 1958, soit dénuées de consistance comme l’Union du Maghreb arabe de 1989. Aujourd’hui, il y a la conscience qu’avant d’en venir à l’unification, il faut opérer de profonds changements démocratiques dans les pays concernés.

Où en sont les révolutions arabes et quelles sont leurs perspectives  ?

Le point sur lequel il existe le plus large consensus est que les choses en sont à leur tout début. Même dans les deux pays où des victoires ont été remportées, la Tunisie et l’Égypte, il y a autant sinon plus d’éléments de continuité avec l’ancien régime que de discontinuité. Ce qui a été renversé, c’est la partie visible de l’iceberg  ; tout le reste est encore là, c’est-à-dire le gros de la classe dominante et des appareils du pouvoir. C’est bien pourquoi le combat continue, comme en Égypte la mobilisation contre le conseil militaire qui a assumé le pouvoir depuis le départ de Moubarak.

La formulation la plus appropriée pour décrire ce qui se passe dans la région est «  processus révolutionnaire  », plutôt que «  révolution  » au sens d’un processus accompli. Déclenché par les événements de décembre 2010 en Tunisie et poursuivi en Égypte, le processus révolutionnaire est en cours à l’échelle régionale  ; il n’en est qu’à son commencement.

Il n’a pas encore remporté la victoire initiale au Bahreïn, au Yémen, en Libye et en Syrie – sans parler des autres pays où les manifestations n’ont pas encore réussi à prendre une grande ampleur – et il reste très largement inachevé en Tunisie et en Égypte. Les Égyptiens ont eu bien raison d’appeler leur révolution par la date du début  : la «  révolution du 25 janvier  ».

Ils sont encore bien loin de la fin. Celle-ci est difficile à prévoir, car comme dans toute période de bouleversement révolutionnaire marquée par l’irruption des masses sur la scène politique, l’histoire s’accélère au point de donner le vertige.

Cela dit, le retour à la case départ est exclu. On ne peut pas faire tourner la roue de l’histoire à l’envers. Le monde arabe est entré en 2011 dans une période de transition qui ouvre plusieurs possibilités comme tout processus révolutionnaire.

La perspective la plus souhaitable à mon sens, c’est l’approfondissement et la consolidation des conquêtes démocratiques de manière à permettre de poursuivre la construction d’un mouvement ouvrier social et politique capable d’engager une nouvelle phase de radicalisation du processus, sur une base de classe. La principale perspective alternative aujourd’hui est la limitation de la transformation démocratique au profit de la continuité des régimes, au moyen de la cooptation des mouvements intégristes.

C’est ce que les USA appellent la «  transition dans l’ordre  », pour laquelle ils ont maintenant établi des rapports officiels avec les Frères musulmans. Reste aussi, bien entendu, la perspective d’une phase d’instabilité prolongée avec ses conséquences économiques et sociales qui – comme au lendemain de la révolution de 1848 en France qui a débouché sur «  le 18 Brumaire de Louis Bonaparte  » – pourrait déboucher à terme sur un pouvoir autoritaire confisquant la révolution et ses acquis. On ne peut pas exclure une telle évolution.

C’est pour cela qu’il est fondamental que la gauche sache se battre pour la démocratie politique, avec les alliances que ce combat implique, tout en considérant comme primordiale la construction du mouvement ouvrier indépendant tant sur le terrain syndical que politique.

Propos recueillis par Yvan Lemaitre.

* Publié dans : Hebdo Tout est à nous ! 113 (28/07/11).

Gilbert Achcar

Originaire du Liban, professeur à l’Ecole des études orientales et
africaines (SOAS) de l’Université de Londres. (https://gilbert-achcar.net/
— @gilbertachcar)
Auteur de plusieurs ouvrages, dont *Le Choc des barbaries* (3e édition,
2017), *La Poudrière du Moyen-Orient *(avec Noam Chomsky, 2007),* Les
Arabes et la Shoah* (2010), *Le Peuple veut* (2013), *Symptômes morbides*
(2016) et *La Nouvelle Guerre froide* (2023).

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